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Date : 20220712


Dossier : T-233-22

Référence : 2022 CF 1021

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2022

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

ALLEN TEHRANKARI

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande visant à obtenir une injonction interlocutoire qui permettrait au demandeur d’avoir un ordinateur et une tablette inviolable dans sa cellule.

II. Contexte

[2] Le demandeur purge une peine de prison à vie de ressort fédéral, sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans. Il a agi pour son propre compte dans la présente affaire.

[3] L’affaire a commencé en tant que demande de contrôle judiciaire d’une décision que le Commissariat à l’information du Canada a rendue le 19 janvier 2022 au sujet d’une plainte (la plainte du 30 août 2015) déposée par le demandeur contre la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) concernant le rejet d’une demande d’accès à l’information et de protection des renseignements personnels (la demande d’AIPRP) présentée le 15 octobre 2014. Cette demande d’AIPRP visait les renseignements personnels du demandeur et d’autres renseignements liés à son dossier. Les questions relatives à l’AIPRP ne sont pas l’objet de la présente demande.

[4] Par la suite, le demandeur a demandé à la Cour de rendre une ordonnance en vertu du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, qui permet à la Cour, si elle l’estime indiqué, d’ordonner qu’une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s’il s’agissait d’une action. Le demandeur souhaite obtenir les mesures de réparation suivantes :

  1. Une déclaration selon laquelle les droits qui lui sont garantis par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) ont été violés par les deux défendeurs;

  2. Des dommages-intérêts pour la violation des droits qui lui sont garantis par l’article 7 de la Charte, par application du paragraphe 24(1) de la Charte;

  3. Des dommages-intérêts globaux;

  4. Les intérêts;

  5. Les dépens;

  6. Toute autre réparation que la Cour pourra juger à propos.

[5] Il convient de souligner que la demande initiale ne mentionnait qu’un défendeur, mais visait à la fois la GRC et le procureur général du Canada. J’imagine que c’est pourquoi le demandeur fait référence à deux défendeurs au point A ci-dessus plutôt qu’à un seul.

[6] Toutefois, l’avocat du défendeur a indiqué que, pour qu’une demande soit instruite comme s’il s’agissait d’une action, une requête doit être déposée, de façon à permettre aux deux parties de présenter leurs observations et la jurisprudence pertinente à l’appui de leur position et, au besoin, de déposer des affidavits présentant les faits sur lesquels elles comptent s’appuyer. De plus, la requête fournirait au procureur général du Canada suffisamment de renseignements pour qu’il juge s’il doit s’y opposer, y consentir ou laisser la Cour décider.

[7] Certains pourraient s’interroger sur la pertinence du présent contexte, car la question du dépôt d’une requête n’a pas été plaidée en tant que telle lors de l’audience. Toutefois, cette requête (si elle avait été déposée) ainsi que la réponse de M. Tehrankari doivent être étayées notamment par la jurisprudence, comme il a été mentionné ci-dessus. Cette obligation constitue le fondement de la présente demande d’injonction interlocutoire, en ce sens que le demandeur souhaite disposer d’un ordinateur pour effectuer des recherches jurisprudentielles. Lors de l’audience, il a évoqué d’autres motifs à l’appui de sa demande : il veut communiquer avec sa famille et effectuer d’autres recherches juridiques pour prouver son innocence.

[8] Le défendeur a indiqué qu’il serait plus approprié que le demandeur présente ses arguments dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire comportant une question constitutionnelle.

[9] Dans la présente demande d’injonction, le demandeur a déclaré qu’il n’a pas accès à la jurisprudence et que les bases de données qui pourraient en contenir ne sont pas accessibles au moyen des systèmes de la prison auxquels il a accès. Il a également soutenu que sa famille est occupée et n’a pas le temps de chercher des décisions sur Internet et de les lui fournir, comme il a été suggéré. Il a indiqué qu’il n’a d’autre choix que de demander la présente injonction mandatoire par voie de requête.

A. Mesures de réparation demandées

[10] Le demandeur sollicite les mesures de réparation suivantes :

  1. Une injonction enjoignant à Service correctionnel Canada (SCC) de lui permettre d’acheter, pour sa cellule et à ses propres frais, un ordinateur ou une tablette inviolable dotée d’un accès Internet surveillé ou d’une connexion à l’aide d’un site serveur précis aux fins recommandées aux pages 76 et 77 du rapport annuel 2019-2020 du Bureau de l’enquêteur correctionnel (no 47) :

    1. échanger des courriels avec des personnes inscrites sur une liste de contacts approuvés;

    2. communiquer avec des membres de sa famille et ses amis par vidéoconférence plutôt que d’attendre d’utiliser le téléphone dans un endroit qui n’offre pas beaucoup d’intimité;

    3. télécharger des jeux, de la musique, des films et des livres faisant partie d’une sélection limitée;

    4. déposer des griefs;

    5. avoir accès à une bibliothèque de droit;

    6. suivre des cours et une formation professionnelle;

    7. participer à des programmes correctionnels.

  2. Une prorogation du délai pour le dépôt de son affidavit en raison de tout retard imprévu qui pourrait découler de l’instance et de l’issue de la présente requête.

B. Motifs de la requête

[11] Le demandeur fait valoir que la requête s’appuie sur 11 motifs :

  1. SCC a omis de donner suite aux recommandations du Bureau de l’enquêteur correctionnel pendant plus de 20 ans en refusant au demandeur l’accès à un ordinateur ou à une tablette inviolable dans sa cellule, tel qu’il est indiqué dans les mesures de réparation demandées, ce qui contrevient à l’article 7 de la Charte et aux alinéas 4c) et 5a) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la LSCMLC).

  2. SCC a choisi de ne pas répondre au demandeur et aux demandes relatives au problème soulevé, contrevenant ainsi à diverses dispositions de la LSCMLC et du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.

  3. Les dispositions des directives du commissaire empêchant le demandeur d’avoir accès à un ordinateur dans sa cellule sont ultra vires.

  4. SCC a omis de donner suite au grief déposé par le demandeur en avril 2021, contrevenant ainsi à ses politiques écrites.

  5. SCC n’a pas fourni au demandeur le nécessaire pour effectuer des recherches efficaces et complètes afin de préparer et de présenter sa cause, notamment dans le cadre de l’appel que le demandeur a interjeté contre sa déclaration de culpabilité, ce qui contrevient aux politiques écrites de SCC.

  6. SCC a fourni des renseignements inexacts à la Cour dans sa lettre du 4 mars 2022 en réponse à la lettre du demandeur du 14 février 2022 adressée au juge en chef Paul S. Crampton.

  7. La LSCMLC ne contient aucune disposition pour faire appliquer les recommandations du rapport annuel du Bureau de l’enquêteur correctionnel.

  8. La nécessité pour le demandeur d’acquérir à ses propres frais un ordinateur ou une tablette inviolable ainsi qu’une imprimante dans sa cellule revêt un caractère urgent.

  9. Les agents concernés de SCC ont exercé des représailles contre le demandeur étant donné qu’il a déposé des griefs à ce sujet.

  10. SCC a des antécédents généraux d’abus de pouvoir et de mépris à l’égard de la primauté du droit, comme l’ont conclu divers experts indépendants au fil des années.

  11. Les manquements commis par SCC et décrits ci-dessus ont entraîné des dépenses importantes pour le demandeur et sa famille.

III. Question en litige

[12] La question en litige est celle de savoir si la présente requête en injonction interlocutoire devrait être accueillie.

IV. Analyse

[13] La présente affaire est un enchevêtrement complexe de requêtes et de demandes. La demande de contrôle judiciaire sous-jacente porte sur une demande d’accès à l’information. Elle s’est transformée en une requête litigieuse visant à contester une vaste réglementation, au moyen d’ordonnances permanentes pour les contrecarrer, et sollicitant des déclarations d’inconstitutionnalité.

[14] Toutefois, la seule question que je dois trancher est celle de savoir s’il faut rendre une injonction interlocutoire enjoignant à SCC de permettre au demandeur d’avoir un ordinateur ou une tablette inviolable dans sa cellule en vue de préparer les différentes demandes qu’il présente à notre Cour.

A. Le droit

[15] Le critère pour obtenir une injonction mandatoire a été clairement énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 :

(1) Le demandeur doit établir une forte apparence de droit qu’il obtiendra gain de cause au procès. Cela implique qu’il doit démontrer une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, il réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance;

(2) Le demandeur doit démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction n’est pas accueillie;

(3) Le demandeur doit démontrer que la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l’injonction.

[16] Le critère est de nature conjonctive, c’est-à-dire que les trois volets du critère doivent être respectés pour que l’injonction mandatoire soit accordée.

[17] Le demandeur soutient qu’il a besoin d’un ordinateur ou d’une tablette inviolable dans sa cellule pour effectuer des recherches dans la jurisprudence afin de préparer ses demandes, comme celle qui sous-tend la présente requête. Il fait mention des installations informatiques offertes aux détenus, soit quatre ordinateurs pour 400 détenus, de même que du manque de fiabilité et de vitesse de ces ordinateurs. Il conteste les éléments de preuve déposés par le défendeur quant aux moments où il pouvait effectivement accéder aux ordinateurs.

[18] De plus, il fait valoir que le refus de SCC d’acquiescer à sa demande d’accès et l’attitude générale de SCC à son égard sont le signe d’une tactique [traduction] « de report et de refus » équivalant à un abus de pouvoir et à un [traduction] « mépris de la primauté du droit », ce qui revient à le condamner à [traduction] « mourir derrière les barreaux ». Il soutient que cela représente un manquement de la part de SCC, étant donné que, selon lui, d’autres établissements provinciaux offrent ce qu’il demande, et que SCC accuse un retard sur le plan technologique par rapport à d’autres établissements et pays. Il fait valoir que cette situation est incompatible avec le rôle de chef de file mondial du Canada en matière de droits de la personne. Il soutient que SCC ferait un pas dans la bonne direction en lui permettant d’avoir un ordinateur ou une tablette dans sa cellule. Il affirme qu’une telle permission serait avantageuse sur le plan psychologique et éducationnel, car elle faciliterait les communications pour sa famille et lui, réduirait la détresse qu’ils vivent, offrirait un environnement plus favorable à la réadaptation, [traduction] « améliorerait l’image de SCC », éliminerait de la paperasse et mettrait fin aux abus de pouvoir du personnel de SCC.

[19] Le demandeur soutient que certaines prisons provinciales offrent un accès à Internet, ce qui devrait justifier l’octroi de l’injonction mandatoire demandée. Lorsqu’on lui a indiqué que SCC ne possède pas actuellement l’infrastructure pour offrir un tel accès aux détenus, il a fait valoir que SCC devait rattraper son retard et moderniser ses installations.

[20] Le défendeur soutient que l’injonction interlocutoire sollicitée par le demandeur ne devrait pas être accordée pour l’un quelconque des quatre motifs suivants. Premièrement, la portée de plusieurs des mesures de réparation s’étend au-delà de la présente demande. Or, une injonction interlocutoire ne doit pas avoir une portée aussi large. Deuxièmement, chacune des mesures de réparation sollicitées par le demandeur devrait faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire distincte, en fonction du sujet. Troisièmement, les allégations du demandeur ne sont pas fondées sur des éléments de preuve. Quatrièmement, la requête du demandeur ne devrait pas être accueillie en raison du critère à respecter pour obtenir une telle injonction.

[21] Je me pencherai sur le quatrième motif, mais le fait que je ne traite pas des trois autres motifs ne signifie pas que je souscris à la position du demandeur à leur égard.

(1) Forte apparence de droit

[22] Compte tenu de la complexité des nombreuses requêtes, de la requête sur laquelle je dois me prononcer ainsi que de la demande sous-jacente dont je ne suis pas saisie actuellement, l’application du premier volet du critère est difficile. Comme je suis d’avis que le deuxième volet du critère n’est pas rempli, j’axerai mon analyse sur ce volet, ce qui ne signifie en aucun cas que le premier volet du critère est rempli et que le demandeur a établi une forte apparence de droit.

(2) Préjudice irréparable

[23] Pour que le deuxième volet du critère soit respecté, le demandeur doit démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction n’est pas accueillie. Autrement dit, le demandeur m’a-t-il convaincue qu’il subira un préjudice irréparable s’il ne peut pas avoir d’ordinateur ou de tablette inviolable dans sa cellule pour effectuer des recherches juridiques? La réponse est non.

[24] Le demandeur a soulevé des préoccupations quant à sa capacité d’accéder aux ordinateurs compte tenu du nombre de détenus et du manque relatif d’ordinateurs ainsi que de son incapacité à accéder à la jurisprudence sur ces ordinateurs. J’admets que, s’il n’avait aucun accès du tout à la technologie, la situation pourrait être préoccupante. Toutefois, le demandeur ne m’a pas convaincue que c’est le cas, d’autant plus que le défendeur a indiqué dans ses observations qu’il peut garantir au demandeur de huit à dix heures d’accès à un ordinateur par semaine en tout temps, et de 15 à 19 heures d’accès par semaine en l’absence de restrictions sanitaires. De plus, selon l’affidavit déposé pour le compte du défendeur par Linda Giordano, sous-directrice de l’établissement où le demandeur est incarcéré, les détenus ont amplement accès à la jurisprudence et à d’autres textes juridiques, réglementaires et législatifs à la bibliothèque. Le demandeur ne m’a donc pas convaincue qu’il subira un préjudice irréparable si je n’accorde pas l’injonction demandée. En fait, le demandeur préférerait avoir un ordinateur ou une tablette inviolable dans sa cellule pour effectuer des recherches juridiques et pour d’autres raisons mentionnées, comme pour se divertir et communiquer avec ses proches. Bien que la situation dans laquelle le demandeur se trouve soit peu pratique et qu’elle ne soit pas idéale, elle ne cause aucun préjudice irréparable, au sens que la Cour suprême du Canada a donné à ce terme dans le cadre du critère pour obtenir une injonction.

(3) Prépondérance des inconvénients

[25] Étant donné que j’ai conclu à l’absence de préjudice irréparable, je n’ai pas besoin de traiter du volet de la prépondérance des inconvénients du critère. Je tiens à souligner de nouveau que cela ne veut pas dire que je souscris à la position du demandeur à l’égard de ce volet.

V. Dépens

[26] Le défendeur n’a pas demandé de dépens, et aucuns ne sont adjugés.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-233-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande d’injonction mandatoire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-233-22

 

INTITULÉ :

ALLEN TEHRANKARI c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 juin 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Allen Tehrankari

 

POUR LE DEMANDEUR

POUR SON PROPRE COMPTE

Mathieu Laliberté

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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