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Date : 20220620


Dossier : IMM-6666-20

Référence : 2022 CF 920

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

SADIQ ULLAH KHAN

HAZRA BIBI KHAN

ABDUL RAHMAN KHAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Sadiq Ullah Khan (M. Khan), Hazra Bibi Khan (Mme Khan) et Abdul Rahman Khan forment une famille. M. Khan et Mme Khan sont mariés, et Abdul est leur enfant mineur. La famille a demandé l’asile en raison de sa crainte d’être persécutée et des menaces à sa vie faites par le Tehrik-i-Taliban (les talibans) au Pakistan. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté leur demande dans une décision datée du 25 novembre 2020. Les demandeurs contestent ce rejet dans la présente demande de contrôle judiciaire.

[2] Les demandeurs soutiennent que, lorsqu’elle a conclu qu’ils manquaient de crédibilité, la SPR s’est fondée sur une conclusion d’invraisemblance qui n’était pas justifiée par la preuve. Ils font valoir que la SPR ne peut conclure à l’invraisemblance que dans les « cas les plus évidents » comme il est requis(Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 au para 7 [Valtchev]) ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Les demandeurs soutiennent en outre que la conclusion sur la crédibilité a été déterminante et a influencé les conclusions de la SPR sur la possibilité de refuge intérieur (PRI) et la protection de l’État.

[3] Je suis du même avis que les demandeurs. J’estime que la SPR a tiré une conclusion déraisonnable quant à la crédibilité des demandeurs et qu’elle s’est, en outre, fondée sur celle-ci pour tirer ses conclusions sur la PRI et la protection de l’État. Par conséquent, la décision ne peut pas être maintenue.

[4] Les demandeurs ont également soulevé une autre question au sujet de la demande d’asile de Mme Khan et ont affirmé que la SPR n’a pas appliqué les Directives du président intitulées Revendicatrices du statut de réfugié craignant en raison de leur sexe. Puisque j’ai conclu que les conclusions de la SPR sur la crédibilité étaient déraisonnables et déterminantes quant à la demande d’asile, j’estime inutile d’aborder cette question.

[5] Pour les motifs énoncés ci-après, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte factuel

[6] Les demandeurs appartiennent au groupe ethnique pachtoune et sont des citoyens pakistanais. M. Khan a allégué que les talibans ont tenté de l'enrôler en décembre 2011, alors qu’ils tentaient de recruter des membres dans chaque famille de son village. M. Khan a refusé de se joindre à leur groupe. Selon M. Khan, au cours des années qui ont suivi son refus, sa famille et lui ont été menacés et ont été victimes de multiples agressions violentes, et la police n’a pas été en mesure de les aider. M. Khan a également allégué qu’il a dû déménager à diverses reprises et se faire discret en raison de ces menaces.

[7] En juillet 2017, M. Khan a appris que les talibans avaient interrogé son frère sur ses allées et venues et qu’ils l’avaient battu.

[8] Après cette agression, les demandeurs ont décidé qu’ils devaient fuir. Quelques mois plus tard, ils se sont rendus aux États-Unis, puis au Canada, où vit un membre de leur famille. La famille a demandé l’asile à son arrivée au Canada.

[9] Au Canada, les demandeurs ont appris que leur domicile au Pakistan avait été la cible d’une fusillade.

[10] La demande d’asile des demandeurs a été instruite le 4 novembre 2020 et rejetée dans une décision datée du 25 novembre 2020.

A. Questions préliminaires

[11] Le défendeur s’est opposé à la présentation par les demandeurs de nouveaux éléments de preuve dans un affidavit qui contenait un certain nombre de déclarations à propos de la situation personnelle des demandeurs au Canada et de la situation au Pakistan. À l’audition de la demande de contrôle judiciaire, l’avocat des demandeurs a reconnu qu’il était inapproprié d’avoir inclus cette preuve dans la demande de contrôle judiciaire étant donné que les éléments de preuve ne tombent pas sous le coup de l’une des exceptions qui permettent le dépôt de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 20). Je suis d’accord et je n’ai pas pris en considération ces documents pour prendre ma décision.

III. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[12] Les questions en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire sont la conclusion de la SPR quant à la crédibilité des demandeurs et l’analyse qu'elle a faite quant à la PRI et la protection de l’État. Les demandeurs contestent le bien-fondé de la décision de la SPR. Les parties conviennent que je devrais appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable à mon analyse. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de contrôle présumée lors de l’examen des décisions administratives sur le fond était la décision raisonnable.

IV. Analyse

[13] La SPR a conclu que M. Khan a témoigné de façon directe et que, de façon générale, son témoignage de vive voix était conforme à son exposé circonstancié. La SPR a déterminé que les faits allégués par les demandeurs n’étaient pas crédibles en se fondant sur les trois conclusions d’invraisemblance qu’elle a tirées au sujet de la lettre de menaces que les talibans ont envoyée à la famille de M. Khan. À mon avis, chacune des conclusions d’invraisemblance est déraisonnable. Je conclus donc que l’appréciation de la crédibilité faite par la SPR était déraisonnable.

[14] Cette Cour et la Cour d’appel fédérale ont à plusieurs reprises statué qu’un tribunal ne peut conclure à l’invraisemblance dans le contexte d’une demande d’asile que dans « les cas les plus évidents » si « les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend » (Valtchev, au para 7; Al Dya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 901 aux para 27-29 [Al Dya]). En l’espèce, on ne peut dire que les conclusions d’invraisemblance sur lesquelles s’est fondée la SPR pouvaient être qualifiées comme relevant des « cas les plus évidents ».

[15] La SPR a jugé invraisemblable que les talibans envoient une lettre de menaces environ six ans après leur première tentative de recrutement de M. Khan. En tirant cette conclusion, la SPR n’a pas mentionné le fait que, selon M. Khan et les membres de sa famille, qui ont déposé des lettres auprès de la SPR, les talibans ont continué de le poursuivre, lui et les membres de sa famille, pendant ces six années et qu’ils ont notamment abordé son père, son ancien employeur, et M. Khan lui-même. Au cours de ces années, M. Khan a été attaqué par des hommes qu’il a reconnus comme étant des talibans. Ces hommes ont voulu savoir pourquoi il n’allait pas à leurs réunions et ils ont essayé de le faire monter de force dans leur véhicule et l’ont frappé au visage avec un fusil. En outre, la SPR disposait d’éléments de preuve qui indiquaient que M. Khan n’était pas au Pakistan pendant de longues périodes à cette époque. Dans ces circonstances, à mon avis, la conclusion de la SPR selon laquelle il était invraisemblable que les talibans envoient une lettre de menaces six ans après leur première tentative de recrutement de M. Khan n’est pas raisonnable. De toute évidence, la SPR n’a pas examiné ces circonstances pertinentes lorsqu’elle a tiré sa conclusion d’invraisemblance. Elle s’est uniquement fondée sur son opinion que les talibans n’agiraient pas ainsi. La SPR ne renvoie à aucune preuve documentaire afin d’étayer son opinion, et je ne crois pas que les affirmations des demandeurs à propos des actions des talibans « débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre » dans les circonstances (Valtchev, au para 7; Al Dya, au para 39).

[16] La deuxième question soulevée par la SPR était que, dans leur lettre, les talibans déclaraient que [TRADUCTION] « [p]lus tard, les jeunes membres du mouvement ont découvert que vous ne souhaitez pas rejoindre le mouvement » et que cette déclaration n’était pas conforme au témoignage de M. Khan selon lequel il avait refusé de se joindre à leur groupe dès le début. Ce genre d’examen à la loupe est un bon exemple d’un examen qui ne devrait pas être fait pour conclure à une invraisemblance (Attakora c Canada (Ministre de l’emploi et de l’Immigration)(1989), 99 NR 168 (CAF) au para 9; Copper c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 118 [Cooper] au para 4; Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 23). La façon dont les talibans ont choisi de formuler leur lettre sur ce point mineur est accessoire à la demande d’asile et ne justifie pas de mettre en doute les allégations ou la preuve présentées par M. Khan.

[17] D’ailleurs, je ne comprends pas la conclusion de la SPR selon laquelle cette déclaration dans la lettre et le témoignage de M. Khan se contredisent. Dans son témoignage, M. Khan a affirmé qu’il a refusé de se joindre aux talibans et qu’il les a ensuite évités en déménageant dans d’autres régions du pays; il n’a pas affirmé qu’il avait immédiatement dit aux talibans qu’il refusait, ce qui est conforme à la déclaration dans la lettre que, « plus tard », les talibans ont découvert qu’il avait refusé de rejoindre le mouvement. Rien ne justifie une conclusion défavorable sur la crédibilité pour ce motif.

[18] La dernière question soulevée en lien avec la lettre était que la grave menace proférée contre M. Khan et sa famille ne s’était pas, selon la SPR, matérialisée. En particulier, la SPR a cité les extraits suivants de la lettre : « [n]ous jurons de vous faire verser des larmes de sang à vous et à votre famille » et « [n]ous n’arrêterons pas tant que vous ne serez pas anéantis ». Bien que la SPR reconnaisse que le frère de M. Khan eut été attaqué par les talibans environ six mois après la réception de cette lettre, elle a ensuite conclu que « dans les circonstances où, malgré les menaces inquiétantes des talibans, les membres de la famille du demandeur d’asile principal vivent dans une paix relative, l’absence de « suivi » ne concorde pas avec le désir déclaré de nuire au demandeur d’asile principal et à sa famille ». Tout d’abord, la conclusion de la SPR se révèle en contradiction avec la preuve. La SPR ne semble s’appuyer sur aucun élément de preuve pour affirmer que, malgré une attaque contre le frère de M. Khan, les membres de la famille « vivent dans une paix relative ».

[19] Deuxièmement, il y a peut-être des raisons pour lesquelles les menaces ne « se matérialisent » pas, raisons qui ne sont pas connues de M. Khan et de sa famille. La famille ne peut pas nécessairement confirmer que les talibans sont responsables de toutes les menaces ou de tous les actes de violence. Par exemple, en décembre 2019, des coups de feu ont été tirés sur le domicile de M. Khan au Pakistan. La SPR a estimé que la conclusion selon laquelle les talibans étaient responsables de la fusillade est spéculative. Il y a trop d’éléments inconnus pour permettre à la SPR de tirer une conclusion d’invraisemblance. Ce n’est pas parce que la famille de M. Khan n’a pas été tuée par les talibans que la lettre de menaces et les allégations sous-jacentes de M. Khan ou de sa famille ne sont pas crédibles. Le raisonnement de la SPR ne démontre pas que les événements, tels qu’ils sont décrits par les demandeurs, sont « clairement invraisemblable[s] » ou « débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre » « à la lumière du bon sens ou du dossier de preuve » (Valtchev, au para 7; Al Dya, au para 32).

[20] L’avocat du défendeur a reconnu à l’audience que le fondement de la conclusion sur la crédibilité tirée par la SPR n’était pas très solide, mais a soutenu que les demandeurs avaient fort à faire pour démontrer que la décision était déraisonnable pour les trois éléments du motif de refus : la crédibilité, la PRI et la protection de l’État. Dans les circonstances de l’espèce, je suis d’avis que la conclusion sur la crédibilité — à savoir qu’il était invraisemblable que les talibans se soient comportés comme le prétendaient les demandeurs — a influencé l’appréciation faite par la SPR de la PRI et de la protection de l’État dont dispose cette famille (Lopez Santos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1281 au para 59). Les questions sont liées. Autrement dit, la question déterminante est la crédibilité, et la conclusion de la SPR, selon laquelle il était invraisemblable que les talibans recherchent encore M. Khan et les membres de sa famille, a influencé son appréciation de la PRI et de la protection de l’État.

[21] Par exemple, dans l’analyse qu’elle a faite de la PRI à Rawalpindi, à Faisalabad et à Lahore, la SPR s’est appuyée sur sa conclusion d’invraisemblance :

Premièrement, comme il est indiqué ci-dessus, le demandeur d’asile principal n’a pas établi de façon crédible que les talibans le recherchent. Deuxièmement, son frère et d’autres membres de sa famille continuent de vivre dans le domicile familial à Abuha. Ils n’ont pas été anéantis. Il n’y a pas non plus d’éléments de preuve montrant que les talibans ont fait [traduction] « verser des larmes de sang » à la famille au cours des trois années qui se sont écoulées depuis que la lettre aurait été écrite.

[22] Dans le premier volet de l’analyse de la PRI, la SPR a explicitement fondé son raisonnement sur sa conclusion que les talibans ne recherchaient pas M. Khan et les membres de sa famille. Par conséquent, je conclus que la conclusion de la SPR concernant la PRI était, comme sa conclusion sur la crédibilité, déraisonnable.

[23] Dans son analyse de la protection de l’État, la SPR n’a pas tenu compte des deux rapports de police déposés par les demandeurs au sujet des agressions qui ont eu lieu en 2013 et en 2019 parce qu’« [a]yant établi que les allégations concernant les incidents sous-jacents ne sont pas dignes de foi, le tribunal [a estimé] que la valeur probante de ces documents [était] limitée ». Encore une fois, il est manifeste que l’appréciation de la crédibilité faite par la SPR a influencé sa conclusion sur la protection de l’État.

[24] La conclusion sur la crédibilité de la SPR était déraisonnable, et la SPR s’est fondée sur celle-ci pour soutenir les conclusions qu’elle a tirées sur la PRI et la protection de l’État. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6666-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue par la SPR le 25 novembre 2020 est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour un nouvel examen.

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claudia De Angelis


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6666-20

 

INTITULÉ :

SADIQ ULLAH KHAN ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 décembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 juin 2022

 

COMPARUTIONS :

Adela Crossley

 

Pour les demandeurs

 

Alex Kam

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

CROSSLEY LAW

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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