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Date : 20220711

Dossier : IMM-6371-20

IMM-4946-20

Référence : 2022 CF 1014

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 11 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

ZDENO SARISSKY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ET ENTRE :

ZDENO SARISSKY

(représenté par sa tutrice à l’instance, Gloria Nafziger)

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les présents motifs concernent deux demandes de contrôle judiciaire à l’égard de décisions rendues par la même agente principale de l’immigration.

[2] La première décision était relative à un examen des risques avant renvoi (ERAR) en date du 7 janvier 2020, qui a été rendue au titre des articles 112 et 113 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), et qui a été communiquée au demandeur en septembre 2020. Elle fait l’objet de la demande dans le dossier IMM-4946-20.

[3] La seconde décision faisant l’objet du contrôle répondait aux demandes présentées par le demandeur quant à la réouverture et au réexamen de la décision relative à l’ERAR rendue par l’agente. Elle fait l’objet du dossier IMM-6371-20. La décision découlant du réexamen par l’agente était contenue dans deux lettres, une datée du 2 novembre 2020 et l’autre datée du 17 novembre 2020. De plus, l’agente a ajouté un addenda en date du 26 novembre 2020 à la lettre datée du 17 novembre 2020.

[4] Pour les motifs exposés ci-après, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

I. Faits et événements à l’origine de la demande

[5] Le demandeur est citoyen de la République slovaque. Il appartient à la minorité ethnique rom. Il est entré au Canada le 31 octobre 2012 et a demandé l’asile.

[6] Il aura fallu six ans pour que la demande d’asile présentée par le demandeur au titre de la LIPR soit entendue. Son audience a débuté en août 2018 et a finalement eu lieu en novembre 2018.

[7] Le demandeur prétend qu’il a fait l’objet de discrimination, de harcèlement, de menaces et de voies de fait en Slovaquie en raison de son appartenance ethnique rom. Il a soutenu qu’en 2005, des néo-nazis l’avaient agressé avec des bâtons de baseball et lui avait fait perdre conscience. Il a affirmé que cette agression avait affecté sa mémoire des dates et des événements. De plus, il a prétendu que les néo-nazis avaient lancé des attaques ciblées contre un établissement près de chez lui.

[8] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté sa demande d’asile dans une décision datée du 6 décembre 2018 au motif qu’il manquait de crédibilité. La SPR a admis que le demandeur était d’origine rom. Elle a toutefois estimé que le témoignage du demandeur présentait des incohérences. Le demandeur ne se souvenait pas d’un bon nombre des dates et des détails concernant des incidents précis de persécution (y compris l’agression subie en 2005) énumérés dans son formulaire de renseignements personnels daté du 15 novembre 2012, pour étayer son allégation de persécution. De plus, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas corroboré sa demande d’asile et que sa crédibilité était entachée en raison de comportements criminels. La SPR a admis les éléments de preuve objectifs selon lesquels certains roms étaient exposés à de la discrimination équivalant à de la persécution en Slovaquie, mais, en raison des conclusions quant à la crédibilité, le tribunal n’a relevé aucun lien entre la situation du demandeur et les conditions dans le pays.

[9] Puisque la demande d’asile du demandeur a été présentée à l’origine avant les modifications apportées aux dispositions législatives à la fin de 2012, le demandeur ne bénéficiait pas d’un droit d’appel devant la Section d’appel des réfugiés. Il n’a pas présenté de demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard de la décision de la SPR.

[10] Le 15 avril 2019, le demandeur a reçu signification d’une demande d’ERAR. Il a présenté la demande le 15 mai 2019, accompagnée d’une lettre de présentation émanant de sa nouvelle avocate (du Refugee Law Office, à Toronto) ainsi que d’un affidavit à l’appui de la demande. Dans sa lettre de présentation, le demandeur a fait savoir qu’il était en voie d’obtenir d’autres documents à l’appui de sa demande d’ERAR. Il a ajouté qu’il rencontrerait un psychiatre le 24 mai 2019. Par conséquent, il a demandé qu’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) s’abstienne de rendre une décision à l’égard de sa demande d’ERAR jusqu’à ce que [traduction] « ces nouveaux renseignements personnels et médicaux importants » soient présentés et qu’IRCC lui donne un avis de 30 jours avant de rendre une décision de sorte qu’il puisse actualiser sa demande.

[11] IRCC n’a pas donné suite aux demandes du demandeur. L’agente a rendu la décision d’ERAR accompagnée de motifs écrits le 7 janvier 2020.

[12] Dans la décision d’ERAR, l’agente a conclu que le demandeur avait eu amplement de temps (plus de sept mois) pour présenter des observations pour fins d’appréciation dans sa demande.

[13] En ce qui concerne le fond de la demande d’ERAR, l’agente a conclu que les risques mentionnés par le demandeur étaient [traduction] « essentiellement les mêmes que ceux qui avaient été entendus et appréciés par le tribunal de la SPR. Le tribunal a contesté la crédibilité du demandeur; celui-ci s’est borné à exposer à nouveau sa cause et n’a pas abordé cette préoccupation ». L’agente a conclu que les problèmes médicaux ou de santé mentale dont souffrirait le demandeur, à eux seuls, ne constituaient pas un risque prospectif susceptible de le faire correspondre à la définition de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR. Elle a jugé que certains documents relatifs à la situation générale du pays décrivaient [traduction] « les conditions générales en Slovaquie, et [que] le demandeur n’a[vait] pas lié ces éléments de preuve au risque prospectif personnalisé auquel il était exposé dans ce pays ». L’agente a aussi établi que le demandeur n’avait pas présenté de preuve documentaire objective pour étayer l’affirmation selon laquelle son profil en Slovaquie était semblable à celui des personnes qui seraient à l’heure actuelle exposées à un risque de persécution ou de préjudices. Elle a estimé que les documents se rapportaient à la situation de la population en général ou décrivaient des événements ou des circonstances propres à des personnes qui n’étaient pas dans la même situation que le demandeur. Elle a jugé que le demandeur n’avait pas présenté d’élément de preuve pour réfuter la conclusion de la SPR selon laquelle il n’avait pas établi qu’il était exposé à de la discrimination ou d’autres types de préjudices en Slovaquie ou que sa situation personnelle le liait aux éléments de preuve relatifs aux risques se posant à certains roms en Slovaquie.

[14] En somme, l’agente a conclu sa décision en affirmant qu’[traduction] « il y avait moins qu’une simple possibilité que le demandeur soit exposé à de la persécution telle qu’elle est décrite à l’article 96 de la LIPR s’il devait retourner en Slovaquie ». Elle a aussi conclu qu’il n’y avait pas de motifs sérieux de croire que le demandeur serait exposé à l’une des préoccupations décrites à l’article 97 de la LIPR.

[15] IRCC a communiqué la décision défavorable relative à l’ERAR datée du 7 janvier 2020 à l’avocate du demandeur en septembre 2020.

[16] À ce moment, le demandeur n’était plus en contact avec son avocate car il avait oublié son nom et ses coordonnées. Il est devenu sans-abri. Il a aussi été détenu en prison pendant un certain temps. Il s’est retrouvé en détention liée à l’immigration.

[17] Heureusement pour lui, son avocate l’y a aperçu et l’a contacté. L’avocate a pris des dispositions pour qu’il subisse une évaluation psychiatrique, qui a eu lieu le 15 octobre 2020. Le demandeur est alors resté en détention liée à l’immigration, et il n’y avait pas de service de vidéoconférence, de sorte que l’évaluation a dû se dérouler par téléphone. Un rapport écrit a été produit le 19 octobre 2020.

[18] Dans une lettre datée du 20 octobre 2020, le demandeur a demandé que l’agente rouvre et réexamine la décision d’ERAR à la lumière des nouveaux éléments de preuve psychiatriques et des éléments de preuve objectifs exhaustifs concernant l’état de la situation dans le pays après la décision d’ERAR de l’agente. La lettre visait aussi à expliquer les raisons pour lesquelles le demandeur n’avait pas produit d’éléments de preuve psychiatriques ou médicaux plus tôt (c.-à-d. lors de l’audience devant la SPR et aussi en mai 2019, lorsqu’il a présenté sa demande d’ERAR).

[19] L’agente a décidé de ne pas réexaminer la demande d’ERAR le 2 novembre 2020. Toutefois, une lettre à cet effet n’a pas été envoyée immédiatement au demandeur ou à son avocate.

[20] De plus, toujours le 2 novembre 2020, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a nommé une représentante désignée chargée de représenter le demandeur dans le contexte de ses contrôles des motifs de détention.

[21] Peu après, le demandeur a présenté des documents supplémentaires à l’appui de sa demande de réouverture et de réexamen de la décision d’ERAR. Les événements qui suivent sont importants :

  • Le 6 novembre 2020, le demandeur a présenté un affidavit de sa représentante désignée nommée par la Section de l’immigration le 2 novembre 2020.

  • Dans une lettre datée du 10 novembre 2020, le demandeur a envoyé des éléments de preuve médicaux supplémentaires émanant d’un médecin qui l’a examiné et qui a établi qu’il avait des cicatrices au cou et au thorax postérieur compatibles avec ses antécédents de lacérations traumatiques et qu’il avait une surocclusion résultant d’un traumatisme antérieur à la mâchoire. Le demandeur a soutenu qu’il avait subi ces blessures lors de l’agression dont il a été victime en mars 2005. (L’examen médical a eu lieu immédiatement après que le demandeur eut été libéré de la détention liée à l’immigration, le 9 novembre 2020.

  • Le 23 novembre 2020, un avocat du ministère de la Justice du Canada a communiqué à l’avocate du demandeur la décision rendue le 2 novembre 2020 quant à la demande de réexamen présentée par le demandeur.

  • Dans une lettre datée du 24 novembre 2020, le demandeur a présenté des observations supplémentaires confirmant que ni lui ni son avocate n’avait reçu la décision du 2 novembre 2020. Les observations résumaient les éléments de preuve qui ont été présentés avant que le demandeur et son avocate ne soient informés de la décision. Le demandeur souhaitait que l’agente réexamine et revoie la décision du 2 novembre ou rende une nouvelle décision à la lumière des nouveaux éléments de preuve concluants.

[22] Au moment où le demandeur a produit la lettre datée du 24 novembre 2020, l’agente avait déjà rédigé une autre lettre datée du 17 décembre 2020, portant sur les documents produits le 6 novembre et le 10 novembre 2020. L’agente a décidé de ne pas réexaminer la demande et, par conséquent, sa décision initiale de rejeter la demande d’ERAR est restée la même.

[23] L’agente a ajouté un bref addenda daté du 26 novembre 2020, confirmant qu’aucune autre mesure n’était nécessaire puisque les observations formulées par le demandeur ne concernaient que des questions qui avaient déjà été abordées dans la lettre datée du 17 novembre 2020.

[24] Comme l’indique l’un des intitulés des deux demandes que la Cour est appelée à trancher, le demandeur est désormais représenté par une tutrice à l’instance.

[25] Devant la Cour, le demandeur a soulevé des préoccupations quant à l’équité procédurale et a soutenu que la décision relative à l’ERAR et la décision relative au réexamen étaient déraisonnables si l’on applique les principes décrits dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

II. Normes de contrôle – Principes généraux

[26] Il n’y a pas de débat quant aux normes de contrôle applicables. Les parties conviennent que la norme de contrôle pour les questions d’équité procédurale s’apparente à la norme de la décision correcte : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121 [Chemins de fer Canadien Pacifique], en particulier aux para 49 et 54; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35. L’examen par la Cour ne suppose aucune marge d’appréciation ou de déférence. La Cour doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, en mettant l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne : Chemins de fer Canadien Pacifique, au para 54. Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 RCS 817.

[27] En ce qui concerne la décision relative à l’ERAR et la décision relative au réexamen rendues par l’agente, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est décrite dans l’arrêt Vavilov. Lorsqu’elle effectue un contrôle d’une décision de fond, la Cour établit si la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, aux para 85 et 99. La cour de révision doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle, et en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : Vavilov, aux para 91-96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 31.

[28] La Cour suprême a recensé deux catégories de lacunes fondamentales dans une décision administrative : le manque de logique interne du raisonnement; et le fait qu’une décision soit indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle : Vavilov, au para 101. Pour intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la lacune ou la déficience relevée est suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[29] Le rôle d’une cour de révision n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve, mais une décision peut être compromise si le décideur s’est fondamentalement mépris sur des éléments de preuve importants ou s’’il n’en a pas tenu compte : Vavilov, aux para 125-126.

III. Analyse

[30] À l’audience devant la Cour, le demandeur s’est concentré sur la décision relative au réexamen. Au sujet de la décision relative à la demande d’ERAR initiale, le demandeur a invoqué ses observations écrites selon lesquelles il y avait eu manquement aux principes d’équité procédurale du fait que l’agente n’avait pas répondu à sa demande, présentée au milieu du mois de mai 2019, d’attendre pour rendre sa décision quant à l’ERAR qu’il ait produit des éléments de preuve psychiatriques supplémentaires après son rendez-vous prévu pour le 24 mai 2019 ainsi que d’autres éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays. Le demandeur a aussi invoqué ses observations écrites au sujet du caractère déraisonnable allégué quant au fond de la décision relative à l’ERAR.

[31] Le demandeur a relevé quatre préoccupations pour justifier son observation selon laquelle la décision relative au réexamen devrait être annulée. Il soutient, essentiellement, que les nouveaux éléments de preuve psychiatriques, les nouveaux éléments de preuve médicaux et l’affidavit de la représentante désignée démontraient tous qu’il souffrait de problèmes de mémoire considérables et peut-être aussi de problèmes cognitifs dont l’agente n’était pas au fait au moment où elle a rendu la décision relative à l’ERAR. Ces problèmes ont miné l’invocation par l’agente de la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’était pas crédible en raison de son témoignage incohérent à l’audience devant la SPR et de son incapacité à étayer sa demande d’asile avec des descriptions exactes des événements qui s’étaient produits dans le passé. Les nouveaux éléments de preuve médicaux venaient corroborer la description faite par le demandeur des agressions qu’il a subies en mars 2005. L’affidavit de la représentante désignée montrait que le demandeur souffrait de problèmes observables, étant donné la nomination par la CISR d’une représentante désignée et le contenu de l’affidavit (qui décrivait les interactions de la représentante désignée avec le demandeur). Devant la Cour, le demandeur a donc affirmé que l’agente n’avait pas apprécié l’importance des nouveaux éléments de preuve dans sa décision relative au réexamen ou n’en avait pas tenu compte.

[32] Le défendeur a soutenu que les conclusions de la SPR quant à la crédibilité ne reposaient pas uniquement sur les problèmes de mémoire du demandeur et son incapacité à témoigner sur la chronologie des événements qui se sont produits par le passé. Il a souligné l’absence d’éléments de preuve corroborants et les antécédents criminels du demandeur tant en Slovaquie qu’au Canada.

[33] Le défendeur a admis qu’IRCC aurait dû envoyer une lettre en réponse à la demande faite en mai 2019 d’attendre que le demandeur produise des éléments de preuve supplémentaires et de donner à celui-ci un avis de 30 jours avant de rendre une décision. Il a cependant affirmé que les préoccupations du demandeur concernant l’équité procédurale étaient théoriques puisque l’agente avait pris en compte le rapport psychiatrique daté du 19 octobre 2020 qui avait été produit ultérieurement dans la décision relative au réexamen. Le défendeur a essentiellement soutenu qu’il n’était pas nécessaire d’annuler la décision relative à l’ERAR étant donné que, si la Cour juge que la décision relative au réexamen était déraisonnable parce que le décideur n’avait pas dûment tenu compte des éléments de preuve ayant été présentés à cet égard, il faudrait alors procéder à un nouvel ERAR -- ce qui donnerait le même résultat pratique pour le demandeur. De plus, il a affirmé qu’il n’était pas déraisonnable de conclure que le demandeur avait eu amplement le temps de présenter des éléments de preuve avant que soit rendue la décision relative à l’ERAR, le 7 janvier 2020.

[34] Le demandeur a soutenu que le rapport psychiatrique daté du 19 octobre 2020 constituait une preuve cruciale et que le réexamen de la décision par l’agente dépendait de celui-ci. Le défendeur a prétendu que l’agente n’avait pas écarté le rapport psychiatrique. Le rapport a été abordé dans la lettre de l’agente datée du 2 novembre 2020. Le défendeur a en fait reconnu que l’analyse initiale de l’agente, en soi, aurait rendu la décision relative au réexamen déraisonnable. Il a toutefois soutenu que l’agente avait apprécié le rapport psychiatrique quant au fond.

[35] En ce qui concerne cette appréciation, l’agente a reconnu que le psychiatre avait conclu que les antécédents, les symptômes et le comportement du demandeur pendant une entrevue étaient compatibles avec le trouble de stress post-traumatique grave et chronique et le trouble dépressif majeur grave et chronique. De plus, le psychiatre a estimé que le demandeur devait subir un bilan neurologique pour exclure la possibilité d’un traumatisme cérébral. Il était d’avis que ces problèmes étaient profonds et minaient la capacité du demandeur de témoigner de manière cohérente pendant l’audition de sa demande d’asile.

[36] L’agente a accordé [traduction] « peu de poids » aux conclusions tirées par le psychiatre selon lesquelles les problèmes de santé mentale dont souffrait le demandeur avaient eu un effet négatif sur son témoignage dans sa demande d’asile. Dans un paragraphe qui est important eu égard à l’issue de la présente demande, l’agente a donné les motifs qui suivent :

  • l’évaluation du psychiatre reposait sur une seule entrevue, au lieu d’une relation thérapeutique continue;

  • il n’y avait aucune mention quant à d’autres évaluations ou séances avec le psychiatre ou de preuve que le demandeur avait tenté d’obtenir ou continué d’autres types de traitement médical ou de thérapie reconnus après cette unique rencontre;

  • aucune preuve n’a été présentée pour démontrer que le demandeur suivait un traitement médical reconnu pour les problèmes de santé mentale;

  • c’est l’avocate du demandeur qui a aiguillé ce dernier vers le psychiatre dans le cadre des démarches d’immigration, et non pas un professionnel de la santé reconnu;

  • il n’y avait aucune preuve que le demandeur avait cherché à obtenir des traitements pour des problèmes médicaux;

  • il n’y avait aucune preuve que le demandeur suivait des traitements afin d’améliorer son état de santé.

[37] Le demandeur a contesté le raisonnement de l’agente dans ce paragraphe crucial. Il a soutenu que le raisonnement de l’agente révélait une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle exigeait que le demandeur démontre que des problèmes de santé mentale avaient été diagnostiqués, mais aussi qu’il suivait des traitements réguliers. Le demandeur ne souscrivait pas à la position du défendeur selon laquelle l’agente pouvait de façon raisonnable écarter les problèmes de santé mentale au motif que l’évaluation psychiatrique reposait sur une seule entrevue et sur des symptômes déclarés par le demandeur. Le demandeur a invoqué la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 aux para 46-49.

[38] Le défendeur a admis que l’agente avait commis une erreur de droit en omettant de suivre l’arrêt Kanthasamy en exigeant des preuves de traitements réguliers à la fin du paragraphe clé. Toutefois, il a soutenu que le reste du paragraphe étayait de façon raisonnable la conclusion et que l’erreur ne rendait pas la décision relative au réexamen rendue par l’agente déraisonnable.

[39] Je conviens avec les parties que, selon l’arrêt Kanthasamy, l’agente a commis une erreur de droit dans ses motifs au sujet de l’appréciation des éléments de preuve psychiatriques dans la décision relative au réexamen.

[40] Je ne suis pas d’accord avec le défendeur quand il affirme que l’analyse effectuée par l’agente dans ce paragraphe se tenait et était par conséquent raisonnable au sens de l’arrêt Vavilov.

[41] En premier lieu, la position du défendeur portait à croire que l’agente n’avait mentionné qu’une seule fois l’absence de preuve que le demandeur continuait les traitements pour ses problèmes de santé mentale. En fait, cet argument revenait plusieurs fois et de diverses façons dans le paragraphe. J’estime que les observations se rapportant à cet élément étaient au cœur de l’appréciation faite par l’agente des éléments de preuve psychiatriques et étaient fautives sur le plan juridique selon l’arrêt Kanthasamy. Dans cet arrêt, la Cour suprême a conclu qu’une fois que l’agent avait accepté un diagnostic psychologique, « exiger en sus la preuve de l’existence de soins [...] met[tait] à mal le diagnostic » et « a[vait] l’effet discutable d’en faire un facteur conditionnel plutôt qu’important » dans l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire. Kanthasamy, au para 47.

[42] De plus, en se penchant sur ce que le demandeur avait fait ou n’avait pas fait pour sa santé mentale depuis son évaluation par un psychiatre, l’agente n’a pas tenu compte de la situation personnelle du demandeur, y compris le fait que celui-ci était en détention liée à l’immigration pas plus qu’elle ne l’a abordée dans ses motifs. L’évaluation et le diagnostic du psychiatre ont eu lieu le 15 octobre 2020, le rapport établi à leur issue était daté du 19 octobre, et l’agente a apprécié le document le 2 novembre, tandis que le demandeur était en détention liée à l’immigration pendant tout ce temps. Étant donné le raisonnement énoncé dans l’arrêt Kanthasamy, je ne vois pas comment le raisonnement de l’agente pouvait discréditer de façon appropriée les éléments de preuve psychiatriques au motif que le demandeur n’avait pas fourni d’éléments de preuve qu’il avait établi un régime de soins de santé mentale au moyen [traduction] « d’autres évaluations ou séances » ou qu’il avait [traduction] « continué d’autres types de traitement médical ou de thérapie reconnus » pendant les deux semaines suivant la séance du 15 octobre, mais avant la lettre de l’agente datée du 2 novembre 2020, au cours desquelles il était en détention liée à l’immigration.

[43] Pour ce qui est des autres facteurs dans le paragraphe clé des motifs de l’agente, le défendeur a souligné les précédents montrant qu’il était loisible à l’agente d’aborder avec prudence l’évaluation psychiatrique parce que celle-ci reposait sur une seule entrevue au lieu d’une relation thérapeutique continue : voir Egwuonwu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 231 au para 84; Satar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 329 au para 23; Rainholz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 121 aux para 51 et 67; Palka c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 165 au para 17. Toutefois, le fait que c’est l’avocate du demandeur (au lieu d’un professionnel de la santé accrédité) qui a aiguillé le demandeur vers le psychiatre est peu pertinent dans les présentes circonstances étant donné l’urgence d’obtenir une évaluation à ce moment.

[44] En somme, l’appréciation par l’agente de la preuve psychiatrique était compromise par une erreur de droit, une omission d’apprécier des circonstances factuelles importantes ou d’en tenir compte, et une considération d’une pertinence douteuse.

[45] Même si le défendeur a bel et bien concédé que la décision relative au réexamen reposait sur la preuve psychiatrique, le contrôle de la décision ne s’arrête pas là. Il y a d’autres préoccupations se rapportant au traitement des éléments de preuve du demandeur à l’appui de sa demande de réexamen et de sa demande d’ERAR dans son ensemble.

[46] Comme je l’ai déjà souligné, outre le rapport psychiatrique, le demandeur a produit un affidavit de la représentante désignée chargée par la Section de l’immigration de le représenter. Cet élément de preuve expose en détail les interactions que la représentante désignée a eues avec le demandeur. Ces interactions montraient clairement que le demandeur souffrait de très importants problèmes ayant une incidence sur sa santé mentale et sa capacité à communiquer avec efficacité.

[47] L’agente n’a pas mentionné dans sa lettre datée du 17 novembre 2020 le moindre de ces éléments de preuve de manière approfondie. L’agente s’est contentée de mentionner l’avis de la représentante désignée selon lequel le demandeur aurait besoin, dans un contexte d’audience, d’un certain nombre d’adaptations en matière procédurale en raison de ses déficiences cognitives et de ses problèmes de santé mentale.

[48] Le demandeur a aussi présenté des éléments de preuve médicaux supplémentaires à l’agente. Ces éléments de preuve médicaux étaient compatibles avec la position adoptée dès le départ par le demandeur selon laquelle il avait été agressé par des néo-nazis en mars 2005. Par conséquent, ils étayaient sa position selon laquelle l’incident intervenu en 2005 avait eu un effet néfaste sur ses problèmes de mémoire.

[49] L’agente a souligné que les éléments de preuve médicaux portaient à croire que les blessures subies par le demandeur étaient compatibles avec ses antécédents de lacérations traumatiques. Toutefois, elle n’a établi aucun lien avec l’observation formulée expressément par le demandeur selon laquelle les éléments de preuve corroboraient sa position adoptée de longue date voulant que les blessures qu’il avait subies en 2005 avaient eu un effet sur sa capacité à se souvenir d’événements et à communiquer. L’agente a plutôt affirmé sommairement qu’elle avait lu les [traduction] « observations » de la représentante désignée et du médecin et que ceux-ci n’avaient pas montré que le demandeur serait exposé à un risque prospectif s’il retournait en Slovaquie et [traduction] « n’ajoutaient rien aux renseignements portant sur le risque personnel ou ne mettaient pas en lumière un nouveau risque susceptible de se poser pour [le demandeur] en Slovaquie ».

[50] J’estime que l’agente a soit omis d’apprécier la nature des nouveaux éléments de preuve présentés par la représentante désignée et le médecin, soit laissé de côté les observations du demandeur quant aux raisons pour lesquelles il était important de prendre en compte les éléments de preuve relatifs à sa demande de réexamen de la décision relative à l’ERAR, ou les deux. La façon dont ont été traités ces éléments de preuve factuels et médicaux soulève d’autres préoccupations importantes quant au caractère raisonnable de la décision relative au réexamen : Vavilov, aux para 126 et 128, Loi sur les cours fédérales, LRC 1085, c F-7, alinéa 18,1.(4)d).

[51] Après avoir appliqué les principes énoncés dans l’arrêt Vavilov, je conclus que la décision quant au réexamen doit être annulée parce qu’elle est déraisonnable.

[52] Le demandeur a soulevé quelques préoccupations se rapportant aux principes d’équité procédurale et de la justice naturelle devant la Cour et dans la correspondance que son avocate a échangée avec l’agente.

[53] La présente affaire met en lumière des omissions de communiquer avec célérité. Comme l’a reconnu le défendeur, IRCC aurait dû envoyer une lettre au demandeur en 2019 répondant à la demande faite par celui-ci d’attendre qu’il ait présenté des éléments de preuve supplémentaires portant sur la situation dans le pays et sur sa santé mentale avant de rendre une décision quant à l’ERAR et de lui donner un préavis quant à l’imminence d’une décision. Je ne crois pas que l’agente était tenue en droit d’accéder aux demandes présentées par le demandeur, mais l’omission de fournir la moindre réponse soulève des préoccupations quant à l’équité procédurale. Voir Goodman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1569 aux para 62-65. Naeem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1073 aux paras 23-24.

[54] De plus, la décision initiale quant au réexamen que l’agente a rendue le 2 novembre 2020, ou vers cette date, n’a pas non plus été communiquée immédiatement à l’avocate du demandeur. L’avocate du demandeur n’en a été informée que par l’intermédiaire du ministère de la Justice trois semaines plus tard, le 23 novembre 2020. À ce moment, le demandeur avait présenté les éléments de preuve supplémentaires importants le 10 novembre, et l’agente avait rédigé la lettre datée du 17 novembre 2020.

[55] La Cour a jugé que les agents d’ERAR sont tenus de considérer l’ensemble de la preuve susceptible d’influer sur la décision, même après la rédaction de leur décision, pour autant que cette preuve soit reçue avant que le demandeur ne soit notifié que la décision a été rendue, ou avant la date à laquelle une décision sera prise : Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 581 au para 85; Vakurov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 859 au para 23; Avouampo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1239 au para 21 (et les décisions qui y sont citées).

[56] En l’espèce, l’agente n’avait pu qu’examiner les éléments de preuve progressivement, et rédiger des lettres successives ainsi qu’un addenda en réponse à une correspondance. Il semblerait également que, parce que le renvoi du demandeur était prévu le 4 novembre 2020, cela aurait pu créer une date limite artificielle pour la conclusion initiale quant au réexamen de l’agente, laquelle (quoi qu’il en soit) ne reposait que sur certains des éléments de preuve que le demandeur avait fini par présenter.

[57] Avec les présentes demandes de contrôle judiciaire, nous avons eu la possibilité d’examiner la totalité des éléments de preuve supplémentaires du demandeur (le rapport psychiatrique, l’affidavit de la représentante désignée, les éléments de preuve médicaux et plusieurs observations formulées par l’avocate du demandeur) ensemble, plutôt qu’un par un, à quelques jours ou quelques semaines d’intervalle. Je ne critique pas l’avocate du demandeur, qui a fait preuve de diligence, de promptitude et d’exhaustivité dans la présentation de documents dans le cadre du réexamen. Je dis tout simplement que le processus qui a eu lieu en dernière analyse pour rendre la décision relative au réexamen n’a pas permis une seule fois que les éléments de preuve soient pris en compte tous en même temps avant que cette décision soit rendue.

[58] J’ai pris en compte toutes les circonstances décrites dans les présents motifs, y compris les préoccupations de fond et celles concernant la procédure, les fondements de la demande d’ERAR, les motifs pour le réexamen de la décision relative à l’ERAR et les plus récents éléments de preuve au sujet du demandeur, ainsi que la nature et les objectifs d’un ERAR. En somme, je ne suis pas convaincu que le demandeur a bénéficié d’une possibilité équitable et valable de présenter sa demande d’ERAR et de la voir prise en compte : Baker, au para 32. Dans le but de faire en sorte que le demandeur bénéficie de la justice naturelle, l’issue appropriée dans ces circonstances particulières est que la demande d’ERAR dans son ensemble soit examinée à nouveau par un autre agent. Comme le juge Phelan l’a souligné dans la décision Gyarchie, il n’est pas nécessaire de savoir qui est en faute pour conclure qu’il y a eu manquement à la justice naturelle à l’encontre d’un demandeur. Je ne vois pas l’utilité de tirer une conclusion à cet égard : Gyarchie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1063 au para 17. Voir aussi Ravi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1359 aux para 10-13.

[59] Par conséquent, la décision relative au réexamen et la décision relative à l’ERAR seront annulées.

[60] Deux remarques pour conclure. Le demandeur a affirmé que la décision relative à l’ERAR rendue par l’agente ne tenait pas dûment compte des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays en ce qui concerne la façon dont la minorité rom est traitée en Slovaquie. Il a soutenu que l’agente s’était méprise sur les éléments de preuve en concluant que ceux-ci ne se rapportaient qu’à la situation de la population en général en Slovaquie. Le défendeur n’a pas répondu directement à cette observation. Je ne fais pas de commentaires à ce sujet, sinon pour dire que l’agent qui examinera à nouveau la demande d’ERAR présentée par le demandeur devra prendre en compte l’ensemble des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays en ce qui concerne le demandeur et ses circonstances.

[61] Enfin, je tiens à féliciter et à remercier les avocats des deux parties pour les observations approfondies et réfléchies qu’ils ont présentées au nom de leur client respectif dans la présente demande.

[62] Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question aux fins de la certification, et aucune ne sera énoncée.

JUGEMENT DANS LES DOSSIERS IMM-6371-20 ET IMM-4946-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande dans le dossier IMM-6371-20 est accueillie. La décision relative au réexamen énoncée dans les lettres en date du 2 novembre 2020 et du 17 novembre 2020 est annulée.

  2. La demande dans le dossier IMM-4946-20 est accueillie. La décision relative à l’examen des risques avant renvoi datée du 7 janvier 2020 est annulée.

  3. La demande d’examen des risques avant renvoi présentée par le demandeur est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Le demandeur est autorisé à actualiser ses éléments de preuve et/ou observations relatifs à la demande.

  4. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6371-20 & IMM-4946-20

 

INTITULÉ :

ZDENO SARISSKY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 MARS 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A. D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Katherine Ramsey

POUR LE DEMANDEUR

 

Kevin Doyle, Madeline Macdonald

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Katherine Ramsey

Refugee Law Office

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kevin Doyle, Madeleine Macdonald

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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