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Date : 20220718


Dossier : IMM-2448-20

Référence : 2022 CF 1055

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

KIRITHARAN KUMARAKULASOORIYAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Monsieur Kiritharan Kumarakulasooriyan (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] d’une décision d’une agente principale d’immigration (l’agente) rendue le 30 avril 2020. L’agente a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en application du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[2] Pour les motifs exposés ci-dessous, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

II. Faits pertinents

[3] Étant donné que j’ai conclu que la demande de contrôle judiciaire devra être accueillie en raison du fait que l’agente n’a pas tenu d’audience, je limiterai mon exposé des faits aux éléments liés à cette question, et j’ajouterai quelques faits supplémentaires à des fins contextuelles.

[4] Le demandeur est un homme tamoul de 31 ans originaire du Nord du Sri Lanka.

[5] Le demandeur a fui son pays natal, le Sri Lanka, à la suite de divers incidents survenus alors qu’il était âgé d’environ 20 ans. Après avoir voyagé dans plusieurs pays, il est finalement arrivé au Canada en 2011, où il a présenté une demande d’asile. En mai 2012, la demande a été rejetée. En outre, la Cour a rejeté sa demande ultérieure d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision.

[6] Le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en 2014. Cette demande a également été rejetée. En 2015, le demandeur a sollicité un examen des risques avant renvoi (ERAR), qui a également donné lieu à une décision défavorable. Plus tard la même année, cette Cour a accueilli sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en lien avec la décision de l’ERAR et a renvoyé l’affaire pour réexamen. Le réexamen de la demande d’ERAR a aussi donné lieu à une décision défavorable.

[7] En 2017, alors qu’il se trouvait encore au Canada, le demandeur a reçu un diagnostic de neurocytome atypique central, classifié grade 2 selon l’OMS. Il a dû subir quatre interventions chirurgicales majeures pour retirer une tumeur dans son cerveau. Il a également dû subir des traitements de radiothérapie à la suite d’une récidive de la tumeur. Le demandeur se rend tous les six mois dans un hôpital de Toronto pour des examens de contrôle. Il demeure à haut risque de récidive de la tumeur originale ou de développement d’une nouvelle tumeur.

[8] En 2018, pour la deuxième fois, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur fait valoir qu’il est confronté à des difficultés s’il retourne au Sri Lanka pour, entre autres, les raisons suivantes :

  • Risques de persécution en raison de son appartenance ethnique en tant que Tamoul, de ses affiliations présumées et du fait qu’il a été témoin d’un crime commis par des paramilitaires alliés du gouvernement.

  • Difficultés d’accès aux soins de suivi pour sa tumeur cérébrale.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[9] En rejetant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agente a conclu que le demandeur n’avait pas produit une preuve corroborante suffisante pour établir les difficultés qu’il rencontrerait advenant un retour au Sri Lanka.

[10] L’agente a conclu, entre autres, que la preuve ne démontre pas que le demandeur serait incapable d’obtenir un traitement contre le cancer et des soins de suivi au Sri Lanka.

IV. Disposition pertinente

[11] La disposition législative qui s’applique en l’espèce est le paragraphe 25(1) de la LIPR :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[…]

[…]

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

(1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

[…]

[…]

V. Question en litige et norme de contrôle

[12] La seule question que j’ai l’intention d’aborder est celle de savoir si l’agente a manqué à l’équité procédurale en ne tenant pas d’audience.

[13] Aucune des parties n’a fourni d’observations sur la norme de contrôle qui s’applique aux questions d’équité procédurale. Je suis d’avis que la norme de la décision correcte s’applique (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au para 43). Relativement à la norme de la décision correcte, je souligne simplement qu’il s’agit de déterminer si l’équité procédurale, dans les circonstances, a été respectée ou non (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121 au para 49).

VI. Observations des parties et analyse

L’agente a-t-elle manqué à l’équité procédurale en ne tenant pas d’audience?

[14] Le demandeur soutient que les principes de justice fondamentale exigent qu’une audience soit tenue lorsqu’une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire s’appuie sur d’importantes questions de crédibilité, en particulier si la vie ou la sécurité d’une personne est en danger (Singh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 1 RCS 177, 17 DLR (4th) 422 au para 59; Duka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1071 [Duka] au para 13; A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 498 [A.B.] au para 94).

[15] Le demandeur fait valoir qu’il souffre d’une maladie grave et que sa vie est sérieusement menacée si sa tumeur au cerveau réapparaît. Il fait remarquer que, selon les experts médicaux canadiens, le risque de récidive est élevé.

[16] Le demandeur soutient que, même si elle a admis la preuve relative à ses antécédents médicaux, l’agente a tiré une conclusion implicite défavorable quant à sa crédibilité à l’égard de son affirmation selon laquelle il aurait des difficultés à obtenir des soins et traitements adéquats au Sri Lanka. Selon le demandeur, cette conclusion implicite en matière de crédibilité s’est produite lorsqu’elle a accordé plus de poids aux sources obtenues par une recherche sur Google et au matériel promotionnel en ligne qu’à son témoignage personnel, aux éléments de preuve médicaux et au témoignage d’une personne se trouvant dans une situation similaire au Sri Lanka. Tous ces éléments de preuve avaient trait au coût d’obtention d’un traitement, ou à la qualité du traitement, du cancer du cerveau dans ce pays. La preuve du demandeur comprenait des lettres de médecins au Canada, une lettre d’un ami de la famille dont le fils a été traité pour une tumeur cérébrale au Sri Lanka, des lettres de parents et d’amis sri-lankais qui ont fait l’expérience directe du système de santé, ainsi qu’une preuve documentaire sur les limites du système de santé sri-lankais.

[17] Il est bien établi en droit qu’une audience n’est pas une exigence générale pour les décisions fondées sur des raisons d’ordre humanitaire (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 174 DLR (4th) 193 au para 34). Toutefois, le demandeur a raison lorsqu’il affirme que les principes de justice fondamentale exigent qu’une audience soit tenue lorsqu’une décision relative à une telle demande est fondée sur une conclusion défavorable en matière de crédibilité. Contrairement à ce qui est de mise dans le contexte d’un examen des risques avant renvoi, dans le cadre de l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il n’est pas nécessaire que la ou les conclusions en matière de crédibilité portent uniquement sur la crédibilité du demandeur. En l’espèce, la ou les conclusions en matière de crédibilité peuvent porter sur des éléments de preuve émanant de tiers (voir l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002227; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 au para 47; Duka au para 13; Ibabu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1068 aux para 33–34; Devadawson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 80 au para 40).

[18] Dans la décision A.B., la Cour a résumé l’analyse qui doit être menée pour déterminer si une audience est nécessaire :

[95] Pour déterminer si une décision comporte des conclusions déguisées quant à la crédibilité, il faut aller au‑delà des termes utilisés par l’agent; il est nécessaire de déterminer le fondement de la décision même si l’agent déclare expressément qu’il ne tire pas de conclusion quant à la crédibilité. La Cour doit d’abord décider si une conclusion quant à la crédibilité a été tirée, explicitement ou implicitement. Dans l’affirmative, la Cour doit décider si la question de la crédibilité était au cœur de la décision ou si elle est déterminante pour celle‑ci (Majali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 275, aux par. 30 et 31).

[19] En l’espèce, l’agente n’a pas formulé de conclusion explicite quant à la crédibilité des éléments de preuve du demandeur sur les limites des soins de santé au Sri Lanka. Je dois donc d’abord déterminer si une conclusion implicite quant à la crédibilité a été tirée. Je suis conscient qu’il est parfois difficile de faire la distinction entre une conclusion portant sur l’insuffisance de la preuve et une conclusion relative à la crédibilité (Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 59 au para 32).

[20] L’agente avait devant elle une lettre d’une amie de la famille qui habite au Sri Lanka. L’auteure raconte que son fils a reçu un diagnostic de tumeur au cerveau, et que le manque de traitement spécialisé pour une telle condition au Sri Lanka l’a conduit à sa mort. L’auteure de la lettre s’inquiète du fait que la même chose pourrait arriver au demandeur. L’auteure raconte en outre comment son fils a été transféré d’un hôpital à l’autre au Sri Lanka au cours de l’année qui a précédé son décès, sans pouvoir recevoir de soins spécialisés. La lettre indique également qu’elle a dû débourser d’importantes sommes d’argent, soit environ 1 200 000 roupies sri-lankaises ou 4 400 dollars canadiens, pour que son fils soit soigné au Sri Lanka. Il ressort de la décision que l’agente accorde peu de poids, voire aucun, à la lettre. L’agente affirme que l’auteure de la lettre a fourni des informations [traduction] « contradictoires » sur le traitement reçu par son fils, et a souligné l’absence de reçus médicaux pour corroborer les déclarations relatives aux frais médicaux encourus.

[21] Le type de cancer du cerveau dont souffrait le fils de l’auteure n’est pas le même que celui qui a été diagnostiqué chez le demandeur. Il s’ensuit que les résultats des deux diagnostics peuvent être très différents l’un de l’autre. Cependant, ce sont les observations de l’agente concernant les frais encourus par l’auteure pour le traitement de son fils qui me laissent perplexe. Il semble que l’agente a conclu à un manque de crédibilité concernant les coûts en se fondant en partie sur ses recherches indépendantes. En outre, il semble que l’agente a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité de la lettre en s’appuyant également sur ses recherches indépendantes.

[22] Par ailleurs, l’agente avait également en main des lettres de médecins du Canada. L’une de ces lettres, rédigée par le chef adjoint du département de radio-oncologie du Sunnybrook Cancer Centre de Toronto, indique que l’accès aux soins requis par la situation médicale du demandeur est [traduction] « discutable » au Sri Lanka. Selon une autre lettre, rédigée par un médecin de famille situé à Scarborough, le demandeur [traduction] « ne sera pas en mesure d’obtenir les soins et le suivi nécessaires au Sri Lanka ». Le demandeur a en outre fourni des lettres de membres de sa famille et d’amis sri-lankais qui ont une expérience directe du système de santé. Toutes ces lettres font état des nombreuses limitations du système de soins de santé au Sri Lanka.

[23] L’agente n’accorde que peu ou pas de poids à la preuve des médecins ou à celle de la famille et des amis du demandeur concernant le système de santé sri-lankais. L’agente préfère les [traduction] « éléments de preuve objectifs obtenus en utilisant des termes de recherche courants dans Google ». Selon l’agente, ces éléments de preuve confirment que le Sri Lanka dispose de plusieurs installations médicales capables de traiter le cancer et les tumeurs cérébrales. En outre, elle conclut, contrairement à au moins une partie des documents écrits, que les Sri Lankais ont accès à des soins de santé gratuits. L’agente n’explique pas pourquoi elle privilégie les éléments de preuve obtenus de Google plutôt que ceux présentés par le demandeur. Le rejet par l’agente des lettres de médecins canadiens et de la preuve concernant le coût des soins au Sri Lanka ne peut être considéré que comme une conclusion défavorable quant à la crédibilité des sources de ces éléments de preuve (Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 42; Abdillahi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 422 au para 31).

VII. Conclusion

[24] Je suis d’avis que le rejet par l’agente de l’expérience des ressortissants sri-lankais avec leur système de soins de santé et le rejet de la preuve médicale canadienne ont joué un rôle central dans le processus décisionnel. Je suis également d’avis que ces éléments de preuve ont été rejetés en fonction des conclusions relatives à la crédibilité, et non pour des raisons d’insuffisance de la preuve. Les éléments de preuve et les documents justificatifs du demandeur n’ont tout simplement pas été crus. Peut-être étaient-ils inexacts et peu fiables. Peut-être manquaient-ils de crédibilité sur tous les fronts. Mais là n’est pas la question. La question est que des conclusions en matière de crédibilité ont été tirées, lesquelles étaient essentielles à la question à trancher, et que ces conclusions ne découlaient pas d’une audience. Ce n’est qu’après un tel débat approfondi que l’agente aurait pu prendre une décision concernant la crédibilité de la preuve du demandeur, y compris les rapports et les lettres de médecins canadiens et de ressortissants sri-lankais.

[25] Pour ces motifs, je suis d’avis qu’une audience aurait dû être tenue. Étant donné que ma conclusion à cet égard tranche la présente affaire, je n’ai pas besoin d’examiner les autres arguments du demandeur à l’appui de sa contestation de la décision faisant l’objet du contrôle.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2448-20

LA COUR STATUE qu’il fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire, sans dépens. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen. Aucune question n’est certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.

« B. Richard Bell »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2448-20

 

INTITULÉ :

KIRITHARAN KUMARAKULASOORIYAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE ORGANISÉE PAR LE GREFFE À Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER NOVEMBRE 2021, LE 9 DÉCEMBRE 2021 ET LE 9 JUIN 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brad Gotkin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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