Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220705


Dossier : IMM‑3691‑21

Référence : 2022 CF 992

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2022

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

MARIA ASTRID PIZA YEPES et JUAN DAVID REY PIZA

demandeurs

ET

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision en date du 4 mai 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (SAR) a conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention, ni qualité de personnes à protéger, et qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Cartagena.

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I. Contexte

[3] La demanderesse, Maria Astrid Piza Yepes (MmeYepes) et son fils mineur, Juan David Rey Piza, sont citoyens de la Colombie. Ils sont arrivés au Canada en octobre 2018 et ils ont présenté une demande d’asile au motif qu’ils étaient extorqués par l’Armée de libération nationale (ELN). L’époux et la fille de la demanderesse ne sont pas inclus dans la demande d’asile.

[4] En Colombie, les demandeurs habitaient à Neiva ou ils étaient propriétaires d’une boucherie. MmeYepes prétend qu’en 2016, son époux et elle‑même ont commencé à recevoir des appels téléphoniques menaçants de la part des membres de l’ELN qui demandaient de l’argent. Ils ont signalé les incidents à la police, mais les appels ont continué.

[5] En février 2017, des hommes sont arrivés à la boucherie et se sont présentés comme étant des membres de l’ELN, ils ont pointé une arme vers la tête de son époux et les ont forcés à leur donner de l’argent de la caisse. Ils ont à nouveau été cambriolés par les mêmes hommes en mai et en août 2017. Les demandeurs ont déménagé à Riviera, à une heure de distance, mais ils ont à nouveau été cambriolés en décembre 2017 et avril 2018. Les demandeurs ont fermé leur boucherie et ont déménagé à Campoalegre.

[6] En août 2018, l’époux de Mme Yepes a été enlevé et libéré la même nuit. Il a dit que les ravisseurs l’avaient amené dans un lieu inconnu, qu’ils lui avaient montré des photos de son fils et de sa fille alors que ceux‑ci quittaient l’école et des photos de Mme Yepes dans un centre commercial.

A. Décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR)

[7] La SPR a conclu que les demandeurs avaient une PRI valable à Cartagena, en Colombie. La SPR a jugé que la preuve ne permettait pas d’établir [traduction] « que la présence de l’ELN ou d’autres risques rendraient déraisonnable un voyage en Colombie à la ville proposée comme PRI, d’autant plus qu’il y a un aéroport international à Cartagena et que les demandeurs n’auraient pas à transiter par des routes rurales. »

[8] La SPR a retenu des éléments de preuve indiquant [traduction] « qu’il est possible que l’ELN soit en mesure de surveiller une cible à travers la Colombie », mais a jugé que ce type de surveillance visait surtout des cibles de grande importance plutôt que les demandeurs. La SPR a aussi noté que l’ELN n’était pas présente à Cartagena.

B. Décision de la SAR

[9] En appel devant la SAR, les demandeurs ont fait valoir que les éléments de preuve objectifs indiquent que l’ELN à une présence active à Cartagena. La SAR a examiné la preuve concernant les conditions dans le pays et a affirmé ce qui suit, en souscrivant aux conclusions dela SPR :

Les éléments de preuve objectifs indiquent que l’ELN [traduction] « exerce ses activités principalement dans les régions rurales et montagneuses du nord, du nord‑est et du sud‑ouest de la Colombie, ainsi que dans les régions frontalières avec le Vénézuéla ». Les éléments de preuve objectifs montrent également que l’ELN est présente dans les zones rurales du sud de Bolivar, d’Arauca, de Norte de Santander et de Cesar. Plusieurs sources dans le CND montrent que l’ELN n’est pas présente à Cartagena (au para 25).

[10] La SAR a conclu aussi que les demandeurs ne présentaient pas le profil de risque qui inciterait l’ELN à les chercher et a noté que rien ne démontrait que l’ELN avait continué de chercher les demandeurs après leur départ de la Colombie. À ce sujet, la SAR a indiqué ce qui suit :

Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) établit un certain nombre de profils de risque pour les demandeurs d’asile de la Colombie, tout en soulignant que les profils ne sont ni exhaustifs ni concluants. Rien n’indique que les appelants possèdent l’un ou l’autre de ces profils (comme des défenseurs des droits de la personne, des dirigeants communautaires ou des politiciens) qui inciteraient l’ELN à les chercher. J’estime qu’il n’y avait pas d’erreur dans la conclusion de la SPR selon laquelle la raison pour laquelle l’ELN ciblait les appelants était le succès financier de leur entreprise (au para 27).

[11] De la même façon, la SAR a jugé que rien ne montrait que le demandeur mineur était exposé à un risque de recrutement forcé, comme l’alléguait le demandeur. La SAR a indiqué ce qui suit :

Les éléments de preuve montrent également que le profil des garçons et des filles les plus à risque est celui des jeunes Autochtones, des jeunes provenant de milieux ruraux ou pauvres, des jeunes qui travaillent dans l’économie informelle et des jeunes leaders qui s’opposent au commerce de la drogue ou au recrutement forcé. Rien ne permet de croire que les facteurs de risque de déplacement interne s’appliquent à M. Rey Piza en raison de sa situation personnelle.

[12] La SAR a conclu à l’absence d’une possibilité sérieuse de persécution dans la ville proposée comme PRI.

[13] Pour déterminer s’il serait raisonnable pour les demandeurs de déménager à Cartagena, la SAR a considéré les arguments avancés par ceux‑ci portant qu’il existe des différences entre les sexes en matière d’emploi, et que les personnes déplacées à l’intérieur du pays sont victimes de violations des droits de la personne ou subissent d’autres épreuves. Selon la SAR, Mme Yepes est instruite, appartient au groupe ethnique, religieux et linguistique majoritaire, elle possède une expérience de travail en tant que productrice TV et copropriétaire d’une entreprise, et elle a de la famille en Colombie. La SAR remarque aussi que la preuve sur laquelle Mme Yepes s’appuie ne s’applique pas à sa situation : la preuve fait référence aux femmes qui occupent des postes de leadership ou qui sont des défenseures des droits de la personne. La SAR a estimé « que la situation personnelle de Mme Piza Yepes réduit son risque de déplacement interne » et conclu « qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve d’un risque de déplacement interne pour les appelants, compte tenu de leur situation personnelle ».

[14] Par conséquent, la SAR a rejeté l’appel.

II. Question en litige et norme de contrôle

[15] La seule question soulevée par les demandeurs est de savoir si la SAR a commis une erreur en concluant qu’ils disposaient d’une PRI valable.

[16] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

III. Analyse

[17] Les demandeurs soutiennent que la SAR a mal interprété la preuve en concluant que l’ELN exerce ses activités principalement dans des zones rurales et montagneuses et que leur profil ne les mettrait pas en danger. Les demandeurs soutiennent également que la SAR a commis une erreur en qualifiant l’ELN de « cartel criminel » plutôt que de guérilla.

[18] Pour établir l’existence d’une PRI, il convient d’appliquer le critère à deux volets énoncé comme suit dans les arrêts Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF), et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF) :

1) La Commission doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une PRI, et

2) La situation dans cette partie du pays doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles lui étant particulières, d’y chercher refuge.

[19] Les demandeurs font valoir que les éléments de preuve sur lesquels s’est appuyée la SAR indiquent que, depuis 2018, l’ELN est présente dans 109 municipalités de Colombie et dispose de cellules qui exercent leurs activités dans les grandes villes. Bien que les demandeurs ne soient pas d’accord avec la SAR qui affirme que l’ELN n’opère pas dans les zones rurales, il s’agit d’une information tirée directement de la preuve relative aux conditions du pays de juin 2020.

[20] De plus, les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en concluant qu’ils n’avaient pas les profils qui feraient courir à Mme Yepes le risque d’être recherchée par l’ELN. Les demandeurs citent les principes directeurs du HCR qui définissent douze profils de risque, dont trois s’appliquent aux demandeurs, à savoir les personnes exerçant des professions susceptibles d’extorsion, les femmes et les enfants qui présentent des profils particuliers.

[21] La SAR a expliqué pourquoi la preuve ne permettait pas de démontrer que Mme Yepes correspond à ces profils et a souligné qu’elle n’est pas une leader en matière de droits de la personne. De plus, la SAR a noté que l’ELN avait initialement ciblé Mme Yepes en raison du succès financier de son entreprise, qui est maintenant fermée. La SAR a également expliqué pourquoi le demandeur mineur ne correspondait pas aux profils de risque, en raison de « sa situation personnelle, y compris son âge, sa formation continue, sa résidence avec sa mère et sa famille élargie en Colombie ».

[22] Dans l’ensemble, la SAR a pris en considération les profils décrits dans les principes directeurs du HCR et a noté qu’ils n’étaient « ni exhaustifs ni concluants ». Dans ses motifs, la SAR se rapportait directement à la preuve et concluait que les demandeurs ne correspondaient pas aux profils.

[23] En ce qui concerne la référence à l’ELN en tant que cartel et non en tant que guérilla, les demandeurs n’ont pas démontré comment l’utilisation d’un descripteur différent a entraîné une erreur de la SAR. La preuve relative aux conditions du pays indique que l’ELN collabore avec des cartels. Par conséquent, même s’il s'agit d’une mauvaise caractérisation par la SAR, à mon avis, l’utilisation du mot « cartel » plutôt que du mot « guérilla » pour désigner l’ELN n’est pas déterminante.

[24] Bien que les demandeurs soutiennent que l’ELN est présente dans la ville proposée comme PRI, leur affirmation n’est pas étayée par la preuve. Quoi qu’il en soit, même si la présence de l’ELN est de nature passagère à cet endroit, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas de profil qui les mettrait à risque face à l’ELN.

[25] Les conclusions de la SAR reposent raisonnablement sur la preuve. Les observations des demandeurs reviennent principalement à inviter la Cour à apprécier à nouveau la preuve examinée par la SAR, ce qui n’est pas son rôle dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 125‑126).

[26] La conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs disposent d’une PRI valable à Cartagena est donc raisonnable.

IV. Conclusion

[27] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑3691‑21

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

 

IMM‑3691‑21

INTITULÉ :

MARIA ASTRID PIZA YEPES et JUAN DAVID REY PIZA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 JUIN 2022

JUGeMENT et motifs du jugement :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Michael E. Brodzky

POUr LES DEMANDEURS

 

Amy King

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael E. Brodzky

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.