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Date : 20220712


Dossier : IMM-334-19

Référence : 2022 CF 1024

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

KIBA SHAKES

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Kiba Shakes, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 15 janvier 2019 par laquelle un officier de traitement des demandes (l’officier) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a rejeté la demande de réouverture de sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et présentée depuis le Canada au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire initiale du demandeur a reçu l’approbation à l’étape 1, mais a été rejetée le 8 janvier 2014, pour omission de ce dernier de se conformer à une demande de documents présentée par IRCC. Le 11 janvier 2019, le demandeur a déposé une demande de réouverture de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Après avoir examiné la demande de réouverture du demandeur, l’officier a décidé de ne pas rouvrir sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[3] Le demandeur soutient que l’officier a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en ne tenant pas compte de l’ensemble des circonstances pertinentes dans son dossier et qu’il a effectué une évaluation déraisonnable de la question de savoir si le demandeur avait reçu un avis de l’approbation à l’étape 1 de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il fait également valoir que l’officier a manqué à l’équité procédurale en s’appuyant sur des éléments de preuve extrinsèques dans sa décision et en ne tenant pas d’audience.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’officier a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en ne tenant pas compte de l’ensemble des circonstances pertinentes dans le dossier du demandeur. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Faits

A. Le demandeur

[5] Le demandeur est un citoyen jamaïcain âgé de 49 ans et un ancien résident permanent du Canada. Il est arrivé au Canada en 1976, à l’âge de trois ans, et il y habite depuis lors.

[6] Le demandeur et sa conjointe des 19 dernières années ont trois enfants nés au Canada. Il a trois autres enfants nés au Canada et issus d’autres relations. Il affirme n’avoir aucun contact ni aucune famille en Jamaïque.

[7] Le demandeur a grandi dans le quartier Regent Park à Toronto. Dans ses observations, il souligne qu’enfant, il a été maltraité physiquement par son père et qu’il a été pris en charge pendant un temps par la Société de l’aide à l’enfance. Il explique qu’il a grandi dans un environnement où la consommation de substances était courante, qu’il a commencé à boire de l’alcool à un jeune âge et qu’il a développé une dépendance au crack. Cette dépendance l’a amené à commettre des crimes pour lesquels il a été déclaré coupable dès 1999. Le demandeur affirme qu’il ne consomme plus de drogues, mais qu’il continue de lutter contre l’alcoolisme.

[8] Depuis 2010, le demandeur dit vivre à la même adresse avec sa mère et son fils aîné âgé de 26 ans. Il est l’aide familial résidant de sa mère, qui est diabétique et nécessite une dialyse trois fois par semaine.

[9] En juin 2003, le demandeur a été déclaré coupable d’une infraction liée à la drogue. En raison de ses antécédents criminels, il a été déclaré interdit de territoire au Canada et a fait l’objet d’une mesure de renvoi le 18 octobre 2004. N’étant pas représenté par un avocat à l’époque, il a fait appel de la mesure de renvoi devant la Section d’appel de l’immigration (la SAI). À l’issue d’une audience tenue le 22 septembre 2006, il a été sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Dans une décision de la SAI datée du 29 mai 2009, le sursis a été prolongé d’un an.

[10] Le 17 août 2010, la SAI a prononcé le désistement de l’appel du demandeur, pour omission de celui-ci de se présenter à l’audience relative à son appel prévue le 13 août 2010. Le demandeur soutient qu’il était présent à l’audience, mais qu’en raison de ses croyances spirituelles de l’époque, il avait changé son nom et voulait être appelé par le nom que lui avait donné le Moorish Science Temple of America, soit El Afif Hetep-bey, et non Kiba Shakes.

[11] Le demandeur a ensuite embauché M. Matthew Tubie à titre de conseiller juridique pour déposer une demande de réouverture de l’appel devant la SAI. Dans le cadre de cette demande, M. Tubie n’a déposé qu’une simple lettre, sans preuve à l’appui. Dans une décision du 28 janvier 2011, la SAI a rejeté cette demande.

[12] Le demandeur soutient qu’avec l’aide de M. Tubie, il a déposé une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le ou vers le 23 février 2011.

[13] Le 14 octobre 2011, IRCC a envoyé un avis de convocation au demandeur, chez M. Tubie, exigeant que le demandeur se présente à une entrevue concernant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 8 novembre 2011. Selon les notes versées dans le Système de soutien des opérations des bureaux locaux d’IRCC (les notes du SSOBL), le demandeur ne s’est pas présenté à l’entrevue. Il y est indiqué que, lorsqu’un représentant d’IRCC l’a appelé, il lui a dit que M. Tubie ne l’avait pas informé qu’il avait un rendez-vous le 8 novembre 2011. Le demandeur s’est présenté à une nouvelle entrevue le 1er décembre 2011.

[14] Le 19 juin 2013, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur a reçu l’approbation à l’étape 1. Le 16 juillet 2013, IRCC a envoyé au demandeur une lettre de décision favorable à l’égard de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pour lui demander de fournir des renseignements médicaux et des renseignements sur ses documents de voyage. Le demandeur soutient qu’il n’a pas reçu cette lettre, n’a pas été avisé de l’approbation à l’étape 1 et n’a reçu aucune communication de la part de M. Tubie concernant d’autres obligations en lien avec sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[15] Selon les notes du SSOBL, IRCC a tenté en vain d’appeler le demandeur sur son téléphone résidentiel et son téléphone cellulaire le 20 août 2013, puis de nouveau le 7 octobre 2013. Dans une note du SSOBL datée du 8 janvier 2014, il est indiqué ce qui suit :

[traduction]
08JAN2014 – Examen du dossier – Non-conformité – Nous avons perdu le contact avec le client. De nombreuses lettres ont été envoyées au domicile du client, des appels téléphoniques ont été faits, mais sans succès. Il est déjà arrivé que le client ne réponde pas aux lettres et aux appels téléphoniques. Le dossier de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est fermé pour des raisons de non-conformité. Lettre envoyée à cette date pour informer le client de la fermeture du dossier.

[16] Le 8 janvier 2014, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur a été rejetée pour des raisons de non-conformité à une demande de documents d’un agent d’immigration.

[17] Le demandeur soutient qu’il n’a pris connaissance de l’approbation à l’étape 1 ou des demandes de documents subséquentes que le 8 décembre 2018, date à laquelle un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) l’en a informé pendant une entrevue convoquée par l’ASFC.

[18] Le 11 janvier 2019, le demandeur a déposé une demande de réouverture de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (étape 2) au motif qu’il n’avait pas été dûment avisé de l’approbation à l’étape 1 et que des facteurs importants d’ordre humanitaire demeurent présents dans son dossier.

[19] Le 11 janvier 2019, par courriel, un gestionnaire d’IRCC a fourni à l’avocat du demandeur les notes du SSOBL concernant le traitement de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur. Ces notes étaient datées du 16 juillet 2013 au 8 janvier 2014. Le gestionnaire a confirmé qu’IRCC avait détruit le dossier de demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur, mais a fait remarquer que, dans les dossiers d’IRCC, M. Tubie est l’avocat inscrit au dossier et qu’il n’existe aucune trace de changement d’avocat ou d’adresse dans la demande. Dans son courriel, le gestionnaire affirme qu’il est [traduction] « […] raisonnable de croire que M. Tubie a continué d’être le destinataire de la correspondance de M. Shakes, puisqu’il était le représentant autorisé au dossier de la demande ».

[20] Le 13 janvier 2019, le demandeur a présenté des observations supplémentaires à l’appui de sa demande de réouverture.

[21] Le demandeur affirme que son avocat a écrit à M. Tubie pour l’informer que, selon des renseignements provenant d’IRCC et de l’ASFC, il a reçu de la correspondance importante au nom du demandeur, mais qu’il ne l’en a pas informé. M. Tubie n’a pas répondu.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[22] Dans une lettre datée du 15 janvier 2019, l’officier a rejeté la demande de réouverture déposée par le demandeur à l’égard de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’officier a expliqué que, pour prendre la décision, il devait examiner les circonstances du rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, dont le dossier avait été fermé le 8 janvier 2014 pour des raisons de non-conformité aux demandes de documents, et décider s’il devait la rouvrir. Dans sa décision, l’officier affirme ce qui suit :

[traduction]
Selon les dossiers du SSOBL, IRCC a tenté de communiquer avec M. Shakes pendant six mois, soit de juin 2013 à décembre 2013, pour obtenir les documents nécessaires à l’étape se rapportant à l’admissibilité, c’est-à-dire l’« étape 2 », de sa demande de résidence permanente au Canada. Je remarque qu’IRCC n’a pas seulement tenté de communiquer avec M. Shakes par courrier, mais également par téléphone – ligne terrestre et cellulaire – à l’aide des coordonnées fournies. Toutes les tentatives de communiquer avec M. Shakes relativement à l’étape 2 du traitement ont échoué. Je conclus que nous avons donné à M. Shakes de nombreuses occasions de communiquer avec nous et de nous fournir les renseignements permettant de terminer l’évaluation.

[23] L’officier a également souligné que, dans ses observations, le demandeur a expliqué que son ancien avocat, M. Tubie, ne lui avait pas transmis les renseignements concernant sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ce qui l’a empêché de répondre aux demandes de documents d’IRCC. Cependant, l’officier n’a relevé que peu d’éléments de preuve indiquant que M. Tubie n’aurait pas transmis les lettres d’IRCC au demandeur :

[traduction]
Je constate que, selon nos dossiers, M. Tubie avait auparavant transmis l’avis de convocation à l’entrevue d’Etobicoke à M. Shakes en novembre 2011. M. Shakes s’est présenté à l’entrevue le 1er décembre 2011. Peu d’éléments de preuve indiquent que nos lettres à l’avocat n’auraient pas été transmises à M. Shakes.

[24] L’officier a également souligné qu’il incombait au demandeur de rester en contact avec IRCC, notamment en lui fournissant des coordonnées à jour et en s’informant de l’état d’avancement de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire entre la fin de 2013 et le début de 2019.

[25] Dans la demande de réouverture de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a présenté des observations sur les facteurs d’ordre humanitaire à prendre en considération dans son dossier, y compris ses liens familiaux au Canada, l’intérêt supérieur de ses enfants – dont deux sont nés depuis le dépôt de sa première demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire –, la situation en Jamaïque ainsi que ses problèmes de toxicomanie et son risque de rechute. L’officier a conclu que le demandeur n’avait pas démontré l’incidence de ces facteurs sur les circonstances entourant le rejet de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pour des raisons de non-conformité.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[26] Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur soulève les questions suivantes :

  1. L’officier a-t-il entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant de tenir compte de l’ensemble des circonstances pertinentes dans le dossier du demandeur?

  2. L’évaluation faite par l’officier de la question de savoir si le demandeur avait été avisé de l’approbation à l’étape 1 était-elle raisonnable?

  3. L’officier a-t-il manqué à l’équité procédurale en s’appuyant sur des éléments de preuve extrinsèques et en ne tenant pas d’audience?

[27] En ce qui a trait à la première question, le demandeur soutient qu’une décision qui découle d’une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire n’appartient pas aux issues possibles acceptables et doit être en soi déraisonnable (Gordon c Canada (Procureur Général), 2016 CF 643 (Gordon) aux para 25-28; Fatola c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 479 (Fatola) aux para 13-14). Le défendeur soutient que la norme de la décision raisonnable s’applique à la première question.

[28] Je conviens avec le demandeur que l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire est une erreur susceptible de contrôle pouvant entraîner l’annulation de la décision. Comme la Cour l’a souligné, la question de savoir s’il y a eu entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire ne se prête pas particulièrement à l’application d’une norme de contrôle, et il est préférable de trancher cette question en se demandant si la décision découle d’un pouvoir discrétionnaire limité (Matharoo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 664 au para 21; Yanasik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1319 au para 25).

[29] Les parties conviennent que la deuxième question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Je suis également de cet avis. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable lorsqu’une cour contrôle une décision administrative au fond (aux para 10, 16).

[30] Le demandeur fait valoir que la troisième question est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte. Le défendeur soutient que la question de savoir si l’officier s’est appuyé sur des éléments de preuve extrinsèques est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, mais que celle de savoir si une audience aurait dû avoir lieu l’est selon la norme de la décision raisonnable. Je suis d’accord avec le demandeur que la norme de contrôle applicable à la troisième question est celle de la décision correcte, car cette question touche l’équité procédurale (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

[31] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont le décideur était saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[32] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle souffre de lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision, ou les préoccupations qu’elle soulève, ne justifient pas toutes une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

[33] En revanche, le contrôle selon la norme de la décision correcte ne commande aucune déférence. Dans le contexte de l’équité procédurale, la question centrale est celle de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris les facteurs énumérés aux paragraphes 21 à 28 de l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

IV. Analyse

A. L’officier a-t-il entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant de tenir compte de l’ensemble des circonstances pertinentes dans le dossier du demandeur?

[34] Au paragraphe 5 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Gurumoorthi Kurukkal, 2010 CAF 230 (Kurukkal), la Cour d’appel fédérale a souligné que, dans le cadre d’une demande de réouverture d’une demande, l’agent doit tenir compte de l’ensemble des circonstances pertinentes dans le dossier du demandeur :

[5] La juge a ordonné à l’agent d’immigration de tenir compte d’un nouvel élément de preuve et de déterminer le poids à y accorder, le cas échéant. À notre avis, cette directive était inappropriée. La juge a conclu à juste titre que le principe du functus officio n’empêchait pas le réexamen de la décision négative concernant la demande fondée sur l’article 25, mais à cette étape‑là, l’obligation de l’agent d’immigration était de décider, compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes, s’il y avait lieu d’exercer le pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision.

[35] Plus récemment, dans la décision Samtra c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 282 (Samtra), la Cour a réitéré ce qui suit au paragraphe 24 :

[traduction]
[…] dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de décider s’il y a lieu de réexaminer une décision, il faut procéder à une évaluation complète de tout nouvel élément de preuve, dont sa source, sa crédibilité et sa pertinence. En l’espèce, il était donc déraisonnable de la part de l’agent de refuser de réexaminer le rapport sans tenir compte des observations d’ordre humanitaire présentées par l’avocat.

[36] Comme l’a fait remarquer la Cour au paragraphe 22 de la décision AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1206 (AB), il revient au demandeur de démontrer qu’une demande de réexamen est justifiée dans l’intérêt de la justice ou en raison de circonstances exceptionnelles :

[22] Il n’existe aucune obligation générale d’examiner à nouveau une décision. Il revient au demandeur de démontrer qu’un tel réexamen est justifié dans l’intérêt de la justice et en raison de circonstances exceptionnelles (Hussein, au para 57, citant Ghaddar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 727 au para 19 [Ghaddar]).

[37] Le demandeur soutient que l’officier a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant de tenir compte de l’ensemble des circonstances pertinentes dans son dossier – y compris l’absence d’avis de l’approbation à l’étape 1, la présence de facteurs d’ordre humanitaire toujours aussi importants et l’intérêt supérieur de ses deux plus jeunes enfants. Il souligne que contrairement aux décisions Kurukkal, Samtra et AB, où le réexamen visait des demandes qui avaient initialement été rejetées, sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avait reçu l’approbation à l’étape 1. Il fait donc valoir que la demande de réouverture de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentait des circonstances exceptionnelles qui concernaient l’« intérêt de la justice », car sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avait été rejetée pour des raisons de non-conformité à une demande de documents, et non en raison des facteurs d’ordre humanitaire présents dans son dossier. En n’analysant que ce qui était « pertinent » à l’égard des circonstances du rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la non-conformité à l’étape 2), l’officier n’a pas tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve et des circonstances pertinentes dans le dossier du demandeur. Le demandeur soutient que cela est contraire à l’arrêt Kurukkal et s’appuie sur la manière dont la Cour a appliqué les principes de cet arrêt à la décision Bhuiyan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 117 au para 27 :

Pour reprendre les termes employés par la Cour d’appel dans Kurukkal, précité, comment l’agent peut‑il « [tenir] compte […] de l’ensemble des circonstances pertinentes » s’il n’a même pas fait un examen préliminaire des documents supplémentaires présentés? Il s’ensuit, à mon avis, que la décision était déraisonnable et que l’affaire doit être renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision.

[38] Le demandeur ajoute que le refus de l’officier de tenir compte des éléments de preuve d’ordre humanitaire qu’il a présentés posait particulièrement problème, puisque l’intérêt supérieur de ses deux plus jeunes enfants, qui étaient nés entre-temps, n’avait donc jamais été pris en considération. Selon le demandeur, ce n’est pas conforme à l’approche préconisée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, qui exige que l’intérêt supérieur de l’enfant représente une « considération singulièrement importante dans l’analyse » d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (au para 40). Le demandeur soutient que cette approche peut s’appliquer aux demandes de réouverture, compte tenu de l’obligation de l’officier de tenir compte de « l’ensemble des circonstances pertinentes ».

[39] Le défendeur fait valoir que le rejet du 8 janvier 2014 visant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur n’est pas l’objet du présent contrôle judiciaire. L’examen d’une demande de réexamen se fait en deux étapes : 1) déterminer si la décision initiale devrait être réexaminée, et 2) réexaminer la décision et déposer de nouveaux éléments de preuve à l’appui de la demande de réexamen. En l’espèce, le défendeur soutient que l’analyse de l’officier s’est arrêtée à la première étape et qu’il n’était pas tenu de procéder à un examen complet des observations et des éléments de preuve. Il soutient que le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de prouver que les circonstances justifiaient que l’officier exerce son pouvoir discrétionnaire de rouvrir la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire dans « l’intérêt de la justice » et « dans des circonstances exceptionnelles » (Pierre Paul c Canada (Citoyennté et Immigration), 2018 CF 523 aux para 27-29).

[40] Néanmoins, le défendeur affirme que l’officier a bel et bien tenu compte de tous les nouveaux éléments de preuve du demandeur et a conclu qu’ils ne permettaient pas d’expliquer pourquoi le demandeur ne s’était pas conformé aux demandes en vue d’obtenir l’approbation à l’étape 2 ou de démontrer leur pertinence à l’égard de la non-conformité. Le défendeur soutient que cette conclusion cadre avec l’arrêt Kurukkal, lequel exige que le décideur tienne compte de l’ensemble des circonstances pertinentes (au para 3).

[41] Même si je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’officier était uniquement tenu de déterminer s’il devait exercer son pouvoir discrétionnaire de réexaminer la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, je ne peux conclure que la décision de l’officier satisfait à la norme établie dans l’arrêt Kurukkal. La demande du demandeur présentait des circonstances exceptionnelles qui concernaient l’intérêt de la justice. Comme le souligne le demandeur, son dossier est inusité, puisque sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a reçu l’approbation à l’étape 1 et qu’elle n’a jamais été rejetée au fond, mais plutôt parce que le demandeur n’a pas répondu à une demande de documents – dont il prétend ne pas avoir été mis au courant.

[42] Dans sa décision, l’officier affirme ce qui suit :

[traduction]
Le représentant actuel [du demandeur] a déposé une série d’observations portant sur les facteurs à prendre en considération tels que les liens familiaux, l’intérêt supérieur des enfants du demandeur, la situation en Jamaïque et la toxicomanie du demandeur et sa possible rechute […]. Dans la présente décision, je réexamine les circonstances du rejet de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et détermine s’il y a lieu de la rouvrir. Je remarque que ni le représentant ni le demandeur n’ont démontré l’incidence de ces facteurs soulevés sur les circonstances entourant le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de M. Shakes pour des raisons de non-conformité.

[…]

Après avoir examiné les circonstances du demandeur entourant sa non-conformité à nos demandes, j’ai décidé de ne pas rouvrir sa demande […].

[43] Je conviens avec le demandeur que le fait que l’officier ne s’est concentré que sur les circonstances entourant la non-conformité à l’étape 2 reflète une analyse indûment restrictive. Indépendamment de la question de savoir si les éléments de preuve supplémentaires montraient un lien avec le motif initial du rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la jurisprudence exigeait que l’officier examine « l’ensemble des circonstances pertinentes » dans le dossier du demandeur, et qu’il détermine s’il serait dans l’intérêt de la justice d’accueillir sa demande. Il s’agit notamment de tenir compte des nouveaux éléments de preuve liés à l’intérêt supérieur de ses deux plus jeunes enfants ainsi qu’aux difficultés auxquelles le demandeur serait confronté en Jamaïque, surtout en raison de ses antécédents de toxicomanie et du risque de rechute dans ce même pays. L’officier a écarté les facteurs d’ordre humanitaire soulevés par le demandeur, car il n’a pas considéré qu’ils faisaient partie des circonstances entourant la non-conformité à l’étape 2. Par conséquent, je conclus que l’officier n’a pas adéquatement examiné l’ensemble des circonstances pertinentes soulevées par le demandeur (Memon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 182 au para 24; Kurukkal, au para 5).

[44] Je suis d’avis que le demandeur s’est acquitté de son fardeau de démontrer qu’une réouverture de sa demande est justifiée dans l’intérêt de la justice et en raison des circonstances exceptionnelles de son cas, surtout étant donné que sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avait reçu l’approbation à l’étape 1 (AB, au para 22). Je conclus donc que l’officier a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant de tenir compte de l’ensemble des circonstances pertinentes dans le dossier du demandeur.

[45] Comme l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire est une erreur susceptible de contrôle qui entraîne l’annulation de la décision (Gordon, au para 28; Fatola, au para 14), je conclus qu’il est inutile d’examiner les autres arguments du demandeur relativement à l’équité procédurale et au caractère raisonnable de la décision de l’officier.

V. Conclusion

[46] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que l’officier a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en rendant sa décision. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-334-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-334-19

 

INTITULÉ :

KIBA SHAKES c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Samuel Loeb

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Monmi Goswami

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Refugee Law Office

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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