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Date : 20220705


Dossier : IMM-4954-20

Référence : 2022 CF 988

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2022

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

MUBARAKA KAYUMBA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 31 août 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a conclu qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Le demandeur, un citoyen de la République démocratique du Congo (la RDC), soulève différentes questions en lien avec le traitement de nouveaux éléments de preuve par la SAR, l’évaluation qu’elle a réalisée à savoir s’il s’était réclamé à nouveau de la protection de la RDC, ainsi que son analyse relative à la possibilité de refuge intérieur (la PRI).

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie. Le traitement réservé par la SAR à la nouvelle preuve par affidavit et sa conclusion selon laquelle le retour du demandeur en RDC pour une durée de quelques heures mettait en doute sa crainte subjective sont déraisonnables. De plus, la SAR a commis une erreur dans son analyse relative à la PRI.

[3] Je refuse de certifier la question posée par le demandeur.

I. Contexte

[4] Le demandeur est un citoyen de la République démocratique du Congo âgé de 36 ans. Il est entré au Canada sous une fausse identité et muni d’un passeport rwandais. Il a été détenu par les autorités de l’immigration le temps que l’Agence des services frontaliers du Canada parvienne à établir son identité.

[5] Le demandeur a demandé l’asile au motif qu’il craignait d’être persécuté en raison de son origine ethnique tutsie et parce qu’il a déserté les Forces armées de la RDC. Il affirme qu’à l’âge de 11 ans, il a été enlevé par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre (l’AFDL), qui l’a entraîné afin qu’il devienne un enfant soldat. L’AFDL a ensuite pris le nom de Forces armées de la République démocratique du Congo (les FARDC). Le commandant du demandeur a abandonné l’organisation pour former le Rassemblement congolais pour la démocratie (le RCD) et ensuite combattre les FARDC. À un moment donné, le RCD a été intégré aux FARDC.

[6] En 2014, le demandeur a dit à son supérieur qu’il souhaitait quitter l’armée. Il affirme qu’on l’a arrêté et emprisonné. Il s’est échappé et a fui vers le Rwanda où il a été arrêté et emmené dans une autre prison. On lui a dit qu’il avait le choix entre rester en prison ou travailler pour l’armée rwandaise. Il a donc coopéré et a travaillé pour le compte de l’armée.

[7] Le demandeur a demandé à son ami Arro de l’aider à quitter le pays. Cet ami l’a mis en contact avec un passeur nommé Patrick. Au début de l’année 2017, Patrick a donné au demandeur une carte d’identité nationale rwandaise assortie d’un faux nom. Cependant, le demandeur s’est rendu compte qu’il n’avait aucune pièce d’identité authentique du gouvernement, puisque sa carte d’électeur de la RDC était expirée. Il a traversé en RDC afin d’obtenir une nouvelle carte auprès de la commission électorale congolaise, qu’il a décrite comme étant une organisation civile indépendante des militaires. Il a affirmé ce qui suit dans l’exposé circonstancié figurant dans son formulaire Fondement de la demande d’asile : [traduction]« J’ai fait l’aller-retour entre Cyangugu et Goma dans la même journée en janvier 2017. »

[8] En juillet 2017, le demandeur a fui le Rwanda pour venir au Canada.

A. La décision de la Section de la protection des réfugiés

[9] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile du demandeur. Elle a conclu qu’il n’était pas crédible et qu’il était peu probable qu’il ait servi dans les Forces armées de la RDC. La SPR a signalé que le demandeur a affirmé qu’il était un enfant soldat à l’âge de 11 ans, mais que la rébellion de l’AFDL n’a débuté qu’en 1996. Elle a aussi conclu que son témoignage et ses connaissances en matière d’artillerie et de munitions étaient vagues.

[10] La SPR a conclu que le demandeur disposait d’une PRI à Kinshasa.

B. La décision de la SAR faisant l’objet du contrôle

[11] En appel devant la SAR, le demandeur a présenté des photographies censées démontrer qu’il avait participé à des activités militaires alors qu’il était enfant. La SAR a conclu que les photos n’étaient pas admissibles au titre du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], puisqu’elles ne concernaient pas des faits survenus après le rejet de sa demande. La SAR a également souligné que l’une des photos figurait dans le dossier de la SPR.

[12] Le demandeur a aussi présenté deux affidavits confirmant qu’il était dans les Forces armées de la RDC, ainsi que des éléments de preuve documentaire relatifs à l’assassinat de Tutsis. La SAR s’est demandé si ces documents pourraient être admis au titre de l’article 29 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257 [les Règles de la SAR]. Elle a indiqué ce qui suit :

Même en acceptant que vous n’avez pas pu présenter ces 2 affidavits devant la SPR ou avec votre mémoire d’appel, j’estime néanmoins qu’ils n’ont aucune valeur probante par rapport à la question de savoir si vous avez effectivement quitté les Forces armées de la RDC et si, aujourd’hui, vous êtes bel et bien recherché par les autorités de ce pays. Par conséquent, à mon avis, il n’y a pas lieu d’autoriser leur utilisation dans le cadre de votre appel (au para 23).

[13] La SAR est parvenue à la même conclusion en ce qui concerne la preuve documentaire relative à l’assassinat de Tutsis au Kivu, puisque la SPR avait conclu que la ville de Kinshasa constituait une PRI.

[14] Le demandeur a aussi présenté des éléments de preuve au sujet de la propagation de la COVID‑19 à Kinshasa afin de démontrer qu’il ne s’agissait plus d’une PRI viable. La SAR a admis la preuve au sujet de la COVID‑19.

[15] La SAR a rejeté la demande du demandeur en vue d’obtenir une audience.

[16] La SAR a conclu que la SPR avait eu raison de conclure que le demandeur n’avait pas établi qu’il était militairement actif entre 1995 et 2014. Elle a aussi conclu que le retour du demandeur en RDC en 2017 afin d’obtenir une nouvelle carte d’électeur, « ne serait-ce que quelques jours », minait sa crédibilité et démontrait qu’il n’avait aucune crainte subjective.

[17] En ce qui concerne le risque lié à la COVID‑19 à Kinshasa, la SAR a conclu que le demandeur ne pourrait obtenir la qualité de personne à protéger au titre de l’article 97 de la LIPR en raison de ce risque, et que tout risque découlant de la COVID‑19 pourrait être évalué à une date ultérieure, avant le renvoi du demandeur.

II. Les questions en litige

[18] Le demandeur soulève un certain nombre de questions quant au caractère raisonnable de la décision de la SAR. À mon avis, les questions suivantes sont déterminantes à l’égard de la présente demande :

  1. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en refusant d’admettre la nouvelle preuve par affidavit?

  2. La conclusion de la SAR à savoir si le demandeur s’était réclamé à nouveau de la protection du pays était‑elle erronée?

  3. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la PRI?

[19] Le demandeur a aussi proposé une question à certifier.

III. La norme de contrôle

[20] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable aux questions en litige relatives à la décision de la SAR est celle de la décision raisonnable.

IV. Analyse

A. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en refusant d’admettre la nouvelle preuve par affidavit?

[21] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre la preuve par affidavit qui, selon lui, établit directement le fait qu’il a servi dans les forces armées. Dans son affidavit, Musengimana Denatha affirme qu’elle a vu le demandeur vêtu d’un uniforme militaire en 2012 et qu’il lui a dit qu’il faisait partie des Forces armées de la RDC.

[22] Cette preuve a été présentée à la SAR afin qu’elle examine la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur ne faisait pas partie des forces armées. Compte tenu du fait que cette question était au cœur de la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur ne courrait aucun risque puisqu’il n’avait jamais servi dans les forces armées, il était illogique pour la SAR de conclure que cette preuve n’était pas « probante ». Par conséquent, cet aspect de la décision de la SAR est déraisonnable.

B. La conclusion de la SAR à savoir si le demandeur s’était réclamé à nouveau de la protection du pays était‑elle erronée?

[23] Le demandeur soutient que la SAR a déraisonnablement conclu que son retour en RDC afin d’obtenir une nouvelle carte d’électeur démontrait qu’il n’avait aucune crainte subjective. Comme l’a souligné le demandeur, même s’il a seulement passé quelques heures en RDC, la SAR a indiqué qu’il y était resté pendant « quelques jours ».

[24] Le juge Brown a souligné ce qui suit dans la décision Chitsinde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1066 :

À mon humble avis, la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse a décidé de son propre chef de se prévaloir à nouveau de la protection de son pays en raison du fait qu’elle y est retournée pendant quelques jours pour récupérer des documents et faire ses adieux à sa famille est, sans plus d’explications, tout à fait déraisonnable. Pour citer les propos tenus par le juge Mosley dans le jugement Abawaji c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1065 au paragraphe 15 : « Comme le juge John O’Keefe l’a fait remarquer dans la décision Camargo c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2003 CF 1434, au paragraphe 35, le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (Genève, 1988) énonce que le « réétablissement » et la « réclamation de protection » exigent tous deux un élément d’intention de la part du réfugié avant que la présence physique dans le pays entraîne un refus du statut de réfugié. Un séjour temporaire par le réfugié dans le pays où il craint la persécution, alors qu’il n’a pas l’intention d’y établir sa résidence permanente, ne devrait pas impliquer la perte du statut de réfugié. » (Au para 39.)

[25] La preuve dont disposait la SAR indiquait que le demandeur était retourné temporairement en RDC, pendant quelques heures, afin d’obtenir des documents d’identité. Même si le demandeur était retourné en RDC plus de quelques heures, la SAR ne disposait d’aucune preuve selon laquelle il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays. Par conséquent, la conclusion de la SAR sur cette question, ainsi que le commentaire erroné selon lequel il est resté quelques jours en RDC, constitue une conclusion déraisonnable.

C. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la PRI?

[26] Le demandeur soutient que la SAR n’a pas examiné le second critère de l’analyse relative à la PRI.

[27] Le critère permettant d’établir l’existence d’une PRI viable est bien établi (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF) aux para 5-6, 9-10) : premièrement, il ne doit y avoir aucune possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté dans la partie du pays où il existe une PRI; deuxièmement, la situation dans cette partie du pays doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, de s’y réfugier. Les deux volets du critère doivent être remplis.

[28] En ce qui concerne le caractère raisonnable de la PRI, le demandeur a présenté des éléments de preuve démontrant que, en raison de la COVID‑19, Kinshasa ne constituait pas une PRI viable. Les observations qu’il a présentées à la SAR sont les suivantes :

[traduction]

Depuis la mise en état de l’appel de M. Kayumba, la situation relative à la pandémie de COVID-19 en RDC, et Kinshasa en particulier, a évolué de façon dramatique. Le virus se propage désormais de façon incontrôlée dans cette ville, et de nombreuses organisations d’aide internationale ont formulé des mises en garde contre une catastrophe imminente. Ces changements […] démontrent que Kinshasa ne satisfait pas au second volet du critère relatif à la PRI […]

[29] En réponse, la SAR a indiqué ce qui suit en ce qui concerne le risque lié à la COVID‑19 à Kinshasa :

[C]e risque résulte de la difficulté ou de l’incapacité de votre pays de fournir des soins médicaux ou des soins de santé adéquats face à la pandémie de la COVID-19. Or, comme le précise l’alinéa 97(1)(iv) de la LIPR, un risque semblable ne permet pas d’accorder la qualité de personne à protéger.

Quoi qu’il en soit, la situation qui règne au sujet de la COVID-19 en RDC pourra être analysée plus tard, selon d’autres critères, dans le cadre des recours qui vous sont accordés avant que vous ne soyez renvoyé dans votre pays (aux para 48‑49).

[30] Les considérations liées à la PRI sont distinctes de l’analyse au titre de l’article 97 de la LIPR. Comme l’a souligné le juge Norris dans la décision Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430, « [p]our ce qui est du second volet du critère de la PRI […] [l]es conditions dans la PRI proposée qui rendraient déraisonnable l’idée d’y déménager doivent être différentes des risques qui constituent le fondement de la demande d’asile. En effet, pour atteindre le second volet du critère, il doit avoir été établi suivant le premier volet que ces risques sont absents dans la PRI proposée » (au para 44).

[31] En l’espèce, la SAR a commis une erreur en confondant le critère relatif à la PRI et celui prévu à l’article 97 de la LIPR. De plus, elle a également commis une erreur en omettant d’examiner le second volet du critère relatif à la PRI, qui est obligatoire.

[32] Dans les circonstances, la SAR a, de façon déraisonnable, omis d’évaluer les deux volets du critère relatif à la PRI.

V. Question certifiée

[33] La demandeur propose la question suivante en vue de sa certification :

[traduction]

Lorsqu’il s’agit d’évaluer le second volet du critère juridique permettant de déterminer si une possibilité de refuge intérieur (PRI) s’offre raisonnablement au demandeur, est‑il raisonnable pour le décideur de tenir compte des mesures de redressement dont dispose demandeur, en vertu de la LIPR, à la suite du rejet de sa demande, comme motif pour faire abstraction de la situation ayant cours à l’endroit proposé comme PRI?

[34] Comme il est énoncé dans l’arrêt Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, pour qu’une question soit certifiée, elle doit « i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » (au para 9).

[35] Étant donné que j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire en partie parce que la SAR n’a pas tenu compte du second volet du critère relatif à la PRI, il n’est pas nécessaire de certifier la question proposée.

VI. Conclusion

[36] La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et il n’y a aucune question à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-4954-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

 

IMM-4954-20

INTITULÉ :

MUBARAKA KAYUMBA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 juin 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

POUR LE DEMANDEUR

 

Leila Jawando

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Aide juridique Ontario

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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