Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220802


Dossier : IMM‑3834‑21

Référence : 2022 CF 1159

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 août 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

FRANCIS IGADWA KIHARANGWA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Francis Igadwa Kiharangwa, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 23 mai 2021, par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) portant qu’il n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni la qualité de personne à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Le demandeur craint d’être persécuté au Kenya par des opposants politiques dont on ne connaît pas l’identité, en raison de son profil politique et de son appartenance ethnique. La SAR a conclu que le demandeur n’était pas exposé à un risque prospectif.

[3] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en ne procédant pas à une analyse exhaustive des possibilités de refuge intérieur (PRI) et en omettant d’examiner sa preuve et ses observations.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Les faits

A. Le demandeur

[5] Le demandeur est un citoyen kenyan âgé de 50 ans. Il a grandi au sein d’une famille active sur la scène politique et déclare qu’en raison des activités politiques de sa famille, plusieurs membres de celle‑ci ont été agressés et que deux de ses frères ont été tués.

[6] En janvier 2017, le demandeur s’est présenté comme candidat indépendant à l’élection visant à pourvoir un siège à l’assemblée départementale dans le comté de Lumakanda. Il affirme avoir reçu des menaces de mort de la part de ses opposants politiques, qui lui ont intimé de quitter la politique. Le demandeur allègue que, le 15 mai 2017, un groupe de cinq personnes l’ont agressé près de sa résidence.

[7] En août 2017, le demandeur a perdu l’élection. Il prétend que, bien qu’il n’ait pas été élu, ses opposants politiques ont cherché à exercer des représailles contre lui parce que sa candidature avait divisé le vote.

[8] En septembre 2017, craignant ses opposants politiques, le demandeur a quitté le Kenya pour se rendre aux États‑Unis. Ses trois enfants sont demeurés au Kenya avec sa sœur.

[9] En février 2018, le demandeur a épousé une citoyenne américaine. Le couple s’est séparé en janvier 2019. Le demandeur affirme qu’alors qu’il se trouvait aux États‑Unis, son père a reçu des menaces de groupes politiques non identifiés exigeant que le demandeur rentre au Kenya. En décembre 2018, la propriété du père du demandeur a été incendiée et détruite. Le demandeur attribue cette attaque à ses opposants politiques.

[10] Le 14 avril 2019, le demandeur est entré au Canada et a présenté une demande d’asile fondée sur le risque de persécution auquel il serait exposé au Kenya du fait de son profil politique, de son appartenance à l’ethnie luhya et de ses liens avec la sous‑tribu Maragoli.

B. La décision de la SPR

[11] Dans une décision rendue le 3 mars 2020, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il n’était pas exposé à un risque prospectif. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas un profil politique notable et que la preuve présentée n’était pas suffisante pour étayer ses allégations selon lesquelles sa famille avait été prise pour cible par des opposants politiques à de nombreuses reprises. Le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve indiquant qu’il avait été persécuté par le passé ou qu’il était exposé à un risque prospectif du fait de son appartenance à l’ethnie luhya. Bien qu’elle ait souligné à l’audience que le demandeur disposait d’une PRI à Nairobi et à Mombasa, la SPR n’a pas abordé cette question dans sa décision.

C. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[12] Dans une décision rendue le 23 mai 2021, la SAR a confirmé la décision de la SPR et a conclu que le demandeur n’était pas exposé à un risque prospectif.

[13] La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’a pas un profil politique notable ou très visible. La preuve présentée n’était pas suffisante pour établir que le demandeur a un profil politique national et qu’il serait exposé à un risque ou rencontrerait des problèmes s’il devait retourner au Kenya, quatre ans après avoir pris part à une élection locale. Bien qu’elle ait admis que le demandeur avait reçu des menaces en raison de son propre engagement politique, la SAR a conclu que les allégations entourant l’engagement politique de sa famille n’étaient pas suffisamment crédibles ou corroborées par la preuve. Rien n’indiquait que la mort de membres de la famille du demandeur était liée aux profils politiques de ces derniers.

[14] La SAR a en outre conclu que les allégations du demandeur selon lesquelles ses enfants étaient pris pour cible par ses opposants politiques à Nairobi étaient vagues et fondées sur des suppositions, et qu’elles n’étaient pas corroborées par des éléments de preuve fiables ou objectifs. Bien que la sœur du demandeur ait présenté un affidavit selon lequel les enfants avaient reçu des menaces de la part de personnes inconnues et qu’elle avait dû, pour cette raison, déménager à deux reprises, il n’y avait au dossier ni documents indiquant un changement d’adresse ni rapports de police concernant ces menaces. Étant donné l’absence d’éléments de preuve suffisamment crédibles pour établir que le demandeur continuait de susciter un intérêt, la SAR a conclu que le demandeur n’était pas exposé à un risque prospectif du fait de son profil politique.

[15] En ce qui concerne le profil ethnique du demandeur et ses liens avec la sous‑tribu Maragoli, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir qu’il était victime d’une forme de discrimination équivalant à de la persécution.

III. Question en litige et norme de contrôle applicable

[16] La seule question à trancher dans le cadre du présent contrôle judiciaire est de savoir si la décision de la SAR est raisonnable. J’estime que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de contrôle qui est présumé s’appliquer lorsqu’une cour de justice se penche sur le fond d’une décision administrative est celle de la décision raisonnable, et j’estime que les questions soulevées en l’espèce ne justifient pas que la Cour déroge à cette présomption (aux para 10, 16).

[17] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais qui demeure rigoureuse (Vavilov aux para 12‑13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée eu égard à son résultat et au raisonnement qui la sous‑tend (Vavilov au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[18] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov au para 100). Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations liées à une décision qui justifient une intervention. Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui‑ci (Vavilov au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ni accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure » (Vavilov au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

A. Possibilité de refuge intérieur

[19] Le demandeur soutient que la SAR a contourné l’obligation de proposer une PRI et de procéder à une analyse des PRI. Plus précisément, le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en concluant que son profil politique n’était pas suffisamment notable pour l’exposer à un risque dans l’ensemble du Kenya. Le demandeur soutient que le simple fait d’affirmer qu’il serait en sécurité ailleurs au Kenya ne constitue pas une évaluation suffisante, car la SAR n’a pas évalué le risque auquel il serait exposé dans son village natal, Lumakanda.

[20] Le défendeur soutient que, selon la SPR et la SAR, la question déterminante était le risque prospectif, et non l’existence d’une PRI. Par conséquent, la SAR n’était pas tenue de procéder à une analyse des PRI. Le défendeur affirme que les arguments du demandeur découlent d’une interprétation erronée de la décision de la SAR dans son ensemble. La SAR a conclu que le demandeur ne serait pas en danger dans son village natal ou ailleurs au Kenya et n’a fait allusion à la possibilité de persécution partout au Kenya que dans le contexte de l’évaluation de l’allégation de persécution du demandeur.

[21] Je suis d’accord avec le défendeur. Je suis d’avis que la SAR n’était pas tenue de procéder à une analyse des PRI, car ni la SPR ni la SAR n’ont jugé que l’existence d’une PRI constituait une question déterminante (Karim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 566 au para 9). Le demandeur a invoqué, à l’appui de sa demande, le risque de persécution auquel il craint d’être exposé à Lumakanda, et il fait valoir que la SAR a commis une erreur en déterminant que ce risque s’étendait à l’ensemble du Kenya, plutôt qu’à sona seul village natal. Je conviens avec le défendeur qu’il s’agit là d’une interprétation erronée de la décision de la SAR. La SAR a admis que le demandeur avait été actif sur la scène politique locale et qu’il avait été agressé en mai 2017, mais a conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il serait exposé à un risque en raison de son profil politique. Compte tenu de la preuve dont elle disposait, j’estime qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure que, bien que le demandeur ait pu éprouver une crainte subjective vis‑à‑vis des politiciens locaux dans le comté où il s’était présenté aux élections de 2017, « il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir qu’il est exposé aujourd’hui à un risque de la part de ces personnes inconnues ». Il était donc raisonnable pour la SAR de conclure que la preuve n’était pas suffisante pour étayer l’allégation du demandeur selon laquelle il serait exposé à un risque.

B. Évaluation du risque et preuve du demandeur

[22] Le demandeur soutient que la SAR n’a pas évalué le risque auquel il serait exposé à titre de personne perçue comme un futur opposant ou candidat politique issu d’un groupe ethnique minoritaire. Selon le demandeur, la SAR a commis une erreur en faisant abstraction de la preuve et des observations qu’il a présentées concernant le risque auquel il serait exposé, et en concluant plutôt qu’il n’avait pas l’intention de faire un retour en politique. Le demandeur soutient en outre que la SAR n’a pas évalué sa situation au regard des violences politiques systémiques et généralisées qui sévissent au Kenya.

[23] Le défendeur soutient que les observations du demandeur sont une tentative de ce dernier pour donner à sa demande d’asile plus de poids qu’elle n’en a. Il ressort clairement de l’examen de la décision de la SAR et des observations du demandeur en appel que la SAR a compris la teneur de la demande d’asile du demandeur et qu’elle a adéquatement évalué ses allégations de persécution fondées sur son appartenance ethnique et son importance sur la scène politique. Ce faisant, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir que le demandeur est aujourd’hui exposé à un risque aux mains de ses prétendus agents de persécution.

[24] Je suis d’accord avec le défendeur et je conclus que les arguments du demandeur sur ce point sont sans fondement. Bien qu’elle ait indiqué que le demandeur n’avait pas exprimé l’intention de refaire un jour de la politique, la SAR a également conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir que le demandeur présentait encore un intérêt pour qui que ce soit. Le demandeur n’a relevé aucun élément de preuve dont la SAR n’aurait pas tenu compte et qui aurait appuyé une conclusion différente. La SAR a accepté l’allégation du demandeur selon laquelle il avait fait l’objet de discrimination ethnique par le passé, mais elle a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir que cette discrimination équivalait à de la persécution.

[25] Enfin, le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en n’évaluant pas le risque auquel il serait exposé à la lumière des conditions qui règnent au Kenya. Le demandeur attire l’attention sur plusieurs passages d’un rapport faisant partie de la documentation sur les conditions dans le pays qui indiquent que la politique kenyane est secouée par des violences fondées sur des conflits ethniques. J’estime que cette preuve n’est pas pertinente. La SAR a admis que le demandeur avait fait l’objet de menaces et d’agressions de la part de ses opposants politiques lorsqu’il s’était présenté aux élections dans le comté de Lumakanda. Ce fait n’était pas contesté. La question déterminante aux yeux de la SAR était l’absence d’un risque prospectif. Bien que le demandeur ait établi qu’il avait été victime de persécution par le passé, la preuve de persécutions passées n’est qu’un indicateur de la possibilité de persécution future – elle n’est pas déterminante (Soltani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 FC 1135 au para 29; Fernandopulle c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2005 CAF 91 aux para 23‑25). Il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir l’existence d’un risque prospectif.

V. Conclusion

[26] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable. En conséquence, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3834‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3834‑21

 

INTITULÉ :

FRANCIS IGADWA KIHARANGWA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 juin 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 août 2022

 

COMPARUTIONS :

Kobra Rahimi

David Matas

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Rebecca Kunzman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rahimi Law

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.