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Date : 20220531


Dossier : T-1797-21

Référence : 2022 CF 791

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2022

En présence de madame la protonotaire Mireille Tabib

ENTRE :

ELSA JOSEPH

demanderesse

 

et

PROCUREUR GÉNÉRAL/ÉCOLE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

I. Le contexte

[1] La demanderesse a sollicité un contrôle judiciaire des conclusions et des recommandations présentées dans un rapport du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada (le Commissariat) au titre de l’article 35 de la Loi sur la protection des renseignements personnels (la LPRP), LRC 1985, c P-21. Comme le lui permet l’article 317 des Règles des Cours fédérales (les Règles), elle a sollicité la communication de tous les documents que le Commissariat avait en sa possession au moment de rendre sa décision; ces documents sont généralement désignés sous le nom de dossier certifié du tribunal, ou DCT. La requête dont la Cour est saisie a été présentée par le Commissariat et vise à obtenir une ordonnance de confidentialité au titre de l’article 151 des Règles en ce qui a trait au DCT. Le défendeur, le procureur général, appuie la requête. La demanderesse s’y oppose.

[2] Le critère à respecter pour pouvoir obtenir une ordonnance de confidentialité au titre de l’article 151 des Règles est énoncé dans l’arrêt Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 (Sierra Club), et exige du requérant qu’il établisse qu’une ordonnance de confidentialité est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important. Le risque en cause doit être « réel et important », et « être bien étayé par la preuve ». La requête du Commissariat ne renvoie à aucun élément de preuve qui permettraient de conclure qu’elle répond à l’exigence susmentionnée. Le Commissariat s’appuie plutôt sur la présomption, créée par les dispositions de la LPRP, selon laquelle le législateur a voulu que les actes du Commissariat soient confidentiels et le restent. Il fait valoir que la communication au public du dossier d’enquête dans le contexte d’un contrôle judiciaire minerait cette intention du législateur, la capacité du Commissariat de remplir son mandat et, par extension, la confiance du public envers lui. Le Commissariat cite la récente décision de la Cour dans l’affaire Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2021 CF 1417 (Démocratie en surveillance), comme précédent pour justifier une ordonnance de confidentialité dans des circonstances semblables.

[3] La requête du Commissariat devait initialement être jugée sur dossier, conformément à l’article 369 des Règles. La demanderesse avait l’intention de s’y opposer, mais elle n’a pas joint à son dossier de l’intimée la preuve de signification aux autres parties et le dépôt de celui-ci a donc été refusé. Même dans les cas où comme en l’espèce il y a absence de contestation formelle de la requête, les ordonnances de confidentialité portent atteinte au principe fondamental de la publicité des débats judiciaires. Ce principe, qui est lié au droit à la liberté d’expression, un droit protégé par la Charte, est si important que la Cour a le devoir de le protéger, même lorsque la demande d’ordonnance de confidentialité n’est pas contestée, ou lorsque toutes les parties pourraient préférer que des mesures de confidentialité soient prises dans le cadre du litige (voir R c Mentuck, 2001 CSC 76, au para 38).

[4] Après avoir examiné en l’espèce le dossier présenté par le Commissariat et la jurisprudence sur laquelle il s’appuie, la Cour a constaté que ni la Cour dans la décision Démocratie en surveillance ni les parties à la présente requête ne se sont livré à l’analyse que la Cour d’appel fédérale a énoncée dans l’arrêt Desjardins c Procureur général, 2020 CAF 123 (Desjardins). La Cour estime que l’analyse exposée dans l’arrêt Desjardins est susceptible d’une application plus nuancée des principes dont il est question dans la décision Démocratie en surveillance. La Cour a donc invité les parties à présenter des observations supplémentaires lors d’une audience sur ces questions. La demanderesse a refusé d’y participer, mais a déposé de brèves observations écrites réitérant son opposition à une ordonnance de confidentialité et soulignant que l’ensemble du dossier, à l’exception des communications entre le Commissariat et l’institution fédérale, est déjà versé au dossier public d’une autre demande. À l’audience, qui a eu lieu le 18 mai 2022, le Commissariat et le procureur général ont tous deux présenté des observations à l’appui de la requête.

[5] Pour les motifs qui suivent, la requête du Commissariat est rejetée.

II. Analyse

[6] Dans sa réponse initiale à la demande du DCT présentée par la demanderesse, le Commissariat a reconnu que les documents qu’il a recueillis au cours de son enquête et qu’il avait en sa possession au moment où il a établi le rapport en cause sont pertinents comme l’exige l’article 317 des Règles. Le Commissariat admet qu’un document intéresse une demande de contrôle judiciaire « s’il peut influer sur la manière dont la Cour disposera de la demande », compte tenu de la nature de la demande, des motifs de contrôle invoqués par le demandeur et de la nature même du contrôle judiciaire (Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 au para 109, citant Canada (Commission des droits de la personne) c Pathak [1995] 2 CF 455 à la p 460 (CA)). Le Commissariat a précisé que le DCT comprend un formulaire de plainte, les observations de la demanderesse à l’appui de sa plainte, les observations de l’École de la fonction publique du Canada (l’EFPC) en réponse à la plainte de la demanderesse, divers échanges de courriels entre la demanderesse et le Commissariat, divers échanges de courriels entre l’EFPC et le Commissariat, et plusieurs notes au dossier de l’enquêteur chargé de la plainte.

[7] Le Commissariat a fait remarquer qu’aux termes de l’article 63 de la LPRP, il est tenu au secret en ce qui concerne les renseignements dont il prend connaissance dans l’exercice des pouvoirs et des fonctions que lui confère la LPRP, sous réserve d’exceptions limitées qui ne prévoient pas expressément le contrôle judiciaire. Le Commissariat, cependant, ne s’est pas opposé à la production du DCT. Le Commissariat a plutôt adopté la position selon laquelle il pouvait et allait produire le dossier du tribunal dans une enveloppe scellée en application de l’ordonnance de confidentialité devant être rendue au titre de l’article 151 des Règles, comme la Cour l’a ordonné dans la décision Démocratie en surveillance, d’où la présente requête.

[8] La décision Démocratie en surveillance portait sur une demande de contrôle judiciaire des conclusions présentées dans deux rapports préparés par le commissaire au lobbying concernant des allégations de non-conformité au Code de déontologie des lobbyistes. Dans le contexte de cette demande, le demandeur a sollicité la transmission du dossier de l’enquête menée par le commissaire au lobbying. La Loi sur le lobbying, LRC 1985, c 44 (4e suppl) contient des dispositions très semblables à celles qui sont prévues à l’article 63 de la LPRP. Comme le commissaire à la protection de la vie privée du Canada sous le régime de la LPRP, le commissaire au lobbying est tenu au secret en ce qui concerne les renseignements dont il prend connaissance dans le cadre d’une enquête, sous réserve d’exceptions limitées semblables à celles de la LPRP. Le commissaire au lobbying s’est opposé à la demande de transmission en invoquant ces dispositions législatives et a présenté une requête en vue d’obtenir une ordonnance prévoyant qu’aucun des documents d’enquête qui n’étaient pas déjà publics ne soit versé au DCT ou, à titre subsidiaire, une ordonnance de confidentialité en vue de protéger ces documents.

[9] Dans la décision Démocratie en surveillance, la Cour a souligné que le législateur avait l’intention de créer, entre autres pour maintenir la confiance dans le processus d’enquête, un régime législatif qui protège généralement la confidentialité des renseignements obtenus dans le cadre des enquêtes menées en vertu de la Loi sur le lobbying. Elle était aussi d’accord pour dire que les articles 317 et 318 des Règles faisaient respecter le principe fondamental du contrôle judiciaire en exigeant que le commissaire au lobbying produise un DCT contenant tous les documents pertinents qu’il avait en sa possession au moment de rendre sa décision (Démocratie en surveillance, aux para 11 et 12). La Cour n’a pas conclu que les deux cadres législatifs se contredisaient. Citant l’arrêt Lukács c Canada (Office des transports), 2016 CAF 103 [Lukács], elle a plutôt conclu que sa grande souplesse en matière de réparation lui permettait de « “trouver une solution qui atteint et concilie, dans la mesure du possible, les trois objectifs suivants : 1) un examen valable des décisions administratives […]; 2) l’équité procédurale; 3) la protection de tout intérêt légitime à l’égard de la confidentialité tout en garantissant la plus grande publicité possible conformément aux principes de la Cour suprême énoncés dans l’arrêt Sierra Club du Canada (Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 [sous la plume du juge Iacobucci]) » (Démocratie en surveillance, au para 14).

[10] La Cour a conclu que le commissaire au lobbying devrait être tenu de produire un DCT contenant tous les documents pertinents quant au contrôle judiciaire, mais a convenu de la nécessité de rendre une ordonnance de confidentialité parce qu’elle « aurait pour effet d’équilibrer les exigences de confidentialité prévues par la Loi et les obligations de divulgation normalement établies dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire » (aux para 19 et 20). La demanderesse dans l’affaire Démocratie en surveillance avait convenu qu’une ordonnance de confidentialité était appropriée, et les motifs de la décision ne contiennent aucun autre passage concernant l’application du critère énoncé dans l’arrêt Sierra Club aux faits en cause.

[11] Il est incontestable que le cadre de la LPRP crée un régime législatif qui protège généralement la confidentialité des renseignements issus d’enquêtes menées en vertu de la LPRP, comme c’est le cas de la Loi sur le lobbying. Il est également évident que le cadre législatif constitue un indice important qui révèle que l’obligation de confidentialité a été mise en place pour aider le Commissariat à remplir son mandat et pour maintenir la confiance dans le processus d’enquête, deux intérêts importants qui méritent d’être protégés. En cela, aucune distinction ne peut être établie entre les circonstances en l’espèce et celles qui sont décrites dans l’affaire Démocratie en surveillance.

[12] Le Commissariat et le procureur général font valoir que la conclusion à tirer de la décision Démocratie en surveillance est que la conciliation des dispositions relatives à la confidentialité comme celles de la LPRP et des exigences en matière de communication prévues aux articles 317 et 318 des Règles rend nécessaire la délivrance d’une ordonnance de confidentialité concernant toute partie du dossier d’enquête du Commissariat qui n’est pas déjà publique.

[13] La même conclusion générale semble avoir été tirée dans la décision Canada (Procureur général) c Canada (Commissaire à l’information), 2002 CFPI 128, [2002] 3 CF 630, (Hartley CFPI), confirmée en appel dans l’arrêt 2003 CAF 285 (Hartley CAF). Dans la décision Hartley CFPI, le commissaire à l’information a soutenu que la Loi sur l’accès à l’information lui interdisait de fournir des renseignements confidentiels à la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Il a également soutenu que la Cour ne peut pas exiger l’observation des articles 317 et 318 des Règles parce que les Règles vont directement à l’encontre de la Loi sur l’accès à l’information et que cette loi doit l’emporter sur les Règles. Il convient de noter que les dispositions législatives concernées étaient semblables à celles de la LPRP en cause en l’espèce.

[14] Établissant une distinction avec des jugements antérieurs dans lesquels l’argument du commissaire à l’information a été retenu, le juge McKeown a estimé que le fait de permettre à un décideur de refuser de communiquer un document pour une question qui est autrement susceptible de contrôle irait à l’encontre de l’objectif du contrôle judiciaire. Comme il l’a dit au paragraphe 31, « [c]ela serait la clause privative la plus efficace que le législateur puisse élaborer. Le législateur avait certes l’intention d’éviter de rendre les transcriptions publiques, mais il n’a jamais eu l’intention de conférer au Commissaire à l’information le droit de mener des enquêtes sans qu’un examen soit effectué ». Il a ensuite conclu, au paragraphe 38, que dans la mesure où la Cour pouvait obtenir la transcription confidentielle, il n’y avait pas de conflit entre les articles 317 et 318 des Règles et les dispositions de Loi sur l’accès à l’information.

[15] La décision a été confirmée en appel et motivée succinctement de la manière suivante :

Le juge des requêtes n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a conclu que les articles 317 et 318 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, n’entraient pas en conflit avec la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. 1985, ch. A-1. Il n’a pas commis d’erreur non plus lorsqu’il a établi une distinction d’avec les affaires Rubin c. Canada (Greffier du Conseil privé), [1994] 2 C.F. 707 (C.A.), et Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information) Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), [1998] 1 C.F. 337 (1re inst.) (Petzinger). Ces affaires peuvent être distinguées de la présente affaire à deux égards. Premièrement, les demandeurs en l’espèce ont demandé que les documents soient déposés à la Cour et communiqués aux avocats à titre confidentiel en application de l’article 152 des Règles de la Cour fédérale (1998). Deuxièmement, contrairement à ce qui était le cas dans les affaires Rubin et Petzinger, les procédures d’enquête du Commissaire à l’information constituent l’objet même du litige dans les demandes en l’espèce. Sans les transcriptions, il sera difficile, sinon impossible, pour les demandeurs de faire valoir leur point de vue.

[16] Ce qu’il faut retenir des décisions qui viennent d’être citées, c’est que, quelle que soit la portée des dispositions relatives à la confidentialité dans les lois qui encadrent les actes des décideurs administratifs, elles ne peuvent être interprétées de manière si stricte qu’elles annulent le pouvoir accordé aux tribunaux de vérifier la légalité et le caractère raisonnable de leurs actes. La loi doit être interprétée de manière à ce que les actes du décideur soient susceptibles de contrôle judiciaire, et ses dispositions relatives à la confidentialité doivent être interprétées et appliquées de manière à permettre un contrôle valable. La Cour doit donc utiliser sa grande souplesse pour trouver un équilibre entre les exigences liées au contrôle judiciaire et les intérêts que les dispositions relatives à la confidentialité sont censées protéger. Le recours aux ordonnances de confidentialité peut aider à atteindre cet équilibre.

[17] La recherche de cet équilibre ne signifie pas pour autant que des ordonnances de confidentialité doivent être rendues systématiquement. Si l’on accepte que l’interprétation des dispositions relatives à la confidentialité commande que la loi soit interprétée de manière à ce que les décisions soient susceptibles de contrôle, on doit également accepter que les principes fondamentaux qui régissent le contrôle judiciaire, y compris celui de l’équité procédurale et de la publicité des débats judiciaires, s’ajoutent à cette interprétation. Pour paraphraser et poursuivre le raisonnement du juge McKeown dans la décision Hartley CFPI, si le législateur n’a jamais eu l’intention de conférer au commissaire à la protection de la vie privée le droit de mener des enquêtes sans qu’un contrôle soit effectué, il n’a jamais eu non plus l’intention d’exiger que la Cour procède à ce contrôle autrement que conformément aux principes constitutionnels.

[18] Dans l’arrêt Lukács, cité avec approbation dans la décision Démocratie en surveillance, précitée, le juge Stratas a ainsi décrit les trois objectifs à concilier pour établir ce que doit contenir un DCT : « 1) un examen valable des décisions administratives […]; 2) l’équité procédurale; 3) la protection de tout intérêt légitime à l’égard de la confidentialité tout en garantissant la plus grande publicité possible conformément aux principes de la Cour suprême énoncés dans l’arrêt Sierra Club » (non souligné dans l’original). Dans sa recherche d’une solution visant à concilier les intérêts en matière de confidentialité énoncés dans la loi et les exigences liées au contrôle judiciaire, à l’équité procédurale et à la publicité, la Cour ne peut pas renoncer à son pouvoir discrétionnaire et imposer mécaniquement des règles de confidentialité à tous les éléments que le décideur choisit de ne pas divulguer dans son rapport. La Cour doit tenir compte du droit tout aussi fondamental à la publicité des débats et appliquer le critère et le cadre d’analyse énoncés dans l’arrêt Sierra Club aux faits et aux circonstances propres à l’affaire dont elle est saisie.

[19] La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Desjardins, précité, a expressément établi qu’une conclusion selon laquelle le législateur considérait la confidentialité de certains documents d’enquête comme essentielle aux fins des objectifs de la loi habilitante n’est pas en soi suffisante pour justifier une ordonnance de confidentialité.

[20] La loi concernée dans l’affaire Desjardins était la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, LC 2005, c 46 (la LPFDAR), qui contient des dispositions visant à protéger l’identité des fonctionnaires mis en cause par des enquêtes. Malgré l’objection de la demanderesse, la Cour fédérale avait accueilli la requête du commissaire à l’intégrité du secteur public visant à obtenir une ordonnance de confidentialité de large portée qui protégerait l’identité de tous les plaignants et de tous les témoins, y compris tout élément susceptible de les identifier.

[21] En appel, la Cour d’appel fédérale (la CAF) n’a pas mis en doute la conclusion du juge des requêtes selon laquelle la LPFDAR prévoyait clairement « que la divulgation publique de l’identité des divulgateurs poserait un risque réel à l’atteinte des objectifs de la Loi, notamment celui d’assurer l’efficacité des mécanismes de divulgation » (passage cité au paragraphe 39 de Desjardins). Là où la CAF a jugé que la Cour fédérale avait commis une erreur, c’est dans sa conclusion selon laquelle « il n’est “pas toujours nécessaire de fournir une preuve afin d’étayer une demande d’ordonnance de confidentialité”» et selon laquelle le préjudice était « objectivement discernable » (Desjardins, au para 37). La Cour d’appel fédérale a conclu que l’on ne pouvait pas satisfaire aux critères qui permettent de rendre une ordonnance de confidentialité simplement à partir des intentions et des objectifs énoncés dans une loi :

[90] À mon avis, le [j]uge a confondu l’existence d’un intérêt important, à savoir la protection des divulgateurs et des témoins, avec l’existence d’un risque sérieux de préjudice pouvant résulter d’une divulgation de l’identité de ces derniers. Autrement dit, le fait que le législateur ait énoncé dans la Loi qu’il était nécessaire, afin de maintenir la confiance du public à l’égard de l’intégrité de la fonction publique, d’établir des mécanismes de divulgation et de protection, ne mène nullement à la conclusion que dans tous les cas de dénonciation, le public n’aura pas droit de connaître l’identité des divulgateurs et des témoins. Il […] découle de cette observation que le législateur ne s’est point adressé à la Règle 151 qui prévoit, comme je l’ai indiqué plus haut, que la Cour, avant d’émettre une ordonnance de confidentialité, « doit être convaincue de la nécessité » d’émettre une telle ordonnance dans l’instance devant la Cour.

[91] Par conséquent, compte tenu de la forte présomption selon laquelle les débats judiciaires doivent être publics et que leur diffusion ne doit pas être censurée, le [j]uge devait se pencher sur la question à savoir s’il existait ou pouvait exister un risque sérieux de préjudice en l’instance pour les divulgateurs et les témoins si leur identité était rendue publique. À mon avis, le [j]uge a omis de s’interroger sur cette question puisqu’il a conclu que l’existence de la Loi suffisait pour en arriver à une conclusion de risque sérieux de préjudice.

(Non souligné dans l’original)

[22] La décision Desjardins nous enseigne que les dispositions législatives qui reconnaissent l’importance de la confidentialité et le fait que la communication de certains renseignements risque de nuire à l’objet de la loi peuvent suffire à établir l’existence d’un intérêt important à protéger, mais ne suffisent pas à justifier une ordonnance de confidentialité. Lorsqu’elle exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 151 des Règles, la Cour continue d’être tenue d’examiner toutes les circonstances et tous les faits pertinents pour discerner s’il existe un risque sérieux, bien étayé par la preuve, que la communication dans l’affaire dont elle est saisie cause un préjudice à l’intérêt établi.

[23] Le Commissariat et le procureur général ont cherché à distinguer l’espèce de l’affaire Desjardins en se fondant sur le fait que les dispositions relatives à la confidentialité de la LPFDAR ne sont pas aussi strictes que celles de la LPRP ou que leur portée n’est pas aussi large. Il convient de noter que l’obligation du commissaire à l’intégrité de protéger l’identité des témoins et des plaignants est expressément assujettie à « toute autre loi fédérale applicable » et seulement « dans toute la mesure du possible et en conformité avec les règles de droit en vigueur » et que l’interdiction de divulgation est nuancée par les mots « [s]auf si la communication est faite en exécution d’une obligation légale » (alinéa 22e) et article 44 de la LPFDAR).

[24] Bien que la Cour d’appel fédérale mentionne ces dispositions au paragraphe 93 de ses motifs, elles ne font pas partie de l’analyse principale. Elles ne sont mentionnées que parce qu’elles renforcent la conclusion à laquelle la Cour est parvenue précédemment, à savoir que le législateur n’aurait pas pu avoir l’intention de « convertir le pouvoir discrétionnaire sous la Règle 151 [sic] en pouvoir lié » lorsqu’il a subordonné l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour à ce qu’il estimait être l’objectif de la Loi. Comme il a été mentionné dans les présents motifs, la capacité de la Cour d’exercer utilement ses fonctions de contrôle doit, selon les décisions Hartley et Démocratie en surveillance, être incorporée par interprétation dans la LPRP malgré l’exigence générale de confidentialité prévue dans la Loi. Il faut plus que cette exigence pour incorporer par interprétation dans la Loi une intention de la part du législateur d’écarter le droit fondamental à la publicité des débats judiciaires et les principes qui protègent ce droit.

[25] En conclusion, la Cour estime que les dispositions relatives à la confidentialité de la LPRP ont été adoptées en partie pour maintenir la confiance dans le processus d’enquête, et que le maintien de cette confiance constitue un intérêt public important. Toutefois, afin de rendre une ordonnance de confidentialité, la Cour doit être convaincue, en fonction d’une preuve suffisante, que la communication au public du contenu du DCT en l’espèce créerait un risque sérieux de préjudice à l’intérêt en cause.

III. Application aux faits

[26] La seule preuve dont dispose la Cour concerne ce qui est compris dans le DCT, à savoir, un formulaire de plainte, les observations de la demanderesse à l’appui de sa plainte, les observations de l’École de la fonction publique du Canada (l’EFPC) en réponse à la plainte de la demanderesse, divers échanges de courriels entre la demanderesse et le Commissariat, divers échanges de courriels entre l’EFPC et le Commissariat, et plusieurs notes au dossier rédigées par l’enquêteur. Le fait que la demanderesse ne s’oppose pas à la communication au public de son formulaire de plainte, de ses observations et de ses échanges avec le Commissariat annule toute inférence selon laquelle leur communication pourrait nuire à la capacité du Commissariat de remplir son mandat ou miner la confiance du public dans le processus. Il semble en effet que les renseignements soient maintenant publics de toute façon.

[27] Il ne reste donc à la Cour qu’à trancher la question de la communication au public des observations de l’EFPC en réponse à la plainte, des échanges de courriels entre le Commissariat et l’EFPC, et des notes de l’enquêteur. La Cour ne dispose d’aucun élément de preuve qui explique en quoi la communication au public des renseignements dans le contexte du présent contrôle judiciaire pourrait miner la capacité du Commissariat d’exercer ses fonctions d’enquête ou la confiance du public à leur égard. La Cour s’explique mal que la communication de ces documents auparavant confidentiels directement à la demanderesse (comme le Commissariat se contente de le faire) ne nuirait pas à la capacité du Commissariat de remplir son mandat à l’avenir, mais que leur communication au public le ferait. La Cour ne dispose d’aucune indication sur les renseignements que les documents en cause pourraient contenir. Par exemple, ils pourraient ne contenir que la position et les arguments de l’EFPC concernant la plainte de la demanderesse et le droit applicable aux faits non contestés. La communication de tels renseignements peut difficilement être considérée comme étant préjudiciable. Il convient d’observer qu’en revanche, les dossiers d’enquête en cause dans les affaires Hartley et Démocratie en surveillance contenaient apparemment de véritables documents d’enquête, notamment des transcriptions d’interrogatoires de témoins.

[28] La Cour conclut qu’aucun élément de preuve au dossier ne permet de conclure qu’un préjudice pourrait résulter de la communication au public du contenu du DCT, et que le Commissariat ne s’est donc pas acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir qu’une ordonnance de confidentialité est nécessaire pour prévenir un risque sérieux pour un intérêt important. Il n’a pas été satisfait au premier volet du critère établi dans l’arrêt Sierra Club, et il n’y a pas lieu pour la Cour de rendre une ordonnance de confidentialité.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête est rejetée.

  2. Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada est tenu de communiquer le dossier certifié du tribunal à la demanderesse et au greffe de la Cour dans les 10 jours suivant la date de la présente ordonnance.

« Mireille Tabib »

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1797-21

 

INTITULÉ :

ELSA JOSEPH c PROCUREUR GÉNÉRAL/ÉCOLE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 mai 2022

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA PROTONOTAIRE TABIB

DATE DES MOTIFS :

Le 31 mai 2022

COMPARUTIONS :

Marshall Jeske

POUR LE DÉFENDEUR

Kelly Stephens

POUR LE COMMISSARIAT À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ministère de la Justice

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

Commissariat à la protection de la vie privée du Canada

Gatineau (Québec)

POUR LE REQUÉRANT

 

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