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Date : 20220728


Dossier : IMM‑4037‑21

Référence : 2022 CF 1134

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2022

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

ABDI MOHAMED JIRROW

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Abdi Mohamed Jirrow, est citoyen de la Somalie. La demande de résidence permanente au Canada qu’il a présentée sur le fondement de considérations d’ordre humanitaire [CH] a été rejetée [la décision]. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur demande que la décision soit annulée et que l’affaire soit renvoyée pour nouvelle décision.

[2] J’estime que le demandeur s’est acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir que la décision CH est déraisonnable en raison d’un manque de cohérence et de logique : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 25, 85, 100. Pour les motifs qui suivent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Analyse

[3] J’estime que la demande de contrôle judiciaire soulève les trois questions subsidiaires suivantes, auxquelles il y a lieu de répondre par l’affirmative pour les motifs exposés ci‑après :

[4] Dans les motifs qui suivent, j’examine tour à tour chacune de ces questions.

(1) L’agent a commis une erreur en faisant une analyse déraisonnable des difficultés

[5] Je suis convaincue qu’en l’espèce l’agent a commis une erreur dans son analyse fondée sur l’article 25 de la LIPR; en effet, il a appliqué un seuil trop élevé aux difficultés dont un demandeur CH doit faire la preuve pour qu’une dispense lui soit accordée sur le fondement de considérations d’ordre humanitaire.

[6] La Cour a reconnu qu’un demandeur CH doit être personnellement exposé à un risque. De plus, l’agent doit être convaincu, compte tenu de ce risque et de tous les autres facteurs présentés comme des considérations d’ordre humanitaire, que le fait de demander un visa depuis l’extérieur du Canada entraînerait pour le demandeur des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives : Lalane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 6 au para 44.

[7] Je suis d’avis qu’en l’espèce, l’agent a fait une évaluation déraisonnable de la preuve au dossier. À titre d’exemple, l’agent souligne que le père du demandeur a été pris pour cible par le groupe extrémiste Al Chabaab, mais conclut qu’il [Traduction] « ne dispose d’aucun élément de preuve objectif indiquant que le demandeur aurait un profil de nature à attirer l’attention du groupe Al Chabaab en Somalie ». Après avoir examiné le dossier certifié du tribunal et le dossier du demandeur, je ne suis pas convaincue que cette conclusion est raisonnable.

[8] Certes, les dossiers contiennent des éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays et aux activités du groupe Al Chabaab en Somalie en général, mais ils contiennent également des éléments de preuve concernant la situation particulière du demandeur qui corroborent le risque auquel ce dernier serait exposé, dont un affidavit décrivant les agressions violentes et parfois mortelles qui ont été perpétrées contre des membres de sa famille immédiate, et les menaces et le ciblage dont il a lui‑même fait l’objet. La conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur n’est pas personnellement exposé à un risque est incompatible avec la preuve relative aux conditions dans le pays, qui indique qu’un rapatrié, en particulier un rapatrié revenant d’un pays occidental, est plus susceptible d’être pris pour cible par le groupe Al Chabaab, preuve que l’agent semble avoir accepté (puisqu’il a indiqué que [Traduction] « certaines personnes peuvent être prises pour cible par le groupe Al Chabaab »). Je suis d’avis que, dans le présent contexte, une conclusion aussi opposée qui ne repose, de surcroît, sur aucune explication va à l’encontre de la norme de la décision raisonnable : Vavilov, précité, au para 85.

[9] J’estime en outre qu’il ne suffit pas à l’agent d’invoquer les décisions antérieures de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] et de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] par lesquelles la demande d’asile du demandeur a été rejetée sur le fondement des questions déterminantes de l’identité et de la crédibilité, pour conclure, dans le contexte de la demande CH, que [Traduction] « aucun renseignement à l’appui n’a été fourni pour étayer les prétentions du demandeur » alors que ce n’est pas le cas, comme je l’ai indiqué ci‑dessus. Logiquement, on ne peut qu’en déduire que l’agent doutait de la crédibilité du demandeur et de sa preuve à l’appui, mais que, de façon déraisonnable, il ne l’a pas indiqué et n’a pas expliqué pourquoi. À mon avis, cet aspect de la décision présente toutes les caractéristiques inacceptables d’une conclusion voilée quant à la crédibilité, pour les raisons que j’expose ci‑après dans mon analyse de la deuxième question subsidiaire.

[10] En outre, je conviens avec le demandeur que la conclusion de l’agent selon laquelle [Traduction] « la preuve présentée n’est pas suffisante pour convaincre [l’agent] que les droits fondamentaux du demandeur ser[aient] bafoués », s’il devait retourner en Somalie, témoigne d’une erreur de la part de l’agent. Contrairement au défendeur dans ses arguments, le demandeur lui‑même n’emploie pas le terme [Traduction] « droits fondamentaux ». À mon avis, cette conclusion indique que l’agent a appliqué un critère déraisonnablement exigeant en ce qui concerne les difficultés et a écarté les éléments de preuve qui ne satisfaisaient pas à ce critère, y compris les Conseils aux voyageurs pour la Somalie du gouvernement du Canada qui indiquent en caractères gras et en majuscules « SOMALIE – ÉVITEZ TOUT VOYAGE ». Ce même avertissement indique également que « [l]a situation en matière de sécurité en Somalie est extrêmement instable et la menace posée par le terrorisme intérieur est élevée […] » et que les personnes qui se trouvent « présentement en Somalie malgré cet avertissement [devraient] quitter immédiatement ».

(2) L’agent a commis une erreur en ce qui concerne les risques accrus auxquels le demandeur serait exposé à titre de rapatrié ou de personne perçue comme un étranger.

[11] Comme je l’ai indiqué ci‑dessus, je suis d’avis que la décision est déraisonnable en ce qui concerne les risques accrus auxquels le demandeur serait exposé en Somalie à titre de rapatrié ou de personne perçue comme un étranger. En outre, à la différence du défendeur, j’ai du mal à voir sur quoi l’agent s’est appuyé en ce qui concerne les conclusions de la SPR et de la SAR. L’agent indique que la SPR a jugé que le demandeur n’était pas crédible en ce qui a trait à son identité, mais il n’explique pas, par exemple, quel poids, le cas échéant, il a attribué à ces décisions administratives antérieures ni dans quelle mesure il en a tenu compte dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire. Je suis d’avis que le défendeur établit un lien entre les conclusions de la SPR et de la SAR et le raisonnement de l’agent, lequel ne ressort pourtant pas clairement de la décision, et que l’argument avancé par le défendeur constitue donc une tentative inappropriée d’embellir la décision. La Cour a statué que, lorsque le motif avancé par le défendeur pour écarter la preuve d’un demandeur n’a pas été mentionné par l’agent, le défendeur ne peut compléter les motifs de l’agent dans les arguments qu’il présente à la Cour : Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 581 au para 62.

[12] La Cour a en outre confirmé que les conclusions quant à la crédibilité doivent être claires et explicites. En l’espèce, qu’il se soit appuyé sur les conclusions de la SPR et de la SAR ou sur autre chose, l’agent n’a pas tiré de conclusions quant à la crédibilité. Le défendeur ne peut pas maintenant tenter de compléter la décision et de combler les lacunes qu’elle comporte en prétendant que l’agent s’est appuyé sur les conclusions de la SPR et de la SAR quant à la crédibilité. Il n’est pas loisible au défendeur de conjecturer sur ce que pensait l’agent afin de justifier les lacunes que comporte la décision aux yeux de la Cour : Monteiro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1322 (CanLII) au para 12; Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 228. J’ajouterai qu’aucune des parties n’a fourni les décisions de la SPR et de la SAR à la Cour et qu’il est donc difficile pour la Cour d’évaluer le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble.

(3) L’agent a commis une erreur en ce qui concerne la capacité du demandeur à soutenir sa famille financièrement.

[13] Je conclus que la décision est également déraisonnable en ce qui a trait à la capacité du demandeur de subvenir aux besoins de sa famille en Somalie. J’estime que l’agent n’a pas valablement tenu compte de la preuve du demandeur confirmant qu’il fournit un soutien financier aux membres de sa famille grâce à son emploi au Canada. À titre d’exemple, dans la lettre qu’elle a présentée à l’appui de la demande CH, la mère du demandeur a expliqué que la famille dépendait auparavant de l’aide alimentaire fournie par des organismes locaux, parfois peu fiables, jusqu’à ce que le demandeur commence à travailler et à envoyer suffisamment d’argent pour subvenir à leurs besoins, à tel point qu’ils ne dépendent plus désormais des aides alimentaires. Selon sa mère, le demandeur est le principal soutien de la famille.

[14] Je conclus en outre que la décision ne montre pas que l’agent a tenu compte de l’allégation du demandeur selon laquelle une diminution de son revenu causerait de graves difficultés à sa famille, dont il est le principal soutien depuis qu’il occupe un emploi au Canada. L’agent a plutôt considéré l’historique d’emploi du demandeur au Canada comme une indication que celui‑ci avait acquis des compétences transférables et qu’il était une [Traduction] « personne débrouillarde et entreprenante puisqu’il s’était réinstallé au Kenya et au Canada ». À mon avis, cette conclusion est déraisonnable. Comme l’a indiqué le juge Ahmed dans Singh, la Cour a constamment mis en garde les agents qui ont retenu contre un demandeur le fait qu’il est « débrouillard » et « entreprenant » Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1142 au para 37. Si l’on suit le raisonnement de l’agent en l’espèce, « plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 [de la LIPR] soit accueillie » : Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 au para 26; Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 au para 35; Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582 au para 53; Aguirre Renteria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 134 au para 8.

[15] Malgré les éléments de preuve indiquant que le demandeur fournit un soutien financier à sa famille, qui se trouve dans une situation financière extrêmement difficile, et la preuve concernant les conditions dans le pays et plus particulièrement le chômage en Somalie, qui confirme que le taux de chômage chez les jeunes s’élève à plus de 60 % et que les membres du clan auquel appartient le demandeur sont victimes de discrimination en matière d’emploi, l’agent a conclu que [Traduction] « il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant qu’il ne serait pas en mesure de retourner en Somalie et de subvenir aux besoins de sa famille » et qu’il ne serait pas privé de [Traduction] « toute possibilité d’emploi ». J’estime que le soutien financier que le demandeur fournit aux membres de sa famille est au cœur de sa demande CH et que, par conséquent, le fait que l’agent n’ait pas expliqué de quelle façon il a tenu compte des préoccupations et des éléments de preuve du demandeur ni quel poids il leur a accordé rend la décision déraisonnable : Vavilov, précité, aux para 126 à 128.

[16] Je conclus en outre que l’argument du défendeur selon lequel le demandeur pourrait retourner au Kenya plutôt qu’en Somalie n’est que conjecture; cette possibilité n’étant même pas évoquée dans la décision. La preuve du demandeur indique que l’oncle chez lequel il a vécu lorsqu’il a fait des études au Kenya et obtenu un diplôme dans le domaine bancaire et financier, a récemment déménagé en Éthiopie; que le demandeur n’a aucun autre parent au Kenya; et qu’il n’y aurait rien pour lui au Kenya. Cette preuve ne concorde pas avec les observations du défendeur portant que le demandeur semble reconnaître dans son affidavit qu’il pourrait être renvoyé au Kenya, plutôt qu’en Somalie. Qui plus est, l’agent ne fait nulle part mention de cette possibilité dans ses motifs. Il s’agit tout au plus, là encore, d’une tentative inacceptable d’établir un lien entre la décision et la conclusion apparente de la SPR et de la SAR selon laquelle le demandeur détient la citoyenneté kenyane parce qu’il est entré au Canada (depuis les États‑Unis d’Amérique) avec un passeport kenyan. Je souligne que les décisions de la SPR et de la SAR n’ont toutefois pas été déposées devant la Cour dans le cadre du présent contrôle judiciaire et que, par conséquent, il aurait fallu, à mon avis, que les motifs de l’agent soient plus clairs pour que le caractère raisonnable de la décision soit manifeste, ce qui, comme je l’ai conclu, n’est pas le cas en l’espèce.

III. Conclusion

[17] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. J’estime que les erreurs cumulatives que comporte la décision privent celle‑ci des caractéristiques que doit posséder une décision raisonnable selon l’arrêt Vavilov, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité. En d’autres termes, les conclusions déraisonnables de l’agent ont donné lieu à une décision viciée qui justifie l’intervention de la Cour. La décision est annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[18] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale aux fins de certification. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4037‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.

  2. La décision de l’agent principal datée du 1er juin 2021 est annulée. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen.

  3. Il n’y a pas de question à certifier.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4037‑21

 

INTITULÉ :

ABDI MOHAMED JIRROW c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 juillet 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

David Orman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Prathima Prashad

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Orman

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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