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Date : 20220719

Dossier : IMM‑6736‑20

Référence : 2022 CF 1070

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 19 juillet 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

CONSEIL DE RÉGLEMENTATION DES CONSULTANTS EN IMMIGRATION DU CANADA

demandeur

et

KULDEEP BANSAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Vue d’ensemble

[1] Le défendeur, M. Kuldeep Bansal, est un consultant en immigration agréé. Au cours des 10 dernières années, M. Bansal et ses sociétés associées ont dû répondre à de nombreuses plaintes et ont plusieurs fois été traduits en justice relativement à sa pratique de consultant en immigration.

[2] Plusieurs thèmes communs reviennent dans les diverses allégations et plaintes formulées contre M. Bansal : a) des clients ont payé des milliers de dollars pour lesquels aucun reçu n’a été remis et, souvent, M. Bansal ne leur avait fait signer aucun mandat; b) les clients se sont vus promettre un emploi au Canada ou la résidence permanente, mais au moment où ils sont arrivés au Canada, ces promesses n’ont abouti à aucune offre d’emploi approuvée, ou l’offre d’emploi avait disparu, ou ils ont obtenu un emploi différent; et c) aucune somme d’argent n’a été remboursée ou seul un remboursement partiel a été fait, malgré des demandes de remboursement intégral.

[3] Environ une quarantaine de plaintes ont été déposées contre M. Bansal auprès du demandeur, le Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada [le CRCIC] – aujourd’hui appelé le Collège des consultants en immigration et en citoyenneté [le Collège] –, un organisme de réglementation national chargé de surveiller les consultants en immigration agréés.

[4] Environ 30 de ces plaintes ont été rejetées, mais 10 ont fait l’objet d’une enquête, et le CRCIC a décidé de donner suite à 6 d’entre elles.

[5] Le 5 avril 2019, le Globe and Mail a publié un article dans lequel la journaliste rapportait diverses allégations visant des consultants en immigration qui offraient des services d’emploi. Monsieur Bansal était nommé dans l’article et il aurait gagné jusqu’à 5 millions de dollars par année en percevant de l’argent auprès de clients situés à l’étranger en échange d’emplois « garantis » et, dans certains cas, de l’obtention éventuelle du statut de résident permanent, sans toutefois honorer ses promesses ou rembourser l’argent payé.

[6] En juillet 2019, le CRCIC a produit une requête urgente en vue de faire suspendre provisoirement le permis de pratique de M. Bansal en attendant l’issue des procédures disciplinaires. Monsieur Bansal a fait valoir que la requête comportait des inexactitudes factuelles. Le Comité de discipline du CRCIC [le comité de discipline] a prononcé une suspension provisoire en août 2019. Monsieur Bansal a sollicité l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire – laquelle lui a été accordée –, et les parties ont ensuite réglé l’affaire et convenu de la renvoyer au comité de discipline.

[7] Le 17 juin 2020, le comité de discipline a décidé une fois de plus de suspendre le permis de pratique de M. Bansal jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur les plaintes sous‑jacentes. Le comité de discipline a ordonné une suspension de six mois, ajoutant que cette période pourrait varier si, dans l’intervalle, le jury instruisant les plaintes la levait, la prolongeait ou la modifiait ou encore si, après trois mois, M. Bansal présentait une requête en vue d’enjoindre au CRCIC de justifier le maintien de la suspension et si le jury instruisant cette requête la levait, la prolongeait ou la modifiait. Le comité de discipline craignait que M. Bansal continue de pratiquer en qualité de consultant alors qu’il s’était engagé à ne pas le faire, car il annonçait son entreprise de consultation sur un site Web actif. Le comité de discipline a donc ordonné à M. Bansal d’arrêter de recruter de nouveaux clients en qualité de consultant en immigration, soit directement soit par l’entremise d’une société qu’il contrôlait, et de supprimer de tout site Web exploité par lui-même, ou une société qu’il contrôlait, toute mention des services qu’il pouvait offrir en qualité de consultant en immigration. Le comité de discipline doutait également de sa crédibilité et craignait qu’il ne collabore pas à l’enquête du CRCIC. Monsieur Bansal avait proposé de faire l’objet d’une surveillance plutôt que d’une suspension, mais il n’avait mis de l’avant aucun plan de surveillance. Le comité de discipline a rejeté sa proposition, car il a conclu que la suspension était nécessaire pour protéger le public contre tout préjudice et assurer sa confiance envers la profession.

[8] En octobre 2020, M. Bansal a présenté une requête en vue de faire lever sa suspension. Cette fois‑ci, il a proposé qu’un autre membre en règle du CRCIC le surveille. Le CRCIC a déposé une requête incidente en vue de maintenir la suspension. Le 17 décembre 2020, le comité de discipline a levé la suspension et autorisé M. Bansal à pratiquer sous surveillance [la décision du comité de discipline]. Le CRCIC sollicite aujourd’hui le contrôle judiciaire de cette décision en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[9] Avant la date de l’audience, j’ai demandé aux parties de me faire part de leurs observations sur le point de savoir si la décision du comité de discipline visée par le présent contrôle était une décision interlocutoire et, dans l’affirmative, s’il fallait que la Cour rejette la demande de contrôle judiciaire pour cause de prématurité.

[10] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision du comité de discipline n’est pas de nature interlocutoire. De plus, je fais droit à la demande, car j’estime que le comité de discipline n’a fait aucune analyse sur le point de savoir pourquoi ou comment la pratique surveillée permettrait de protéger le public.

II. Les procédures en matière de plainte suivies depuis la décision du comité de discipline

[11] L’audition des plaintes sous-jacentes sur le fond, par le comité de discipline, a pris fin en juillet 2021.

[12] Le 21 juin 2022, au début de l’audition de la présente demande, l’avocate du demandeur a attiré l’attention de la Cour sur la possibilité que le comité de discipline rende sa décision plus tard ce jour‑là, ce qui rendrait peut-être cette demande théorique.

[13] Il se trouve que le comité de discipline a effectivement rendu sa décision et il a conclu que M. Bansal avait commis des erreurs professionnelles pendant que l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire était en cours. Il n’est nul besoin de résumer en détail la décision de 116 pages. Je me contenterai de dire que le comité de discipline a conclu que certaines des allégations visant M. Bansal, mais pas toutes, ont été prouvées. L’une des principales conclusions que le comité de discipline a tirées était que M. Bansal avait manqué au code d’éthique professionnelle de juin 2012 du CRCIC parce qu’il n’avait pas agi honorablement et de façon à préserver l’intégrité, relativement à cinq des six plaignants, et parce qu’il n’avait fourni aucun mandat dans le cas du sixième plaignant.

[14] Le comité de discipline n’a tiré aucune conclusion quant à la sanction qu’il convenait d’infliger à la suite de ses conclusions en matière d’inconduite, et il a ordonné aux parties de présenter leurs observations sur ce point au cours d’une période s’étalant sur plusieurs mois, la dernière date de présentation des observations étant, dans le cas de la réplique du Collège, le 9 septembre 2022.

[15] Comme la décision du comité de discipline du 21 juin 2022 ne traite pas de la question de la sanction à infliger, la Cour est d’avis que son prononcé ne rend pas théorique la demande dont il est question en l’espèce. Les parties n’ont exprimé aucune opposition à la conclusion de la Cour à cet égard, même si celle‑ci leur en a donné la possibilité.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[16] Le CRCIC soulève deux arguments centraux :

  • a)le comité de discipline a manqué à son obligation d’équité parce qu’il ne s’est pas exprimé sur le caractère approprié de la pratique surveillée au vu de ses conclusions selon lesquelles les allégations visant M. Bansal étaient graves, et parce qu’il n’a pas motivé cette partie de sa décision;

  • b)le comité de discipline a fait abstraction de facteurs importants – à savoir la publicité négative dont M. Bansal a été l’objet, sa non-conformité antérieure et sa responsabilité quant à l’audition tardive des plaintes sur le fond – ou il les a mal compris.

[17] Les deux arguments principaux de M. Bansal sont les suivants :

  • a)le CRCIC est irrecevable à présenter des observations concernant le caractère approprié des restrictions en matière de pratique parce qu’il n’a pas présenté ces arguments au comité de discipline;

  • b)la décision du comité de discipline est transparente, intelligible et justifiée au vu d’une concession que le CRCIC a faite, de l’historique procédural et du dossier de preuve.

[18] Monsieur Bansal fait valoir que la décision du comité de discipline est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Le CRCIC convient qu’en ce qui concerne l’exercice du pouvoir discrétionnaire du comité de discipline, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Cependant, il fait valoir que l’absence de motifs dans la décision du comité de discipline soulève une question d’équité procédurale, laquelle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, citant à cet égard l’arrêt Vavilov, aux para 77‑81, et l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker] au para 43.

[19] Le CRCIC cite également l’arrêt Congrégation des témoins de Jéhovah de St‑Jérôme-Lafontaine c Lafontaine (Village), 2004 CSC 48 au para 30, une affaire dans laquelle la municipalité n’avait pas motivé son refus d’attribuer un permis et où la Cour suprême a conclu que ce défaut de justifier la décision constituait un manquement à l’équité procédurale. De plus, le CRCIC cite la décision Olah c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 899 aux para 33‑38, une affaire dans laquelle la Cour a annulé la décision rendue à l’issue de l’examen des risques avant renvoi en raison de l’absence d’analyse – mais, il importe de souligner que la Cour a appliqué la norme de la décision raisonnable et non celle qui s’applique aux questions d’équité procédurale.

[20] Selon l’arrêt Vavilov, au para 81, la question de savoir si des motifs sont suffisants peut comporter à la fois un aspect procédural et un aspect substantiel : « [L]a communication des motifs à l’appui d’une décision administrative est susceptible d’avoir des répercussions sur sa légitimité, à la fois au regard de l’équité procédurale et du caractère raisonnable de ceux‑ci sur le fond. »

[21] Depuis l’arrêt Vavilov toutefois, notre Cour a souvent appliqué la norme de la décision raisonnable à l’examen du caractère suffisant des motifs (voir, par exemple, les décisions Novakova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 110, et Zhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 980 [Zhu]).

[22] Dans l’affaire Zhu, le demandeur alléguait que l’agent en question avait évalué la preuve de manière déraisonnable et fourni des motifs insuffisants. Après avoir conclu que ces deux aspects commandaient la norme de contrôle de la décision raisonnable, le juge Favel s’est exprimé comme suit :

[12] Malgré les observations contraires présentées par les parties, le caractère suffisant des motifs de l’agent touche au caractère raisonnable de la décision quant au fond. Les motifs d’un décideur peuvent avoir une incidence à la fois sur le caractère raisonnable de la décision quant au fond et sur l’équité procédurale d’une décision (voir Vavilov, au para 81). Toutefois, la façon dont le demandeur a présenté son argument concernant [traduction] « l’équité procédurale », c’est‑à‑dire en soutenant que la décision n’était pas [traduction] « justifiée » et qu’il était [traduction] « impossible de comprendre pourquoi l’agent a rejeté l’expérience du demandeur », indique qu’il s’agit d’un argument contre le caractère raisonnable de la décision quant au fond. Ce type de langage employé pour décrire une décision déraisonnable est le même que celui employé dans la décision Dunsmuir et dans la décision Vavilov (voir Vavilov, au para 81).

[sic, pour l’ensemble de la citation]

[23] En l’espèce, bien que selon le demandeur, la question qui doit être examinée relativement au défaut du comité de discipline de motiver la levée de la suspension du permis de pratique de M. Bansal mette en jeu le devoir d’agir équitablement, l’essentiel de ses arguments est, à mon avis, assimilable à une contestation du caractère suffisant des motifs du comité. Par conséquent, j’estime que rien ne permet de déroger à la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[24] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [être] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe au demandeur d’établir que la décision est déraisonnable (Vavilov, au para 100). Pour pouvoir infirmer une décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

IV. Les questions préliminaires

[25] Comme je l’ai dit plus tôt, j’ai demandé aux parties de me faire part de leur position sur la question de la prématurité. De plus, M. Bansal soutient que le CRCIC est irrecevable à présenter des observations concernant le caractère approprié des restrictions en matière de pratique. Je trancherai ces deux questions préliminaires avant d’effectuer le contrôle judiciaire de la décision du comité de discipline sur le fond.

Première question : Le contrôle judiciaire est‑il prématuré?

[26] En règle générale, il ne convient pas de contester une décision interlocutoire tant que l’instance engagée devant le tribunal administratif n’a pas été menée à terme (Zündel c Canada (Commission des droits de la personne) (C.A.), 2000 CanLII 17138 (CAF), [2000] 4 CF 255 au para 10). À titre d’exception au principe général de non-ingérence dans les procédures administratives en cours, une cour de justice peut contrôler une décision interlocutoire dans des « circonstances exceptionnelles », mais le critère minimal est élevé (CB Powell Limited c Canada (Agence des services frontaliers), [2011] 2 RCF 332, 2010 CAF 61 [CB Powell] au para 33). Même une question de compétence ne justifie pas le contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire : seules les décisions dont les conséquences sont à ce point « immédiates et radicales » qu’elles mettent en doute le principe de la primauté du droit le peuvent (Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8 aux para 35‑36). Il n’y a pas lieu de faire exception à cette règle, même dans les cas où le fait de permettre qu’une décision interlocutoire ne soit pas contrôlée causerait, en pratique, des difficultés (Herbert v Canada (Attorney General), 2022 FCA 11 aux para 7‑19).

[27] Dans l’affaire Benito c Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada, 2019 CF 1628 [Benito], deux consultants en immigration sollicitaient le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle le comité de discipline avait suspendu provisoirement leur droit d’agir en qualité de consultant en immigration. Le défendeur, le CRCIC, faisait valoir qu’il fallait rejeter la demande de contrôle judiciaire pour cause de prématurité, car le processus disciplinaire administratif que suivait le comité de discipline était toujours en cours. Le juge Gascon a souscrit à l’argument du CRCIC et a conclu que la demande de contrôle judiciaire était prématurée, ajoutant que les tribunaux devaient refuser de contrôler une décision interlocutoire pour les raisons suivantes :

[19] […] Lorsque la loi prévoit un processus administratif consistant en une série de décisions et de réparations, ce processus doit, en l’absence de circonstances exceptionnelles, être suivi jusqu’au bout avant que les tribunaux puissent être priés d’intervenir. Les parties doivent épuiser tous les recours adéquats en réparation si c’est aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice que le législateur a accordé le pouvoir de rendre des décisions : « […] à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés » (CB Powell, au par. 31). Par conséquent, les demandeurs ne peuvent contourner le processus établi dans les procédures disciplinaires du CRCIC en présentant une demande de contrôle judiciaire […]

[28] Après avoir passé en revue la jurisprudence, le juge Gascon a tiré la conclusion suivante :

[23] En l’espèce, comme dans l’arrêt CB Powell, un processus administratif disciplinaire se déroule devant le CRCIC, et il doit être suivi jusqu’à son terme, à moins de circonstances exceptionnelles. Dans ce processus administratif, le législateur a confié le pouvoir décisionnel au CRCIC et à divers dirigeants administratifs, et non aux tribunaux. En l’absence de circonstances extraordinaires, qui n’existent pas en l’espèce, les parties doivent épuiser le[s] droits et recours [prévus par] ce processus administratif avant d’intenter un recours devant les tribunaux, même en ce qui touche les questions dites « de compétence », liées au pouvoir d’agir du Comité de discipline ou les préoccupations en matière d’équité procédurale. Pour tous ces motifs, les demandes de contrôle judiciaire doivent être rejetées en raison de leur caractère prématuré, étant donné qu’il faut s’en tenir au processus administratif ordinaire prévu par les règles et règlements administratifs du CRCIC, et non que la Cour substitue sa compétence à celle du Comité de discipline.

[29] Je tiens toutefois à faire remarquer que dans la décision Zhang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 746 [Zhang], le juge Ahmed a conclu, aux paragraphes 14‑22, que le contrôle judiciaire n’était pas prématuré parce que l’instance administrative d’appel n’avait pas la même faculté d’accorder une réparation.

[30] En l’espèce, le CRCIC soutient que la décision du comité de discipline n’est pas une décision interlocutoire qui concerne des questions de compétence devant être examinées dans le cadre du contrôle judiciaire.

[31] Le CRCIC soutient qu’il y a lieu de distinguer les décisions de nature interlocutoire qui doivent être tranchées en cours d’instance – par exemple, une décision sur des éléments de preuve à admettre, une contestation relative à une assignation visant à produire des éléments de preuve, ou la norme à appliquer pour arriver à la décision ultime – de celles qui doivent être rendues en vertu d’un pouvoir décisionnel législatif distinct. Il ajoute que ce pouvoir comprend la décision de suspendre un permis (ou non) en attendant l’issue d’une procédure disciplinaire. Selon lui, le dernier type de décision est complet en soi et susceptible de contrôle, à condition que la partie lésée ne dispose d’aucun autre recours administratif.

[32] À ce sujet, le CRCIC soutient qu’il ne dispose d’aucun processus d’appel interne, car son Règlement administratif 2020‑1 du 17 décembre 2020 prévoit un mécanisme d’appel interne pour les membres et non pour le CRCIC (citant les paragraphes 20.7-20.9, l’alinéa 28.2d) et les paragraphes 32.1 et 39.5 du Règlement administratif).

[33] Le CRCIC fait également référence à la décision Benito, aux para 19‑20, apparemment pour faire valoir qu’un contrôle judiciaire n’est prématuré que dans le cas où le demandeur dispose d’un recours administratif. Ce passage indique toutefois que les demandeurs auraient dû suivre non seulement le « mécanisme interne d’appel dont ils pouvaient se prévaloir », mais aussi le « processus disciplinaire du CRCIC » (Benito, au para 20).

[34] Le CRCIC fait aussi valoir que le fait de soumettre la décision du comité de discipline à un contrôle judiciaire n’entrave pas le processus disciplinaire étant donné que l’audition des plaintes se poursuivra, que le permis de M. Bansal soit suspendu ou non.

[35] Au départ, M. Bansal n’a pas clairement pris position sur la question de la prématurité. Il a seulement contesté le fait que la position du CRCIC ne concordait pas avec la position que celui-ci avait prise antérieurement, lors du contrôle judiciaire de deux des ordonnances du comité de discipline. L’une de ces deux demandes de contrôle judiciaire visait la suspension provisoire de M. Bansal, tandis que l’autre visait le rejet, par le comité de discipline, de la requête pour abus de procédure présentée par M. Bansal. Dans ces deux affaires, le CRCIC avait évoqué l’argument de la prématurité. La Cour a rejeté la première demande d’autorisation, et elle a mis l’autre en suspens jusqu’à ce que le comité de discipline se soit prononcé sur le fond des allégations. Monsieur Bansal a fait valoir que l’observation du CRCIC selon laquelle son Règlement administratif prévoyait un mécanisme d’appel interne pour les membres comme lui ne concordait pas avec sa position antérieure, mais il n’a pas semblé contester la position du CRCIC selon laquelle celui‑ci ne dispose d’aucun processus d’appel interne.

[36] Dans une lettre envoyée plus tard à la Cour, M. Bansal a soutenu que la décision du comité de discipline était de nature interlocutoire parce qu’elle contenait ce qui suit dans son ordonnance :

Le CRCIC pourrait présenter une requête pour que cette ordonnance intérimaire soit revue si les conditions ne sont pas respectées ou si l’audience des plaintes, les sanctions et les dépens ne sont pas réglés dans les six mois suivant la date de l’ordonnance.

[Sic, pour l’ensemble de la citation]

[37] Vu l’ordonnance qui précède, M. Bansal fait valoir aujourd’hui que la décision du comité de discipline confère au CRCIC la capacité de réexaminer l’ordonnance à l’interne après six mois. Le CRCIC a, jusqu’à présent, choisi de ne pas le faire, mais cette ordonnance prévoit l’existence d’un autre recours au sein du processus du tribunal administratif.

[38] Je conclus, conformément au Règlement administratif du CRCIC, qu’il n’existe pour ce dernier aucun processus d’appel interne. Ce processus n’est offert qu’aux membres. C’est ce qui, à mon avis, explique les différentes positions qu’a adoptées le CRCIC à l’égard des demandes de contrôle judiciaire présentées par M. Bansal et de celle dont il est question en l’espèce. L’absence de processus d’appel interne est un facteur qui empêche la Cour de conclure que la décision du comité de discipline est de nature interlocutoire (Benito, au para 19, et Zhang, au para 22).

[39] Cependant, je conviens également avec M. Bansal que le réexamen après un délai six mois prévu dans la décision du comité de discipline est un facteur pertinent à prendre en considération, conformément aux décisions Khan c Conseil de réglementation des consultants en immigration, 2021 CF 381 aux para 14‑16, et Benito, au para 20.

[40] Je tiens à souligner que l’ordonnance par laquelle le comité de discipline habilite le CRCIC à présenter une requête en réexamen de la présente décision du comité de discipline est la dernière des 10 ordonnances que cette décision comporte. Sept des neuf autres ordonnances imposent des restrictions à la pratique de M. Bansal, tandis que les deux autres exigent que le surveillant proposé se conforme au code d’éthique du CRCIC et rende compte au Service de conduite professionnelle du CRCIC de la manière dont M. Bansal exerce sa pratique. Vu le contexte dans lequel s’inscrivent ces ordonnances, je conclus que le comité de discipline a clairement indiqué que le CRCIC pouvait réexaminer la décision du comité de discipline uniquement si l’une des neuf conditions n’était pas respectée, ou si l’audition de la question des plaintes, des pénalités et des dépens n’était pas terminée dans un délai de six mois. En d’autres termes, aucune disposition ne permet au CRCIC de solliciter un réexamen interne de la décision du comité de discipline elle-même, même si le CRCIC croit que cette décision contient des erreurs de droit, ou qu’elle est par ailleurs déraisonnable.

[41] Je suis donc d’avis que le demandeur ne dispose d’aucun mécanisme de révision interne sous le régime du Règlement administratif du CRCIC, pas plus que l’ordonnance incluse dans la décision du comité de discipline qui habilite le CRCIC à présenter une requête en réexamen dans les six mois n’est assimilable à une autre voie de recours dont dispose le CRCIC pour réexaminer le fond de la décision du comité.

[42] De plus, je conviens avec le CRCIC que la décision du comité de discipline n’est pas de nature interlocutoire car, contrairement à d’autres ordonnances ou décisions provisoires qui découlent d’une instance en cours, cette décision est complète en soi. La décision du comité de discipline est valide – et continuera de l’être – jusqu’à ce que le comité de discipline rende la décision finale qui suit ses conclusions d’inconduite professionnelle. Là encore, le comité se trouvera à rendre une décision, nouvelle et distincte, sur la sanction à infliger à M. Bansal. La décision finale est indépendante de la sanction provisoire – y compris toute restriction en matière d’exercice – que le comité de discipline a prévue dans sa décision. Plus particulièrement, le pouvoir du comité de discipline de rendre une ordonnance intérimaire figure au paragraphe 30.8 du Règlement administratif du CRCIC, tandis que son pouvoir d’ordonner une sanction après avoir conclu qu’une infraction a été commise relève de l’article 30.10, une disposition tout à fait distincte qui comporte une série différente de critères.

[43] Enfin, comme l’indique clairement la décision finale selon laquelle M. Bansal a commis une inconduite professionnelle, le processus disciplinaire du CRCIC se poursuit, malgré le dépôt de la présente demande. Je conclus que le contrôle de la décision du comité de discipline effectué par la Cour ne constitue pas une ingérence dans le processus administratif interne du comité de discipline du CRCIC, pas plus qu’il ne fragmentera les procédures administratives (Watto c Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada, 2018 CF 890 [Watto] au para 32.

Deuxième question : Est-il interdit au CRCIC de soulever la question du caractère approprié de la surveillance dans le cadre du contrôle judiciaire?

[44] Monsieur Bansal fait valoir qu’il est interdit au CRCIC de soulever des arguments sur le caractère approprié des restrictions en matière de pratique parce qu’il ne l’a pas fait devant le comité de discipline. Comme M. Bansal le soutient, il est bien établi que les parties doivent s’abstenir de soulever dans le cadre du contrôle judiciaire un argument qui n’a pas été présenté au décideur administratif (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 aux para 22‑26). D’après M. Bansal, l’examen de cette question au stade du contrôle judiciaire lui causerait un préjudice, empêcherait le décideur administratif de faire connaître son point de vue et priverait la Cour d’un dossier de preuve adéquat.

[45] Selon M. Bansal, le CRCIC n’a présenté aucun argument dans ses observations écrites ou orales quant au caractère approprié des restrictions en matière de pratique devant le comité de discipline, sinon pour faire valoir que de telles restrictions sont insuffisantes lorsque la conduite d’un membre témoigne d’un manque d’intégrité.

[46] Monsieur Bansal soutient que le caractère inadéquat des observations du CRCIC sur le droit applicable et l’absence de contestation de la part du CRCIC quant à sa preuve concernant le caractère approprié des restrictions en matière de pratique empêchent le CRCIC de contester le caractère approprié de ces restrictions dans le cadre du contrôle judiciaire.

[47] L’argument qu’invoque M. Bansal ne me convainc pas. Je suis plutôt d’accord avec le CRCIC pour dire que l’argument de M. Bansal est trompeur.

[48] Comme il le fait remarquer, le CRCIC a fait valoir devant le comité de discipline que les plaintes formulées contre M. Bansal soulevaient de sérieuses questions d’intégrité, dont une conduite frauduleuse. De l’avis du CRCIC, de telles préoccupations ne se prêtent pas à une surveillance de la qualité du travail accompli; elles remettent plutôt en question la confiance du public envers le processus disciplinaire qui s’applique aux consultants en immigration.

[49] Mon examen des documents confirme la position du CRCIC. Dans le mémoire daté du 18 mars 2020 qu’il a présenté à l’appui de sa requête en suspension provisoire, le CRCIC affirmait que la suspension provisoire était la mesure appropriée et que des restrictions en matière de pratique n’étaient pas suffisantes dans le cas d’une affaire où le manque d’intégrité de la part du consultant en immigration était allégué. Évoquant la confiance du public envers la profession des consultants en immigration et la crainte de faire courir un risque sérieux à l’administration de la justice, le CRCIC faisait valoir qu’il ne fallait pas permettre à M. Bansal de continuer d’exercer sa pratique.

[50] Le CRCIC a adopté la même position dans la requête incidente qu’il a présentée pour faire prolonger la suspension provisoire en novembre 2020, après que M. Bansal eut déposé une requête visant à enjoindre au CRCIC de justifier le maintien de l’ordonnance de suspension provisoire. Là encore, le CRCIC affirmait que des restrictions en matière de pratique ne seraient pas suffisantes dans le cas d’une affaire où le manque d’intégrité était visé, et rien de moins que la suspension provisoire du permis de M. Bansal ne protégerait le public d’une manière convenable.

[51] De plus, comme nous le verrons dans les arguments du CRCIC qui sont exposés en détail plus loin, celui-ci ne fait pas reposer sa contestation de la décision du comité de discipline sur la compétence du surveillant ou sur les conditions des restrictions en matière de pratique. Il fait principalement valoir devant la Cour que la décision du comité de discipline n’était pas justifiée pour ce qui était de savoir si la surveillance était fondamentalement une mesure appropriée qui constitue une solution de rechange à la suspension.

[52] La principale question en litige à laquelle je dois répondre porte sur le caractère raisonnable de la décision du comité de discipline de lever la suspension provisoire. Il n’est pas important de savoir si le CRCIC a présenté un argument particulier devant le comité de discipline pour contester le caractère approprié du plan de surveillance, car cette question n’est pas en jeu en l’espèce.

[53] Je ne vois rien qui empêche le CRCIC de solliciter le contrôle judiciaire de cet aspect de la décision du comité de discipline, vu la position qu’il a systématiquement suivie pendant toute la durée des procédures devant le comité de discipline. Hormis sa simple affirmation, M. Bansal n’a fourni aucune preuve quant au préjudice que lui causerait le fait de permettre que l’argument du CRCIC soit entendu.

V. Analyse

La décision du comité de discipline de lever la suspension du permis était-elle raisonnable?

[54] À mon avis, la question déterminante en l’espèce consiste à se demander si le comité de discipline a rendu une décision déraisonnable du fait qu’il ne s’est pas livré à une analyse et qu’il n’a pas fourni des motifs suffisants sur la question de la levée de la suspension du permis de M. Bansal.

[55] Le comité de discipline a consacré une bonne part de son analyse à répondre aux arguments de M. Bansal selon lesquels les conditions avaient changé depuis l’ordonnance de suspension de son permis prononcée le 17 juin 2020, particulièrement en ce qui avait trait aux « quatre éléments » ayant motivé la décision du jury précédent. Le comité de discipline a examiné les arguments de M. Bansal, dont voici un résumé :

  • relativement à la requête préliminaire, le jury a décidé que les conclusions judiciaires et administratives rendues dans les affaires instruites en Alberta et en Colombie-Britannique étaient inadmissibles à titre de preuve prima facie d’inconduite professionnelle, car M. Bansal n’était pas partie à ces instances et les enjeux étaient différents;

  • le CRCIC a décidé de ne pas donner suite à quatre des plaintes déposées;

  • la décision du jury précédent selon laquelle M. Bansal s’était montré peu coopératif au cours de l’enquête reposait en grande partie sur les allégations formulées par l’un des enquêteurs, mais elle n’était pas étayée par le formulaire de déposition des témoins produit pour l’audition sur le fond;

  • l’article du Globe and Mail, sur lequel le jury précédent s’était également fondé, devrait être exclu au motif qu’il s’agit de ouï-dire inadmissible, car il comporte des inexactitudes.

[56] Le comité de discipline a rejeté tous les arguments de M. Bansal et il a tiré les conclusions suivantes :

  • la description des affaires instruites en Alberta et en Colombie-Britannique donnée par M. Bansal n’était pas tout à fait exacte, car les personnes qui avaient témoigné dans le cadre de ces instances pouvaient encore témoigner à l’audition sur le fond;

  • le comité a convenu avec le CRCIC que les autres plaintes étaient liées à une façon d’agir qui avait suscité l’inquiétude du jury précédent et que cette façon d’agir n’avait pas beaucoup changé;

  • l’enquêteur en question, à ce stade, n’avait pas été contre-interrogé et le jury n’avait pu rejeter entièrement la conclusion du jury précédent quant à l’absence de coopération de la part de M. Bansal lors de l’enquête;

  • quelles que soient les inexactitudes relevées dans l’article du Globe and Mail, aucune ne changeait l’objectif poursuivi par le jury précédent, à savoir que « la question pour le jury ne consiste pas à trancher de la véracité des allégations, mais de leur caractère probant démontrant ce que le public aurait pu lire à propos de la profession de consultant en immigration en général et, plus particulièrement, de M. Bansal » [sic, pour l’ensemble de la citation].

[57] Le comité de discipline a ensuite conclu :

Le jury conclut que l’inconduite alléguée demeure grave et qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il pourrait y avoir un préjudice causé à un autre membre du public et/ou que la confiance du public envers la profession de consultant en immigration pourrait être minée si le membre était autorisé à exercer sa profession sans être assujetti à des restrictions ou à des conditions.

[58] Le comité de discipline a ensuite souligné que le jury précédent avait envisagé la possibilité que le CRCIC effectue une surveillance plus serrée ou qu’un autre consultant en immigration effectue une surveillance, mais il a rejeté cette option. Le jury précédent avait conclu « qu’il n’y avait pas d’élément de preuve selon lequel le CRCIC disposait des ressources nécessaires pour fournir le degré de supervision exigée » et « qu’un autre consultant en immigration accepterait de procéder à l’examen régulier nécessaire des activités du membre » [sic, pour l’ensemble des deux citations].

[59] Le comité de discipline a ensuite ajouté que M. Bansal avait fourni l’affidavit du consultant surveillant qui avait été proposé. Le comité de discipline a fait un résumé de l’expérience du surveillant en question; puis il a ajouté que ce dernier était disposé à examiner la manière dont M. Bansal exerçait sa pratique et qu’il était au courant des plaintes qui avaient été déposées contre celui-ci. Après cette brève description du surveillant proposé, le comité a conclu, en une seule phrase :

Le jury estime que les restrictions associées à la pratique du membre suffiront à réduire le risque de préjudice touchant l’intérêt public dans l’administration de la justice et le risque de préjudice pour le public.

[60] Vu la brièveté du paragraphe reproduit ci-dessus, je conviens avec le CRCIC que le comité de discipline n’a pas, lorsqu’il a décidé de lever la suspension, analysé les raisons pour lesquelles une surveillance suffirait « à réduire le risque de préjudice touchant l’intérêt public dans l’administration de la justice et le risque de préjudice pour le public ». Le comité de discipline n’a cité aucune décision, n’a renvoyé à aucun élément de preuve, n’a fourni aucune réponse aux arguments du CRCIC, et n’a rien fait pour rattacher sa décision à sa propre conclusion voulant que « […] l’inconduite alléguée demeure grave et qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il pourrait y avoir un préjudice causé à un autre membre du public […] ».

[61] La Cour suprême du Canada a donné l’explication suivante dans l’arrêt Vavilov :

[79] […] Les motifs donnés par les décideurs administratifs servent à expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause. Ils permettent de montrer aux parties concernées que leurs arguments ont été pris en compte et démontrent que la décision a été rendue de manière équitable et licite. Les motifs servent de bouclier contre l’arbitraire et la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public : Congrégation des témoins de Jéhovah de St‑Jérôme‑Lafontaine, par. 12‑13. Comme l’a fait remarquer la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Baker, « [i]l est plus probable que les personnes touchées ont l’impression d’être traitées avec équité et de façon appropriée si des motifs sont fournis » : par. 39, citant S. A. de Smith, J. Jowell et lord Woolf, Judicial Review of Administrative Action (5e éd. 1995), p. 459‑460. Et comme l’écrivent de manière convaincante Jocelyn Stacey et l’honorable Alice Woolley, [traduction] « les décisions rendues par les pouvoirs publics acquièrent leur autorité sur le plan juridique et démocratique par le biais d’un processus de justification publique » au moyen duquel les décideurs « motivent leurs décisions en tenant compte du contexte constitutionnel, législatif et de common law dans lequel ils œuvrent » : « Can Pragmatism Function in Administrative Law? » (2016), 74 S.C.L.R. (2d) 211, p. 220.

[62] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [être] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). En l’espèce, le comité de discipline n’a fait aucune analyse, rationnelle ou autre, pour justifier sa décision de lever la suspension de permis et de la remplacer par des restrictions dans le cadre d’une affaire qui comporte de graves allégations d’inconduite.

[63] Le CRCIC relève des lacunes qui découlent de l’absence d’analyse de la part du comité de discipline. Il soutient, notamment, que le jury n’est pas dégagé de son obligation d’évaluer le caractère approprié de la surveillance en raison de la nature des graves allégations non réglées, peu importe si les jurys antérieurs ont examiné la possibilité d’imposer une surveillance, et quelles que soient la solidité des éléments de preuve soumis au jury ainsi que les règles de droit à appliquer à l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Il est inutile que j’examine ces arguments, car la décision du comité de discipline est à ce point dénuée de raisonnement qu’il serait impossible de savoir s’il a effectivement pris en compte l’un quelconque de ces facteurs.

[64] Dans le même ordre d’idées, je rejette également l’argument de M. Bansal voulant que le comité de discipline ait, dans sa décision, examiné de manière appropriée les observations des parties et que cette décision fût fondée sur l’historique procédural de la requête, sur le dossier factuel qui lui a été présenté ainsi que sur le régime réglementaire prescrivant d’imposer les mesures les moins restrictives possible. De plus, de l’avis de M. Bansal, l’ordonnance assortie de conditions est adaptée à sa pratique et tient compte des allégations non réglées.

[65] Aucune des [traduction] « raisons » qu’invoque aujourd’hui M. Bansal ne se retrouve dans la décision du comité de discipline. Comme le soutient le CRCIC, il n’appartient pas au défendeur ou à la Cour de récrire les motifs du comité de discipline. De l’avis du CRCIC, les arguments de M. Bansal complètent les motifs qui figurent dans cette décision. Je suis d’accord.

[66] En conclusion, le comité de discipline a rendu une décision déraisonnable car il n’a fait aucun travail d’analyse et n’a pas fourni de motifs suffisants pour lever la suspension du permis de pratique de M. Bansal, malgré le fait qu’il avait reconnu l’existence de graves allégations d’inconduite et malgré ses préoccupations à l’égard de la confiance du public envers la profession et le risque de préjudice auquel le public serait exposé.

[67] Pour ce seul motif, il est nécessaire de renvoyer la présente affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

Remarques incidentes

[68] À l’audience, les parties ont débattu des exigences légales applicables à l’imposition d’une suspension de permis dans les cas qui comportent de graves allégations d’inconduite mettant en cause l’intégrité, l’honnêteté et la confiance. Le CRCIC a fait valoir qu’une fois que l’organisme de réglementation établit l’existence de motifs raisonnables de croire que le membre s’est livré à une inconduite grave, la condition requise pour suspendre le permis est remplie et il incombe dans ce cas à ce membre de proposer un plan de rechange qui assurera la protection du public. À l’opposé, M. Bansal a allégué que la loi n’étaye pas l’imposition d’une suspension pure et simple. Les organismes professionnels doivent plutôt prendre en considération, comme point de départ, les mesures les moins restrictives possible.

[69] Le CRCIC a demandé à la Cour d’examiner la question de savoir à quelle partie incombe le fardeau de démontrer s’il convient d’imposer des restrictions à la pratique, une fois que le CRCIC établit l’existence, pour des motifs raisonnables, de graves allégations.

[70] Selon mon examen des observations des parties, il me faut refuser de répondre à la question du CRCIC, car j’estime qu’en l’espèce, il n’est pas opportun pour la Cour de se prononcer sur cette question importante. Les deux parties ont fourni des observations importantes au comité de discipline à propos de la sanction qu’il convient d’appliquer, mais, comme je l’ai mentionné plus tôt, le comité n’y a pas répondu.

[71] En outre, je ne crois pas non plus que la position que le CRCIC demande à la Cour de retenir a clairement été présentée au comité de discipline. Le CRCIC a fait valoir avec sérieux qu’une suspension était la seule sanction qui convenait dans les cas de manque d’intégrité, mais il n’a jamais fait valoir qu’il y avait eu déplacement du fardeau, de sorte qu’il appartenait à M. Bansal d’établir le contraire dès lors que les allégations graves étaient établies pour des motifs raisonnables.

[72] Dans la mesure où il est possible de donner des indications quelconques, je formule, à titre incident, les commentaires qui suivent, que le comité de discipline pourra prendre en considération au moment où il rendra sa nouvelle décision sur la sanction provisoire qu’il convient d’infliger à M. Bansal.

[73] La mission confiée à un organisme de réglementation professionnel de protéger l’intérêt du public et d’atténuer le préjudice qui peut lui être causé revêt une importance primordiale, surtout dans les cas où un membre est visé par de graves allégations de malhonnêteté et de manque d’intégrité. Comme l’a invoqué le CRCIC, la Cour suprême du Canada a fait remarquer ce qui suit, au paragraphe 36 de l’arrêt Pharmascience Inc. c Binet, 2006 CSC 48 [Binet] :

L’importance de contrôler la compétence et de surveiller la conduite des professionnels s’explique par le niveau de confiance que leur accorde le public. Il ne faut pas non plus oublier l’état de vulnérabilité dans lequel s’inscrit souvent la relation qu’un client établit avec un professionnel.

[74] Citant le paragraphe 16 de l’arrêt Finney c Barreau du Québec, 2004 CSC 36, pour souligner l’importance des obligations imposées par l’État aux ordres professionnels chargés de veiller sur la compétence et l’honnêteté de leurs membres, la Cour suprême a repris le passage suivant de l’arrêt Binet :

Le premier objectif de ces ordres n’est pas de fournir des services à leurs membres ou de défendre leurs intérêts collectifs. Ils sont formés dans le but de protéger le public […]

[75] L’objectif de protéger le public fait également partie intégrante du Règlement administratif du CRCIC, au paragraphe 30.8. Cette disposition prescrit au comité de discipline d’ordonner provisoirement la suspension de l’adhésion ou des restrictions à la pratique d’un membre s’il l’estime nécessaire « afin de protéger le public » et s’il est convaincu, après avoir donné aux parties la possibilité raisonnable de présenter leurs arguments, que « refuser […] l’ordonnance [demandée] pourrait entraîner un préjudice pour un membre du public ».

[76] La protection du public est d’une importance cruciale dans une affaire comme celle qui nous occupe, où les clients en question sont des personnes sans statut d’immigrant au Canada – sinon un statut précaire – et qui, dans certains cas, cherchent désespérément à trouver un moyen de le régulariser. Ces clients vulnérables font souvent confiance aux consultants en immigration – ou à des avocats, selon le cas – dont ils retiennent les services pour aider à faciliter leur établissement au Canada, où ils souhaitent trouver une vie meilleure et des occasions plus intéressantes pour eux‑mêmes et leurs familles. Dans l’arrêt Binet, la Cour suprême du Canada rappelle aux organismes de réglementation de ne pas perdre de vue que, dans la relation client-professionnel, c’est souvent le client qui se trouve dans une situation vulnérable. Cette vulnérabilité est, à mon avis, souvent exacerbée par les antécédents socio-économiques du client, dont son statut d’immigrant.

[77] D’après la jurisprudence, il semble qu’en plus de la protection de l’intérêt du public, d’autres facteurs peuvent aussi être en jeu. Bien que je rejette l’argument de M. Bansal selon lequel la mesure la moins restrictive possible constitue le [traduction] « point de départ » dans la détermination des sanctions qu’il convient d’infliger aux membres qui se seraient livrés à une inconduite professionnelle, la jurisprudence semble indiquer qu’il s’agit de l’un des facteurs pertinents (Rohringer v Royal College of Dental Surgeons of Ontario, 2017 ONSC 6656 au para 69). S’agissant de la manière de mettre en balance l’intérêt du public et la situation du membre en question, je laisserai au comité de discipline le soin de réfléchir à cette question, en prenant pour base les observations sans nul doute exhaustives que les parties lui soumettront.

[78] Je souhaite faire une dernière remarque au sujet du moment où le comité de discipline rend ses décisions. Ainsi que je l’ai mentionné plus tôt, la dernière journée d’audience prévue pour l’examen des allégations formulées contre M. Bansal a eu lieu en juillet 2021. Le comité de discipline a mis près d’un an pour rendre sa décision sur l’inconduite reprochée à M. Bansal, et personne ne sait à quel moment il rendra sa décision finale sur la sanction à lui infliger.

[79] Dans l’intervalle, le comité de discipline a autorisé M. Bansal à pratiquer, mais il n’a pas, dans sa décision, informé le public des raisons pour lesquelles il a décidé de lever la suspension du permis de M. Bansal. Il se peut fort bien que le comité de discipline ait des raisons légitimes de conclure que la sanction qu’il a infligée permet de protéger le public, mais l’absence d’explication quant à son raisonnement et le temps qu’il mettra pour rendre sa décision finale dans la présente affaire peuvent avoir pour conséquence involontaire de miner la confiance du public envers l’administration de la justice, ainsi que la capacité du CRCIC – aujourd’hui le Collège – à servir d’important mécanisme de surveillance des consultants en immigration agréés.

[80] Le juge Norris a fait la remarque suivante au paragraphe 32 de la décision Watto : « […] [L]e CRCIC, et le public en général, [ont] un intérêt légitime à ce que la plainte à l’encontre du demandeur soit jugée et tranchée en temps opportun […] » J’ajouterais que M. Bansal, lui aussi, a intérêt à ce que la présente affaire soit tranchée promptement.

VI. La réparation

[81] Je constate que la seule réparation que le CRCIC souhaite obtenir est une ordonnance annulant la décision du comité de discipline et renvoyant l’affaire pour nouvel examen, mais il n’a rien dit au sujet de l’effet pratique de cette annulation.

[82] Comme je l’ai fait remarquer plus haut, la décision du 17 juin 2020 par laquelle le comité de discipline a suspendu le permis de pratique de M. Bansal était assortie d’un délai d’expiration de six mois, sauf si elle était modifiée. La décision visée par le présent contrôle a modifié la décision du 17 juin 2020 parce qu’elle remplaçait la suspension du permis par des restrictions en matière de permis. L’annulation, par notre Cour, de la décision du comité de discipline aurait pour effet d’éliminer les restrictions imposées au permis de pratique de M. Bansal, mais elle ne rétablirait pas la suspension de permis ordonnée dans la décision du 17 juin 2020.

[83] Ni l’une ni l’autre des parties n’a traité de cet épineux problème, que ce soit dans ses observations écrites ou lors de sa plaidoirie. Cependant, comme je l’ai dit plus tôt, la décision au fond relative aux plaintes a été rendue la journée même où la présente demande de contrôle judiciaire a été instruite. Il est donc évident que l’annulation de la décision visée par le présent contrôle sans autres directives de la part de la Cour reviendrait à permettre à M. Bansal d’exercer sa pratique sans restriction, même s’il est visé par une conclusion d’inconduite grave.

[84] Je tiens à faire remarquer que l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, autorise la Cour à renvoyer une affaire pour jugement « conformément aux instructions qu'elle estime appropriées ».

[85] Pour les motifs énoncés plus loin, j’estime qu’il convient en l’espèce d’ordonner pendant le processus décisionnel le maintien des restrictions formulées dans la décision du comité de discipline, et ce, jusqu’à la première des deux éventualités suivantes :

  • a)le prononcé par le comité de discipline d’une nouvelle décision sur la sanction provisoire à infliger relativement à la pratique de M. Bansal;

  • b)le prononcé de la décision finale du comité de discipline sur la sanction à infliger, qui fait suite à la conclusion d’inconduite de la part de M. Bansal tirée le 21 juin 2022.

[86] La présente directive aurait premièrement pour effet de maintenir le statu quo – à savoir la mise sous surveillance de la pratique de M. Bansal – plutôt que de lui permettre de pratiquer sans aucune surveillance supplémentaire, ce qui permettrait de remplir le critère de l’intérêt public.

[87] Deuxièmement, une directive de cette nature est, à mon avis, tout à fait conforme à la règle générale selon laquelle la Cour, appelée à trancher un contrôle judiciaire, ne devrait pas substituer son point de vue à celui du décideur, sous réserve du respect de certaines conditions (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tennant, 2019 CAF 206, [2010] 1 RCF 231 aux para 67‑68.

[88] Troisièmement, la directive permettrait à M. Bansal de poursuivre sa pratique en matière d’immigration conformément aux restrictions auxquelles il est déjà assujetti, et de préserver ainsi ses intérêts jusqu’à ce qu’une nouvelle décision provisoire ou une décision finale soit rendue au sujet de la sanction à infliger.

VII. Conclusion

[89] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[90] Les restrictions imposées au permis de M. Bansal qui sont énoncées dans la décision du comité de discipline seront maintenues pendant le processus décisionnel, jusqu’à ce que le comité de discipline inflige une nouvelle sanction provisoire relativement à la pratique de M. Bansal, ou jusqu’à ce qu’il rende une décision finale au sujet du permis de pratique de M. Bansal, selon la première de ces deux décisions.

[91] À l’audience, le CRCIC a été entendu en partie sur une question proposée aux fins de certification qui permettrait de déterminer à quelle partie incombe le fardeau de démontrer qu’une surveillance – par opposition à une suspension de permis – constituerait une mesure adéquate pour protéger le public dans les affaires où une inconduite grave est alléguée. Cette question n’étant pas déterminante pour la demande faisant l’objet du présent contrôle, il n’y a pas lieu de la certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6736‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée au comité de discipline pour qu’il rende une nouvelle décision conformément à la loi.

  3. Les restrictions énoncées dans la décision faisant l’objet du présent contrôle sont maintenues pendant ce processus décisionnel, jusqu’à ce que le comité de discipline rende une nouvelle décision sur la sanction provisoire ou finale à infliger.

  4. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM‑6736‑20

 

INTITULÉ :

CONSEIL DE RÉGLEMENTATION DES CONSULTANTS EN IMMIGRATION DU CANADA c KULDEEP BANSAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 JUIN 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 19 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Mark Nohra

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anna Wong

Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada

Burlington (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Barbara Jackman

Jackman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Mark Nohra

Nohra Law

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

Casey L. Leggett

Martin + Associates

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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