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Date : 20220725


Dossier : T-1044-22

Référence : 2022 CF 1106

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 25 juillet 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

SHANNON JONES

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE CHEF D’ÉTAT-MAJOR DE LA DÉFENSE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande d’injonction provisoire présentée par la demanderesse, la caporale Shannon Jones, au titre de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [la LCF] en vue d’obtenir un sursis à l’exécution de la décision rendue le 8 avril 2022 par le directeur – Administration (Carrières militaires) [le DACM] des Forces armées canadiennes [les FAC] de la libérer des FAC. Ce sursis est demandé jusqu’à ce que le grief de la demanderesse soit réglé dans le cadre de la procédure de règlement des griefs des FAC.

[2] La caporale Jones sera libérée des FAC le 30 juillet 2022, car elle n’a pas respecté les directives des FAC concernant la vaccination contre la COVID-19.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demanderesse n’a pas satisfait aux éléments du critère à trois volets pour obtenir une injonction interlocutoire. Par conséquent, la demande est rejetée.

II. Contexte

[4] La caporale Jones est une technicienne en météorologie affectée au Quartier général des Forces maritimes du Pacifique à Esquimalt. Elle est membre des FAC depuis 2018 et a rapidement été promue caporale en avril 2021, après seulement trois années de service.

[5] En 2021, les FAC ont mis en œuvre trois directives imposant la vaccination contre la COVID-19 à tous leurs membres. La caporale Jones a demandé d’être exemptée de l’application des directives pour des motifs religieux. Sa demande d’exemption a été rejetée le 29 novembre 2021.

[6] Après le rejet de sa demande, la caporale Jones a fait l’objet de diverses mesures administratives, qui ont mené le DACM à recommander sa libération des FAC au titre du motif 5f) prévu à l’article 15.01 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [les ORFC] en raison de son [traduction] « refus constant d’obéir à un ordre légitime ». La date de sa libération a ensuite été reportée au 30 juillet 2022.

[7] Le motif 5f) fait partie de la catégorie de libération « Service terminé », dans les cas où la libération est fondée sur le fait que le membre des FAC est « Inapte à continuer son service militaire » :

Officier ou militaire du rang qui, en raison de facteurs en son contrôle, manifeste des lacunes personnelles ou a des problèmes personnels ou familiaux qui compromettent grandement son utilité ou imposent un fardeau excessif à l’administration des Forces canadiennes.

Because of factors within the officer or non-commissioned member’s control, develops personal weaknesses or has domestic or other personal problems that seriously impair their usefulness to, or impose an excessive administrative burden on, the Canadian Forces.

[8] L’officier libéré au titre du motif 5f) est considéré comme étant « Libéré honorablement ». Il ne peut être rengagé sans autorisation spéciale du Chef d’état-major de la défense [le CEMD].

[9] La caporale Jones a déposé un grief pour contester la décision de rejeter sa demande d’exemption pour motifs religieux. Ce grief est en cours devant le Comité externe d’examen des griefs militaires [le CEEGM]. Ce comité est un organisme indépendant qui fournit des recommandations non contraignantes au CEMD, qui est l’autorité de dernière instance qui réglera le grief.

[10] La demanderesse soutient que ni les ORFC ni la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5 [la LDN] ne prévoient de moyen administratif lui permettant de surseoir à sa libération en attendant le règlement de son grief par l’autorité de dernière instance. Elle demande donc une injonction provisoire à la Cour.

III. Questions en litige

[11] Le critère conjonctif à trois volets pour obtenir une injonction provisoire ou interlocutoire est bien établi. La Cour doit être convaincue :

  • 1)qu’il existe une question sérieuse à juger;

  • 2)que le demandeur subira un préjudice irréparable si l’injonction est refusée;

  • 3)que la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l’injonction.

RJR-Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR-MacDonald] à la p 334; Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 [Google] au para 25.

[12] Il s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard aux circonstances de l’affaire : Google, au para 25.

[13] En l’espèce, la seule question en litige consiste à savoir si la demanderesse a satisfait à ce critère conjonctif, de sorte qu’une injonction provisoire devrait être accordée.

IV. Analyse

A. Question sérieuse

[14] La demanderesse soulève trois arguments pour lesquels il existe une question sérieuse à juger. Premièrement, elle soutient qu’elle a été privée de son droit à l’équité procédurale. Elle fait valoir que sa libération a été traitée rapidement, alors que le règlement de son grief a été retardé en raison du manque de ressources au CEEGM. Deuxièmement, elle affirme que les directives seront inévitablement modifiées de manière à supprimer l’obligation de vaccination compte tenu des changements apportés aux protocoles provinciaux en matière de COVID-19. Troisièmement, elle conteste la manière dont sa demande d’exemption pour des motifs religieux a été traitée. Elle soutient que ses croyances religieuses devraient lui permettre de bénéficier de l’exemption pour des motifs religieux. Dans ses documents écrits, elle soutient qu’un accommodement religieux est justifié au regard de la Charte.

[15] À titre préliminaire, la défenderesse fait valoir que la demande ne peut être accueillie puisqu’elle n’a pas été présentée régulièrement. Elle souligne qu’il s’agit d’une demande d’injonction provisoire déposée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre de l’article 18 de la LCF, mais qu’aucune décision n’a été contestée devant la Cour. La défenderesse fait valoir que la « question sérieuse » ne peut donc pas être jugée, car la question en litige concerne une affaire qui est toujours en cours devant le CEEGM et que la demande est donc prématurée.

[16] La défenderesse ajoute que, même si la Cour devait examiner la demande, certains des principaux arguments invoqués ne figurent pas dans l’avis de demande ou ne sont pas étayés par la preuve. Elle fait valoir que ces omissions portent un coup fatal à la demande de la demanderesse.

(1) Caractère prématuré et nature de la demande

[17] Il est bien établi en droit qu’en l’absence de circonstances exceptionnelles, la Cour ne peut intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que tous les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés : Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell] au para 31. Comme la Cour suprême du Canada l’a déclaré au paragraphe 36 de l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, « sur les plans pratique et théorique », la retenue des cours de révision et leur refus d’entendre une affaire tant que le processus administratif n’est pas terminé se justifient.

[18] Pour examiner si la demande est prématurée, la Cour doit se demander si : a) un recours est possible ailleurs, maintenant ou plus tard; b) le recours est approprié et efficace; et c) les circonstances sont d’une nature inhabituelle ou exceptionnelle reconnue par la jurisprudence : Fortin c Canada (Procureur général), 2021 CF 1061 [Fortin] au para 22.

[19] Rares sont les circonstances qui sont exceptionnelles. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question constitutionnelle importante ou de questions de compétence ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces : CB Powell, au para 33.

[20] La Cour devrait exercer sa compétence résiduelle pour intervenir uniquement lorsqu’il y a un manque et qu’il n’existe aucune autre voie de recours adéquate à laquelle on peut recourir par l’intermédiaire du processus administratif approprié : Neri c Canada, 2021 CF 1443 [Neri] au para 52; Amalgamated Transit Union, Local 113 c Toronto Transit Commission, 2021 ONSC 7658 au para 39.

[21] La demanderesse ne conteste pas le fait que la procédure de règlement des griefs constitue un recours approprié pour contester sa destitution. Au paragraphe 25 de la décision Fortin, la Cour, citant le paragraphe 35 de la décision Bernath c Canada, 2005 CF 1232, a commenté l’étendue de la procédure de règlement des griefs prévue à l’article 29 de la LDN :

[traduction]
[…] c’est le libellé le plus large possible [de l’article 29 de la Loi] qui englobe toute formule, toute tournure, toute expression d’injustice, d’iniquité, de discrimination ou de quoi que ce soit Ça englobe tout. Ça n’écarte rien, [sic] Ça comprend absolument tout […] Il n’existe, dans aucune autre loi du Canada, de disposition équivalente à l’article 29 et s’appliquant, comme lui, à toute une gamme de torts, effectifs, présumés ou imaginés, et permettant à une personne d’en obtenir réparation quelle qu’en soit la cause. Voilà la différence entre un civil et un militaire.

[22] La demanderesse soutient que la procédure de règlement des griefs prendra trop de temps. Elle fait valoir que ce délai, conjugué à l’imminence de sa libération au titre d’un motif de libération qu’elle considère comme punitif (motif 5f)), justifient l’injonction provisoire demandée.

[23] Comme la juge MacDonald l’a déclaré au paragraphe 43 de la décision Fortin, « [b]ien que la célérité de l’autre recours soit un facteur que la Cour doit soupeser, les arguments selon lesquels le processus de règlement des griefs est chronophage ne sont pas, à eux seuls, suffisants ». Il doit y avoir une preuve directe démontrant que la procédure de règlement des griefs applicable à la demanderesse est excessivement lente.

[24] Le témoin de la défenderesse, le directeur adjoint par intérim, Autorité des griefs des Forces canadiennes, a déclaré que le nombre moyen de jours entre la date à laquelle un grief est déposé et la date à laquelle une décision est habituellement rendue par l’autorité de dernière instance est d’environ 680 jours. Il ressort de la preuve de la défenderesse que les griefs liés à l’obligation de vaccination seront, dans la mesure du possible, traités en priorité.

[25] En l’espèce, l’étape de l’autorité initiale a été omise, et le grief de la demanderesse est en cours devant le CEEGM. La demanderesse a reçu une lettre du CEEGM, dans laquelle ce dernier l’informe simplement que [traduction] « le comité reçoit actuellement un grand nombre de griefs et que, par conséquent, il pourrait s’écouler un certain temps avant que [le] dossier soit attribué à un agent principal des griefs et à un membre du comité pour examen ». Aucun autre élément de preuve n’a été présenté quant à l’échéancier précis du grief de la demanderesse.

[26] Démontrer un retard général dans la procédure de règlement des griefs n’est pas suffisant. La demanderesse doit tout de même établir que des circonstances exceptionnelles viennent entraver le processus administratif en cours. En l’espèce, la présence de telles circonstances n’a pas été prouvée. En contre-interrogatoire, la demanderesse n’a fait aucune déclaration permettant d’étayer son argument selon lequel sa libération a été traitée rapidement et que le règlement de son grief en cours a été retardé de façon excessive. Rien ne prouve non plus qu’une libération au titre du motif 5f) ait entraîné des conséquences excessivement sévères.

[27] De plus, les sources secondaires présentées par la demanderesse ne suffisent pas à établir que les directives concernant l’obligation de vaccination sont sur le point de changer et, le cas échéant, quelle serait la portée de ces changements. Même si les directives venaient à être changées, comme il est question plus loin, la demanderesse pourrait se prévaloir d’autres recours.

[28] Dans la décision Neri, la juge Fuhrer a rejeté une demande d’« injonction prohibitive provisoire » visant à restreindre l’application des directives en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire contestant leur constitutionnalité. La demande a été jugée prématurée, puisque les demandeurs n’avaient pas épuisé tous les autres recours appropriés par l’entremise de la procédure de règlement des griefs des FAC. Cependant, dans cette affaire, tout comme dans l’affaire Fortin, aucun grief n’avait été présenté.

[29] Selon la demanderesse, son cas est différent de l’affaire Neri puisqu’en l’espèce, elle ne conteste pas le fait que la procédure de règlement des griefs devrait suivre son cours. Elle sollicite une réparation provisoire seulement en raison du délai lié à cette procédure. La demanderesse soutient que cette réparation provisoire n’est pas prévue par la LDN et que son cas tombe donc dans un vide juridique.

[30] Je conviens que cet élément distingue l’espèce des décisions antérieures, où la réparation demandée à la Cour était la même que celle qui était offerte dans le cadre du processus administratif. Cependant, je suis d’avis que cette distinction est le résultat d’une irrégularité dans la demande. Elle ne règle pas les questions de prématurité qui sont soulevées dans l’analyse de l’injonction.

[31] En ce qui concerne la forme, la présente demande a été présentée au titre de l’article 18 comme une demande de contrôle judiciaire. Les alinéas 18(1)a) et 18.1(3)b) prévoient qu’une injonction peut être demandée à titre de réparation dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Cependant, l’injonction dont il est question dans ces dispositions s’apparente à une injonction permanente, plutôt qu’à une injonction interlocutoire, comme en l’espèce, en attendant que les questions en litige soient tranchées sur le fond.

[32] L’article 18.2 de la LCF prévoit que la Cour peut décerner une injonction provisoire ou interlocutoire avant de rendre sa décision définitive au sujet d’une demande de contrôle judiciaire. Cependant, je suis d’accord avec la défenderesse pour affirmer que la contestation d’une décision sous-jacente doit constituer le fondement de la demande de contrôle judiciaire : Canada (Gouverneur général en conseil) c Première Nation Crie Mikisew, 2016 CAF 311 au para 23. En l’absence d’une demande de contrôle judiciaire valide, la Cour n’a pas compétence pour décerner la réparation interlocutoire demandée.

[33] Même si je considérais l’injonction demandée comme une injonction mandatoire d’une durée limitée, la Cour n’aurait pas la compétence résiduelle pour décerner l’injonction compte tenu du grief en cours devant un décideur différent. La décision de libérer la caporale Jones a été prise par un administrateur différent (le DACM) de l’organisme administratif qui instruira le grief de la demanderesse.

[34] Cette irrégularité dans la demande est manifeste lorsque l’on considère l’analyse de la question sérieuse. Lorsqu’il demande une injonction interlocutoire, le demandeur doit faire la preuve de l’existence d’une question sérieuse à juger, c’est-à-dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire : R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 [SRC] au para 12; RJR-MacDonald, à la p 335. Il faut alors procéder à un examen du bien-fondé de la demande : RJR-MacDonald, précité, à la p 337; SRC, au para 12. Un critère plus rigoureux s’applique lorsque le fait d’accorder l’injonction interlocutoire a essentiellement pour effet d’accorder la réparation sollicitée dans l’instance sous‑jacente. La Cour doit s’assurer, en procédant à un examen plus rigoureux, que le demandeur est susceptible d’avoir gain de cause : Wojdan c Canada (Procureur général), 2021 CF 1341 [Wojdan] au para 12.

[35] Comme l’a reconnu la demanderesse dans son mémoire des faits et du droit (au para 44), [traduction] « [l]e bien-fondé de cette décision n’est pas en cause dans la présente demande et fait présentement l’objet d’un examen interne dans le cadre de la procédure de règlement des griefs des FAC ».

[36] La Cour n’est pas en mesure de déterminer si l’autorité de dernière instance sera saisie d’une question sérieuse, puisque les questions soumises à cette autorité ne sont pas encore totalement cristallisées et ne sont pas soumises à la Cour, que ce soit dans le cadre de la présente demande ou autrement.

[37] De plus, comme l’a souligné la défenderesse, la nature des arguments quant au fond a constamment changé. En effet, plusieurs des arguments qui sont maintenant avancés par la demanderesse (p. ex., la Charte) ne figurent pas dans l’avis de demande. Comme il est indiqué au paragraphe 36 de l’arrêt Canada (Procureur général) c Iris Technologies Inc, 2021 CAF 244, la décision de la Cour sur une demande de contrôle judiciaire se limite aux motifs de contrôle et à la réparation énoncés dans l’avis de demande.

[38] Selon moi, la demanderesse n’a pas satisfait au volet de la question sérieuse.

[39] Par ailleurs, même si c’était le cas, elle ne peut satisfaire aux volets du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients.

B. Préjudice irréparable

[40] Est irréparable le préjudice qui est clair et non conjectural et auquel l’attribution de dommages-intérêts ne pourrait remédier : Droits des voyageurs c Canada (Office des transports), 2020 CAF 92 au para 28; Neri, aux para 11-12.

[41] La seule preuve présentée par la demanderesse est la déclaration qu’elle a faite dans son affidavit selon laquelle une libération au titre du motif 5f) la fera [traduction] « dévier de [sa] trajectoire professionnelle ». Elle craint que, si elle est libérée et que son grief est ensuite accueilli, elle ne sera pas rengagée dans les FAC.

[42] Au paragraphe 10 de l’affidavit qu’elle a souscrit pour la défenderesse, Mme Ann-Marie de Araujo Viana énonce les mesures que peut prendre l’autorité de dernière instance dans une décision sur le grief :

[traduction]
10. […] le pouvoir d’inciter, d’inviter un membre libéré à se rengager (s’il a le droit), de rectifier une situation où une politique n’a pas été correctement interprétée, ce qui a privé le plaignant de son droit à la solde et/ou aux avantages, d’offrir des possibilités d’instruction, de retirer les mesures correctives prises à l’encontre d’un membre et de les supprimer de son dossier personnel, ou de régler autrement les questions relatives à l’administration des activités des FAC.

[43] Selon la Directive et ordonnance administrative de la défense 5002-1, Enrôlement, un membre des FAC libéré au titre du motif 5f) doit obtenir une autorisation spéciale du CEMD pour être enrôlé. Étant donné que le CEMD ou un délégué agirait comme l’autorité de dernière instance dans la présente affaire et compte tenu de son vaste pouvoir de redressement, l’autorité de dernière instance a le pouvoir d’inviter la demanderesse à se rengager sans restriction. Rien ne laisse croire que la demanderesse ne respecterait pas les autres exigences de rengagement, à l’exception de la politique de vaccination, ce qui ne poserait plus problème si elle obtenait gain de cause dans son grief.

[44] Comme l’a souligné la défenderesse, dans un nombre croissant d’affaires récentes, la Cour a examiné et rejeté les arguments selon lesquels la perte d’un emploi à la suite de l’application d’une politique de vaccination obligatoire, ainsi que l’anxiété, le stress psychologique et le préjudice émotionnel qui en découlent, causent un préjudice irréparable : Neri aux para 3, 12; Lavergne-Poitras c Canada (Procureur général), 2021 CF 1232 aux para 7, 83-86; Wojdan, aux para 32-38. Ces principes ont été appliqués de façon uniforme, sans considération particulière pour les employés des FAC : Neri, aux para 12, 66.

[45] La demanderesse soutient qu’une libération au titre du motif 5f) est différente, puisqu’elle nuit à sa réputation. Selon elle, une libération à ce titre revient à dire qu’elle est [traduction] « inutile » et sans valeur pour les FAC. Cette affirmation n’est toutefois étayée par aucune preuve.

[46] La demanderesse exhorte la Cour à examiner le libellé du motif 5f) et à tirer cette conclusion. Ces observations ne permettent absolument pas d’établir un préjudice irréparable à la réputation.

[47] De plus, je suis d’accord avec la défenderesse que les deux affaires citées par la demanderesse (Duvall SP (Captain), R v, 2017 CM 2008 au para 19; Humphrey B (Ex-Private), R v, 2011 CM 1009 au para 8), qui portent sur la détermination des peines en cour martiale, ne sont d’aucune aide. Ces affaires ne concernent pas l’incidence d’une libération au titre du motif 5f).

[48] Comme il est indiqué au paragraphe 33 de l’arrêt Newbould c Canada (Procureur général), 2017 CAF 106, il incombe au demandeur de démontrer qu’un facteur ou un élément dans les circonstances qui entourent l’affaire distingue celle-ci de la normale, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Il ressort plutôt de la preuve que les états de service du membre des FAC pour sa libération au titre du motif 5f) portent la mention « Libéré honorablement ». Selon le témoignage du témoin de la défenderesse :

[traduction]

14. Si la demanderesse est libérée au titre du motif 5f) et qu’elle obtient gain de cause dans son grief, il est possible que l’autorité de dernière instance l’invite à se rengager, sous réserve du respect des exigences en matière d’enrôlement. Autrement, si les circonstances changent et que la demanderesse prend les mesures pour se conformer aux directives des CAF concernant la vaccination, elle pourrait être admissible au rengagement. Si elle était rengagée, elle retournerait probablement à son grade actuel, sans avoir à reprendre toute la formation.

[49] À la lumière de ce témoignage, la Cour ne dispose pas de motifs suffisants pour conclure à l’existence d’un préjudice irréparable à la réputation et pour établir une distinction entre la présente instance et la jurisprudence invoquée ci-dessus. Le préjudice irréparable n’a pas été établi.

C. Prépondérance des inconvénients

[50] L’examen de la prépondérance des inconvénients consiste à « établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée » : SRC, au para 12.

[51] Il faut établir un équilibre entre, d’une part, le préjudice subi par la demanderesse en raison de sa perte d’emploi, les préoccupations liées à cette perte et l’argument selon lequel la politique de vaccination pourrait être modifiée et, d’autre part, l’intérêt du public dans le maintien de l’intégrité du processus administratif et du cadre législatif, lequel ne prévoit pas l’octroi d’une injonction provisoire.

[52] Comme l’a déclaré la Cour fédérale au paragraphe 85 de la décision Letnes c Canada (Procureur Général) :

[85] […] L’intérêt public appuie le maintien des dispositions législatives, des règlements et des processus ainsi que les efforts de ceux qui sont chargés de les appliquer. Lorsqu’il est établi (comme c’est le cas en l’espèce pour la GRC) qu’une autorité publique a le devoir de protéger l’intérêt public et que c’est dans ce contexte qu’est réalisée une procédure ou une activité, « le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public » (RJR-Macdonald, p. 346). Autrement dit, on peut affirmer que l’intérêt public subit un préjudice irréparable lorsqu’un organisme public, gardien d’un tel intérêt public, ne peut exercer les pouvoirs qui lui ont été conférés par la loi.

[53] Compte tenu de mes conclusions à l’égard des autres volets du critère établi dans l’arrêt RJR-MacDonald et comme aucun élément de preuve concret ne m’a été présenté quant à des modifications proposées aux directives sur la vaccination et au moment où elles y seront apportées, je suis d’avis que la prépondérance des inconvénients favorise la défenderesse. D’autant plus qu’il serait loisible à la demanderesse de soulever toute modification à la politique que les FAC pourraient adopter auprès du CEMD dans le cadre de la procédure de règlement des griefs en cours, même après sa libération au titre du motif 5f). De la même manière, le CEMD aurait le pouvoir de rengager la demanderesse.

V. Conclusion

[54] À la lumière de ces conclusions, je rejette la demande d’injonction provisoire ou interlocutoire de la demanderesse visant à empêcher sa libération en attendant la conclusion de la procédure de règlement des griefs.

VI. Dépens

[55] Comme la défenderesse a obtenu gain de cause dans le cadre de la présente demande, j’estime qu’elle a droit aux dépens. La défenderesse soutient que des dépens de 4 800 $ devraient être adjugés en sa faveur, ce qui correspond, selon elle, à ses frais, calculés selon le maximum prévu à la colonne médiane du tarif B, sans le recouvrement des débours. Elle affirme que, même si elle est sensible à la situation de la demanderesse, les dépens devraient tenir compte du fait que la demande n’a pas été présentée régulièrement.

[56] La demanderesse soutient qu’elle ne devrait pas être condamnée à payer des dépens, mais que si elle obtenait gain de cause, elle demanderait également des dépens de 4 800 $.

[57] Puisqu’il s’agit de la demande finale, je suis d’avis que l’adjudication de dépens est justifiée. Cependant, je ne vois pas pourquoi il faudrait utiliser le maximum prévu à la colonne III du tarif B plutôt que le milieu de la colonne, surtout compte tenu de la simplicité de la demande. Par conséquent, j’adjugerai des dépens de 3 200 $ en faveur de la défenderesse.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1044-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Des dépens de 3 200 $, taxes et débours compris, sont adjugés en faveur de la défenderesse.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1044-22

 

INTITULÉ :

SHANNON JONES c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE CHEF D’ÉTAT-MAJOR DE LA DÉFENSE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUILLET 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Phillip M. Millar

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Barry Benkendorf

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Millar Lawyers

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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