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Date : 20220729


Dossier : IMM-6465-19

Référence : 2022 CF 1144

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 juillet 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

SUKHWINDER SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, un citoyen de l’Inde, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration (l’agent) a rejeté sa demande de permis de travail présentée à titre de travailleur étranger temporaire (la décision contestée).

[2] L’agent a rejeté la demande pour les deux raisons suivantes : 1) il n’était pas convaincu que le demandeur avait des liens suffisants avec l’Inde; 2) il n’était pas convaincu que le demandeur retournerait en Inde, étant donné les incitatifs financiers qui pourraient l’encourager à rester au Canada.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie. L’agent n’a pas tenu compte des liens du demandeur avec sa famille en Inde ni du fait que notre Cour a jugé qu’un incitatif financier à lui seul ne suffit pas pour motiver le rejet d’une demande.

II. Le contexte factuel

[4] Le demandeur est un citoyen indien âgé de 35 ans qui vit dans le village de Khanna. Il est fermier indépendant depuis 2009. Il travaille à la ferme familiale dont il est copropriétaire avec son père. Son père, son grand-père et son arrière-grand-père y ont tous travaillé.

[5] Le demandeur est marié depuis 2009 et père d’un garçon né en 2010. L’épouse et le fils du demandeur resteront en Inde. Le demandeur n’a aucun parent au Canada.

[6] Le 11 septembre 2019, le demandeur a présenté une demande de visa de travail à titre de travailleur étranger temporaire, laquelle a été rejetée, d’où la présente demande de contrôle judiciaire. Une demande précédente avait été rejetée, parce que l’agent d’immigration qui l’avait examinée n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de sa période de séjour autorisée.

[7] Le demandeur a joint à sa deuxième demande un contrat de travail avec Satnam Deenshaw, une entreprise agricole de la Colombie-Britannique, signé le 2 mai 2019. Il a aussi joint à sa demande une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) favorable qui était datée du 12 avril 2019 relativement au poste visé. L’EIMT devait expirer le 19 décembre 2019.

[8] Le demandeur a également déclaré, dans une lettre qui accompagnait sa demande, qu’il souhaitait apprendre de nouvelles techniques agricoles au Canada afin d’améliorer la production de sa ferme familiale en Inde. Le demandeur a également souligné qu’il était attaché à l’entreprise agricole familiale, à ses parents et aux autres membres de sa famille.

[9] D’après les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC), et versées au dossier certifié du tribunal (le DCT), un agent d’immigration au haut-commissariat du Canada à New Delhi a examiné les observations du demandeur le 20 septembre 2019. Selon les notes, après avoir examiné les observations du demandeur, l’agent n’était pas convaincu que :

[traduction]

[L]e demandeur présentait un degré d’établissement suffisant en Inde et qu’il quitterait le Canada à l’expiration de tout statut qui lui serait accordé au Canada. Vu la grande disparité entre la rémunération du demandeur au Canada et sa rémunération en Inde, et vu les conditions de travail qui sont meilleures au Canada qu’en Inde, il semble que le candidat ne serait guère incité financièrement à retourner en Inde s’il était admis au Canada. Je ne suis donc pas convaincu que le demandeur est un véritable travailleur qui quittera le Canada à la fin de sa période de séjour temporaire autorisée. Demande rejetée R200(1)b).

[10] Le paragraphe 200(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS 2002/227 (le RIPR), prévoit que l’agent délivre un permis de travail à l’étranger qui fait sa demande préalablement à son entrée au Canada si, à l’issue d’un contrôle, certains éléments sont établis. Aux termes de l’alinéa b) dont il est question ci-dessus, l’étranger doit « quitt[er] le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable […] ».

[11] Dans une lettre datée du 20 septembre 2019, l’agent a informé le demandeur du rejet de sa demande, lui indiquant comme motif ce qui suit : [traduction] « [je ne suis] pas convaincu que vous quitterez le Canada à la fin de votre séjour conformément au paragraphe 200(1) du RIPR, et ce, en raison du but de votre visite ».

III. La question en litige et la norme de contrôle

[12] Le demandeur a soulevé plusieurs questions, qui se résument toutes selon moi à la question de savoir si la décision est raisonnable compte tenu des renseignements dont l’agent disposait.

[13] Le défendeur soutient que la seule question est de savoir si la décision est raisonnable.

[14] La Cour suprême du Canada a conclu que, lors du contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond (le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne porte pas sur un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2015 CSC 65 [Vavilov] au para 23.

[15] L’arrêt Vavilov, en citant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, a également confirmé qu’une décision raisonnable est une décision justifiée, transparente et intelligible qui est axée sur la décision même qui a été rendue, notamment sur sa justification : Vavilov, au para 15.

IV. Analyse

[16] Le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve dont il disposait avant de procéder à l’évaluation en matière de crédibilité. Le demandeur a fait observer qu’il avait une ferme familiale et de nombreuses années d’expérience en agriculture et que le but de travailler au Canada était d’acquérir une expérience canadienne et d’apprendre de nouvelles techniques agricoles.

[17] Le défendeur répond qu’il incombe au demandeur de convaincre l’agent d’immigration qu’il est admissible à un visa. Il ajoute qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que le demandeur serait peu enclin financièrement à retourner en Inde, parce que son potentiel de gain au Canada serait plus élevé. Le défendeur souligne que, selon le DCT, le demandeur est copropriétaire de terres agricoles avec son frère et son père et loue aussi des terres avec eux. Il ne possède pas sa propre ferme et, de l’avis du défendeur, il ne gagne pas un revenu important en Inde.

A. L’analyse qu’a effectuée l’agent concernant l’incitatif financier

[18] L’agent a conclu que rien n’inciterait le demandeur à quitter le Canada, étant donné la disparité du potentiel de revenu entre le Canada et l’Inde.

[19] L’agent ne semble pas avoir examiné le pouvoir d’achat relatif de ces revenus dans chacun des pays pour établir, même approximativement, la différence pratique réelle que ces revenus représenteraient pour le demandeur et sa famille.

[20] Quoi qu’il en soit, selon la jurisprudence de notre Cour, je conclus qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de se fonder sur les raisons financières de rester au Canada pour refuser le visa du demandeur.

[21] En général, les personnes qui demandent un visa de travail temporaire au Canada le font en raison du potentiel salarial plus élevé au Canada que dans leur pays. L’incitatif financier lié au fait d’occuper un emploi au Canada ne peut être le facteur déterminant dans le rejet d’une demande.

[22] Le juge Pamel l’a énoncé en ces termes dans la décision Ul Zaman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 268 :

[53] En fait, il est désormais bien établi que les raisons financières de venir au Canada ne peuvent constituer le facteur déterminant dans le rejet d’une demande de permis de travail (Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 941, par. 7 à 11; Dhanoa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 729, par. 18). La raison en est fort simple : « Les personnes qui demandent des permis de travail temporaire au Canada le font manifestement parce qu’[elles] peuvent gagner plus d’argent ici que chez [elles]. » (Rengasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1229, par. 14; voir aussi Kindie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 850, par. 13)

. . .

[55] Je ne peux voir comment la décision de l’agent des visas – qui s’est fondé simplement sur les raisons financières qui incitent le demandeur à travailler au Canada sans tenir compte des éléments de preuve relatifs aux antécédents de travail stables du demandeur, aux attaches familiales de celui-ci au Pakistan, et à l’offre d’emploi au Pakistan — peut être raisonnable.

[23] Je considère que le paragraphe suivant de la décision Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 941, citée ci-dessus par le juge Pamel, est très pertinent dans l’analyse de la situation du demandeur :

[7] Comme c’est le cas pour pratiquement tous les demandeurs de permis de travail temporaire, il existe un incitatif financier à travailler au Canada. Ce fait ne devrait pas jouer contre un demandeur, car cela se traduirait par le rejet de la grande majorité des demandes (Rengasamy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1229, 86 Imm. L.R. (3d) 106, paragraphe 14). Il doit y avoir des raisons objectives pour douter de la motivation d’un demandeur. Des tentatives passées d’immigration, des séjours indûment prolongés dans d’autres pays, un passé criminel, peuvent, par exemple, constituer une raison suffisante de mettre en doute l’intention du demandeur de quitter le Canada à la fin de la période autorisée.

[24] Compte tenu de la jurisprudence citée, j’estime que la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur était incité financièrement à ne pas quitter le Canada était déraisonnable.

B. L’analyse de l’établissement faite par l’agent

[25] L’agent a conclu que les documents financiers présentés par le demandeur ne suffisaient pas à le convaincre que le demandeur avait un degré d’établissement suffisant en Inde.

[26] Les seules références à l’appui de la conclusion qui précède sont, encore une fois, financières. L’agent s’est fondé à la fois sur les [traduction] « documents financiers » et sur son évaluation selon laquelle le demandeur ne [traduction] « serait guère incité financièrement à retourner en Inde » pour conclure que celui-ci ne quitterait pas le Canada à la fin de sa période de séjour autorisée. L’agent ne précise pas ce qui justifie ces affirmations et énonce ensuite sa conclusion, à savoir qu’il n’est pas convaincu que le demandeur est un véritable travailleur qui quittera le Canada à la fin de son séjour temporaire autorisé.

[27] L’agent n’a pas mentionné l’objectif déclaré du demandeur d’apprendre de nouvelles techniques agricoles au Canada afin d’améliorer la production et la croissance dans son pays d’origine ni son intention de retourner en Inde pour [traduction] « continuer à cultiver ses terres en utilisant les techniques et méthodes avancées apprises ».

[28] De manière générale, l’agent est présumé avoir examiné tous les éléments de preuve et un décideur n’est pas tenu de mentionner chacun des éléments de preuve. Toutefois, plus la preuve qui n’est pas mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’agent est importante, plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’agent a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » qu’il n’a pas mentionnés : Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 aux para 15 et 17.

[29] En l’espèce, la question de savoir si le demandeur retournerait en Inde est une considération pertinente, car l’agent a expressément mentionné qu’il estimait que le demandeur n’était pas établi en Inde.

[30] L’agent n’a pas mentionné la longue histoire agricole de la famille du demandeur en Inde, qui s’échelonne sur plusieurs générations, le fait que l’épouse et le jeune fils du demandeur, ses frères et sœurs et ses parents vivent tous en Inde et que le demandeur n’a aucun parent au Canada.

[31] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur ne retournerait pas en Inde était déraisonnable.

V. Conclusion

[32] Bien que l’agent ne soit pas tenu de rédiger des motifs exhaustifs à l’appui de sa conclusion, il est censé analyser suffisamment les éléments de preuve pour montrer qu’il a examiné les facteurs invoqués par le demandeur.

[33] La décision de l’agent fait abstraction de l’ensemble de la preuve dont ce dernier disposait et de la jurisprudence de notre Cour. Pour ce motif, la décision est déraisonnable et elle est annulée.

[34] Aucune question à certifier n’a été proposée et, au vu des faits de l’espèce, l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6465-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision datée du 20 septembre 2019 par laquelle la section des visas du haut-commissariat du Canada à New Delhi, en Inde, a rejeté la demande de permis de travail du demandeur à titre de travailleur étranger temporaire est annulée.

  2. Il n’y a aucune question sérieuse de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6465-19

 

INTITULÉ :

SUKHWINDER SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 OCTOBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Pawandeep Kaur Johal

 

POUR LE DEMANDEUR

 

John Loncar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sunder Law Professional Corporation

Avocats

Brampton (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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