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Date : 20220822


Dossier : IMM‑6981‑19

Référence : 2022 CF 1219

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 août 2022

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MUSTAFA SAMMANI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇUS

[1] Le demandeur, un citoyen de la Syrie âgé de 52 ans, réside au Canada depuis 2012. En décembre 2015, il a présenté une demande de résidence permanente au Canada au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada. Le demandeur s’est toutefois heurté à un obstacle de taille, car il est interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. Il a tenté de faire lever cet obstacle en sollicitant une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] La demande a été examinée par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) en deux étapes. À la fin de la première étape, IRCC a informé le demandeur, dans une lettre datée du 14 décembre 2018, qu’il était admissible à un parrainage dans la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada, mais qu’il était nécessaire de procéder à un examen plus poussé pour juger s’il y avait lieu de lui accorder une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Toutefois, après cet examen plus poussé, la décision antérieure a été annulée et la demande de résidence permanente rejetée. Comme il est indiqué dans la lettre de décision datée du 7 novembre 2019, un second agent d’IRCC a conclu que, contrairement à ce qui avait été décidé antérieurement, le demandeur ne pouvait pas être admis comme membre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada, parce qu’il n’avait pas de statut temporaire au Canada. Cet agent a également conclu que les considérations humanitaires n’étaient pas suffisantes pour faire lever l’irrecevabilité de la demande.

[3] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il soutient que la décision est déraisonnable et qu’elle a été rendue en violation des exigences de l’équité procédurale. Pour les motifs qui suivent, je conviens avec le demandeur que la décision est déraisonnable. Comme cela suffit pour exiger le réexamen de l’affaire, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur les arguments relatifs à l’équité procédurale invoqués par le demandeur.

II. LE CONTEXTE

[4] Le demandeur a un historique compliqué en matière d’immigration.

[5] Le demandeur est né à Beyrouth (Liban), en mars 1970. Il est citoyen de la Syrie, mais a aussi le statut de résident permanent au Liban. Le demandeur n’a pas la citoyenneté libanaise, mais il n’a toutefois pas la citoyenneté libanaise, car son père est Syrien et non Libanais.

[6] Le demandeur est entré pour la première fois au Canada à titre de résident permanent en octobre 1994, au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés. Par la suite, il a été déclaré coupable de plusieurs infractions criminelles au pays. Le 9 décembre 1999, il a été déclaré coupable d’agression armée et condamné à une peine d’emprisonnement de 60 jours, suivie d’une période de probation de 18 mois. En 2004, il a plaidé coupable à des accusations relatives à l’utilisation frauduleuse de cartes de crédit. Il s’est vu infliger une peine d’emprisonnement de huit mois (après soustraction de deux mois de détention présentencielle) et une période de probation de deux ans. Il lui a également été ordonné de payer en dédommagement la somme de 44 036,56 $. En outre, en juin 2006, le demandeur a été accusé de manquement aux conditions de son ordonnance de probation pour avoir été trouvé en possession d’encore plus de fausses cartes de crédit et de demandes de carte de crédit. Le dossier dont je dispose n’indique pas clairement ce qu’il est advenu de cette accusation.

[7] En octobre 2007, le demandeur a été déclaré interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, au sens du paragraphe 36(1) de la LIPR. Peu après, il a été renvoyé du Canada vers la Syrie.

[8] En 2002, le demandeur avait présenté une demande de parrainage de sa première épouse, Marwa Bahri, citoyenne du Liban. Cette demande a été refusée après l’arrestation du demandeur en 2004 à la suite des accusations de fraude. L’authenticité de la relation qu’il entretenait avec Mme Bahri a également été mise en doute parce que le demandeur, au moment de son arrestation en 2004, vivait avec Mme Bojana Vujnovic, qui était sa conjointe de fait.

[9] Après que le demandeur eut quitté le Canada, sa deuxième épouse, Katarina Kljajic, a présenté une demande de parrainage en vue de lui faire obtenir la résidence permanente en août 2018. Cette demande a été rejetée, parce que la relation a été jugée non authentique et que le demandeur était interdit de territoire au Canada. Le demandeur et Mme Kljajic ont été mariés de janvier 2008 à septembre 2013.

[10] Le demandeur est revenu au Canada en mars 2012, et ce, sans autorisation de retour au Canada (l’ARC), autorisation exigée par le paragraphe 52(1) de la LIPR.

[11] Le demandeur a présenté une demande d’asile en avril 2012, mais celle‑ci a été rejetée en octobre 2012. L’autorisation de soumettre la décision à un contrôle judiciaire a été refusée en février 2014.

[12] En septembre 2014, des amis communs ont présenté le demandeur à Claudine Dufresne, une citoyenne canadienne qui, à l’époque, vivait à Montréal. Les deux se sont mariés lors d’une petite cérémonie religieuse célébrée à Montréal le 11 novembre 2014. Les deux vivent ensemble en Colombie‑Britannique depuis ce temps.

[13] En décembre 2015, Mme Dufresne a présenté une demande de parrainage en vue d’obtenir pour le demandeur le statut de résident permanent au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada.

[14] Une agente d’IRCC a interrogé le demandeur et Mme Dufresne le 16 octobre 2018. D’après les notes consignées par l’agente dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC), elle était convaincue, après cet entretien, que la relation entre Mme Dufresne et le demandeur était authentique et elle a conclu, pour cette raison, que le demandeur répondait aux conditions prévues à l’article 124 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR) pour faire partie de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada – c’est‑à‑dire que le demandeur est l’époux ou le conjoint de fait de la répondante et il vit avec celle‑ci, qu’il détient le statut de résident temporaire au Canada et qu’une demande de parrainage a été déposée à son égard (si l’agente avait conclu que la relation n’était pas authentique ou qu’elle visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR, le demandeur aurait été exclu de la définition d’un « époux ou conjoint de fait » : voir le RIPR, au paragraphe 4(1).) Cependant, l’agente a également signalé qu’elle avait encore des doutes au sujet de la crédibilité du demandeur quant à sa relation avec Mme Bahri (sa première épouse) en raison de contradictions apparentes dans certaines des informations qu’il avait fournies. Elle lui a donc accordé un délai de 30 jours pour voir s’il pouvait éclaircir la situation. Par la suite, le demandeur a fourni une copie d’un document émanant des tribunaux sunnites au Liban, qui indiquait que Mme Bahri et lui avaient divorcé en février 2008, comme il l’avait dit.

[15] L’agente a fait part de sa conclusion selon laquelle le demandeur satisfaisait aux conditions prévues à l’article 124 de la LIPR dans une lettre datée du 14 décembre 2018. Elle a ensuite écrit ce qui suit :

[traduction]
Pour ce qui est de votre interdiction de territoire en raison de vos condamnations au criminel pour agression armée et fraude, étant donné que vous avez fait état d’un risque dans vos observations, j’ai décidé de renvoyer votre demande à un agent d’immigration principal pour faire évaluer ensemble vos demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire et sur une possibilité de risque. Si vous devez fournir de plus amples renseignements, vous en serez informé.

[16] Le 14 décembre 2018 également, l’agente a rempli un formulaire relatif aux motifs de décision, vraisemblablement pour aider l’agent auquel l’affaire était renvoyée. Dans ce document, l’agente a écrit ceci (en désignant le demandeur par l’acronyme « DP », pour « demandeur principal ») :

[traduction]
Je suis convaincue que la relation qu’il entretient présentement avec la répondante est légale et authentique, mais j’ai de sérieux doutes quant à la crédibilité des informations que le DP a fournies. Je ne crois pas disposer d’assez d’informations pour recommander la levée, pour des considérations d’ordre humanitaire, de l’interdiction de territoire pour grande criminalité qui vise le DP – bien qu’il semble avoir une entreprise qui fonctionne avec succès au Canada et qu’il soit marié à une citoyenne canadienne, il est revenu au Canada sans autorisation, les déclarations de culpabilité au criminel qui le concernent sont très graves – agression armée et fraude, et, dans ses demandes, il a fait à IRCC des déclarations contradictoires au sujet de ses relations. Comme le DP a également formulé des observations en matière de risque, je ne rejetterai pas la demande pour cause d’interdiction de territoire pour grande criminalité, mais je recommanderai qu’elle soit renvoyée à un agent d’immigration principal pour que celui‑ci évalue les questions liées aux considérations d’ordre humanitaire et au risque, qui ont été soulevées ensemble.

[17] À aucun moment avant la décision définitive, ces [traduction] « sérieux doutes quant à la crédibilité » ont été communiqués au demandeur. Dans la présente demande, la preuve incontestée du demandeur est la suivante : selon sa compréhension des choses, à la conclusion de l’entretien du 16 octobre 2018 la seule question en suspens était la clarification de la date de son divorce d’avec Mme Bahri, une question à laquelle il croyait avoir répondu de manière satisfaisante avec le document émanant des Tribunaux sunnites.

[18] Comme l’a signalé l’agente, le demandeur a invoqué des considérations d’ordre humanitaire à l’appui de sa demande de résidence permanente en vue de faire lever son interdiction de territoire pour grande criminalité. La lettre du conseil du demandeur datée du 24 décembre 2005, qui accompagnait la demande initiale, mentionne ce qui suit :

[traduction]
M. Sammani, qui a immigré au départ au Canada à titre de travailleur qualifié en octobre 1994, a perdu son statut de résident permanent et a été renvoyé du Canada en octobre 2007 en raison de déclarations de culpabilité au criminel, notamment pour agression en 1999 et pour fraude en 2004. M. Sammani, un ressortissant syrien, s’est enfui au Canada pour solliciter l’asile en mars 2012, mais sa demande a été rejetée en octobre 2013. Nous sommes en train de préparer des observations et des éléments de preuve détaillés, qui font la lumière sur les antécédents de M. Sammani en matière d’immigration et sur son casier judiciaire, à l’appui d’une demande visant à lui accorder une dispense qui lèvera son interdiction de territoire pour considérations d’ordre humanitaire, conformément au paragraphe 25(1) de la
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

[19] Ces observations et ces renseignements justificatifs ont finalement été fournis à IRCC en décembre 2017. En résumé, le demandeur a fait valoir ce qui suit :

  • Ses déclarations de culpabilité au criminel étaient graves, mais elles étaient attribuables à sa relation dysfonctionnelle et troublée avec sa conjointe de fait de l’époque, et elles datent aujourd’hui d’un temps assez lointain.

  • Il a fait des efforts véritables et soutenus pour se réadapter et il est résolu à mener une vie rangée, comme l’illustre sa conduite récente.

  • À l’heure actuelle, il n’est pas admissible à demander une suspension de casier en vertu de la Loi sur le casier judiciaire, LRC 1985, c C‑47, de sorte qu’une dispense fondée sur des considérations humanitaires est le seul moyen de régler la question de son interdiction de territoire pour grande criminalité.

  • Il est bien établi au Canada et cela inclut le fait qu’il exerce un emploi régulier et rémunéré et qu’il vit dans une relation stable avec Mme Dufresne.

  • Il ne court actuellement pas le risque d’être renvoyé en Syrie à cause d’un report administratif des renvois vers ce pays (une mesure qui est en place depuis mars 2012), mais son manque de statut et de stabilité au Canada est, pour lui et son épouse, une source constante de stress et d’anxiété.

  • Si jamais il était contraint de retourner en Syrie, il s’exposerait à de sérieux risques sur le plan de la vie, de la liberté et de la sécurité de la personne.

[20] Les observations du demandeur quant aux considérations d’ordre humanitaire ont été formulées uniquement en fonction de la nécessité d’obtenir une dispense de la condition de ne pas être frappé d’interdiction de territoire au Canada. Le fait de ne pas détenir le statut de résident temporaire au Canada – un point dont il sera question plus en détail ci‑après – n’est pas traitée.

III. LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

[21] Comme il a été mentionné plus tôt, la première agente d’IRCC était convaincue que le demandeur répondait aux conditions prévues à l’article 124 de la LIPR, mais elle a aussi exprimé l’avis qu’il faudrait qu’un agent principal d’IRCC réexamine la demande afin pour juger s’il y avait des considérations d’ordre humanitaire justifiant l’octroi d’une dispense de l’exigence que le demandeur ne soit pas interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. C’est la décision du second agent d’IRCC qui fait maintenant l’objet du présent contrôle.

[22] Comme il est indiqué dans sa lettre de décision, le second agent a conclu que la première agente avait commis une erreur en jugeant que le demandeur était en droit d’être considéré comme un membre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada. Cela s’expliquait par le fait que, contrairement à ce qu’exige l’alinéa 124b) du RIPR, le demandeur n’avait pas de statut temporaire au Canada. Le second agent a reconnu que, d’après une politique publique adoptée par le ministre sous le régime du paragraphe 25(1) de la LIPR, une dispense de cette condition sera accordée dans certaines circonstances à un demandeur du statut de résident permanent qui appartient à la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada, mais qui ne détient pas de statut temporaire au Canada. Cependant, en l’espèce, le demandeur ne pouvait pas profiter de cette dispense générale, car la politique publique indique expressément qu’elle ne s’applique pas à une personne, telle que le demandeur, qui n’a pas de statut au Canada parce qu’elle est revenue au Canada sans avoir obtenu au préalable l’ARC requise.

[23] Le second agent a ensuite examiné si les considérations d’ordre humanitaires invoquées par le demandeur étaient suffisantes pour faire lever l’irrecevabilité de sa demande d’admission au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada. L’agent a conclu que non, disant simplement ce qui suit dans la lettre de décision : [traduction] « J’ai aussi passé en revue la totalité des renseignements figurant dans le dossier en vue d’un examen des considérations d’ordre humanitaire, et, selon moi, ces considérations ne suffisent pas en l’espèce pour accorder une dispense à l’égard des conditions prévues à l’alinéa 124b) du RIPR ». Les notes consignées par l’agent dans le SMGC n’explicitent pas davantage le fondement de cette conclusion. Sa décision ultime est formulée en ces termes dans la lettre de décision : [traduction] « Votre demande de résidence permanente est donc rejetée, car vous n’êtes pas en droit de présenter une telle demande au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada » (soulignement omis).

[24] L’agent indique également dans la lettre de décision que le demandeur est toujours interdit de territoire au Canada, et ce, pour les mêmes motifs de grande criminalité que ceux ayant mené à son renvoi du Canada en octobre 2007; cependant, la lettre de décision ne traite aucunement de la demande du demandeur en vue de faire lever son interdiction de territoire pour grande criminalité. En revanche, les notes que l’agent a consignées dans le SMGC répondent bel et bien à cette demande, du moins au passage :

[traduction]
Je suis conscient que la Syrie est un pays qui subit des bouleversements à l’heure actuelle dans certaines régions, mais, après avoir examiné l’ensemble du comportement criminel du DP au Canada, ainsi que son mépris passé pour les règles du Canada en matière d’immigration, je suis d’avis que les considérations d’ordre humanitaire dans l’établissement de Mustafa SAMMANI au Canada ne suffissent pas pour surmonter le fait que le DP est interdit de territoire pour grande criminalité et que, après son expulsion, il est revenu au pays sans obtenir l’autorisation de le faire. Le DP a également soulevé des questions de crédibilité en ne divulguant pas des informations au sujet de ses conjointes de fait antérieures et aussi de son possible mariage de convenance antérieur. Les condamnations pour fraude antérieures soulèvent de plus des doutes généraux quant à sa crédibilité.

IV. LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[25] Il est bien établi que le fond d’une décision quant à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit être examiné selon la norme de la décision raisonnable : voir l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44, et le fait qu’il s’agit bel et bien de la norme à appliquer a été renforcé par l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 10.

[26] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La décision qui présente ces qualités a droit à ce que la cour de révision fasse preuve de déférence envers elle (ibid.). Lorsque cette cour applique la norme de la décision raisonnable, il ne lui appartient pas d’apprécier à nouveau la preuve que le décideur a prise en compte ni de modifier des conclusions de fait à moins de circonstances exceptionnelles : voir Vavilov, au para 125. Parallèlement, un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable n’est pas une simple formalité; ce type de contrôle demeure rigoureux : voir Vavilov, au para 13.

[27] Il incombe au demandeur d’établir que la décision de l’agent est déraisonnable. Pour annuler une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue que cette décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). La cour « doit […] être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (ibid.).

V. ANALYSE

[28] Le demandeur a formulé sa demande de résidence permanente à titre de membre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada en partant du principe qu’il lui fallait convaincre IRCC que son mariage avec Mme Dufresne était authentique et n’avait pas été conclu à des fins d’immigration et qu’il avait besoin d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pour faire lever son interdiction de territoire pour grande criminalité. La première agente a abordé la demande sous le même angle. En conséquence, une fois convaincue que la relation était authentique et ne visait pas des fins d’immigration, l’agente a considéré que le demandeur répondait aux conditions prévues à l’article 124 du RIPR et que, de ce fait, la seule question en suspens était celle de savoir s’il était possible d’accorder une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en lien avec l’interdiction de territoire dont le demandeur faisait l’objet. Ni le demandeur ni l’agente ne se sont rendu compte que, en fait, le demandeur ne répondait pas aux conditions prévues à l’article 124, parce qu’il ne détenait pas le statut de résident temporaire au Canada. Pour le second agent, cela s’est révélé être la question déterminante.

[29] Le demandeur conteste à la fois le caractère raisonnable de la décision du second agent et l’équité du processus par lequel elle a été rendue. Dans la présente affaire, le processus décisionnel a été loin d’être parfait, mais, comme je l’ai mentionné, il n’est pas nécessaire de décider s’il répondait aux exigences de l’équité procédurale, car je suis persuadé que la décision est déraisonnable, quoique pour une raison plus restreinte que celle qu’avance le demandeur.

[30] Un grand nombre des arguments du demandeur contestent le caractère raisonnable de la conclusion de l’agent selon laquelle les considérations d’ordre humanitaire ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense des conséquences habituelles de son interdiction de territoire pour grande criminalité. Cette conclusion est énoncée dans les notes que l’agent a consignées dans le SMGC (voir le paragraphe 24 qui précède). Elle n’est toutefois mentionnée nulle part dans la lettre de décision. Au contraire, celle‑ci traite exclusivement de l’inadmissibilité du demandeur à la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada par application de l’alinéa 124b) du RIPR, soit la condition selon laquelle le demandeur doit détenir le statut de résident temporaire au Canada, ce qui n’était pas son cas (voir les paragraphes 22‑23 qui précèdent).

[31] À mon avis, la lettre de décision reflète l’opinion raisonnable – correcte, à vrai dire – de l’agent selon laquelle une conclusion défavorable à l’égard de la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire à l’égard de la condition prévue à l’alinéa 124b) du RIPR serait déterminante quant à la demande de résidence permanente. Autrement dit, si, comme l’agent l’a conclu, il n’y a pas assez de motifs pour dispenser le demandeur de cette condition, la demande de résidence permanente doit être rejetée et il n’est pas nécessaire d’examiner l’obstacle supplémentaire que constitue l’interdiction de territoire pour grande criminalité. C’est donc dire que, si la conclusion relative à l’alinéa 124b) du RIPR est raisonnable, toute lacune relevée dans la manière dont l’agent a évalué la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire à l’égard de l’interdiction de territoire pour grande criminalité (comme il est écrit dans les notes du SMGC) serait de peu d’importance.

[32] La question cruciale consiste donc à savoir si la conclusion de l’agent selon laquelle une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne serait pas accordée à l’égard de l’alinéa 124b) du RIPR est raisonnable. À mon avis, non.

[33] Rien ne donne à penser que l’agent a commis une erreur en concluant que le demandeur ne pouvait pas bénéficier de la politique publique générale dispensant certains demandeurs du statut de résident permanent, à titre de membres de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada, des exigences de l’alinéa 124b) du RIPR. C’est donc dire que la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire dépendait du fait de savoir si le demandeur avait établi son droit à une dispense sur le fondement des faits propres à son dossier. Il n’y a cependant aucune analyse de cette question dans la lettre de décision ou dans les notes versées au dossier. Au contraire, on ne trouve qu’une simple déclaration catégorique de l’agent dans la lettre de décision, à savoir que [traduction] « ces considérations ne suffisent pas en l’espèce pour accorder une dispense à l’égard des conditions prévues à l’alinéa 124b) du RIPR ». Les notes que l’agent a consignées dans le SMGC sont elles aussi catégoriques à l’égard de cette conclusion déterminante, et elles ne jettent aucune lumière sur le raisonnement qu’il a suivi. À mon avis, la décision est bien loin de justifier le résultat d’une manière transparente et intelligible, comme l’exige l’arrêt Vavilov.

[34] Comme il a été mentionné plus tôt, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est analysée quelque peu dans les notes que le second agent a consignées dans le SMGC, mais cette analyse n’a trait qu’à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire à l’égard de l’interdiction de territoire pour grande criminalité – une question que l’agent n’avait pas besoin d’examiner en raison de la conclusion relative à l’alinéa 124b) du RIPR. Même si cette analyse doit être considérée comme faisant partie de la décision dans son ensemble (voir Vavilov, au para 84), elle est de peu d’utilité, sinon aucune, pour comprendre pourquoi l’agent n’a pas accordé une dispense à l’égard de l’alinéa 124b). Il en est ainsi, parce que la mise en balance des intérêts à laquelle il faut procéder pour juger s’il convient d’accorder ou non une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire dans le cas d’une interdiction de territoire pour grande criminalité est nettement différente de celle qui est exigée pour juger s’il convient de permettre qu’une demande de statut de résident permanent à titre de membre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada se poursuive malgré l’absence de statut temporaire au Canada.

[35] Par exemple, pour décider s’il convient de dispenser le demandeur de la condition de détenir un statut temporaire au Canada malgré le fait qu’il soit revenu au pays sans une ARC, une personne raisonnable et impartiale considérerait, notamment, les circonstances dans lesquelles il est revenu au Canada, dont la raison pour laquelle il n’a pas obtenu une ARC. On se souviendra que le demandeur a sollicité l’asile à son retour au Canada en 2012 (sans succès, toutefois). Cette circonstance n’est examinée nulle part dans l’évaluation que fait l’agent de l’interdiction de territoire du demandeur pour grande criminalité. Cette évaluation laisse donc sans réponse une question cruciale pour ce qui est du besoin d’obtenir une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire à l’égard de l’alinéa 124b) du RIPR.

[36] Par ailleurs, il ressort clairement des notes du second agent dans le SMGC que celui‑ci avait de sérieux doutes quant à la crédibilité du demandeur. Ce dernier soutient que le fait que l’agent se soit fondé sur ces doutes est un manquement aux exigences de l’équité procédurale, car jamais il n’a été mis au fait de ces doutes ni eu la possibilité de les dissiper. Indépendamment de cette question (que, comme je l’ai déjà indiqué, je n’ai pas à trancher), l’agent évoque simplement ces doutes quant à la crédibilité comme un aspect de nature générale, sans faire de lien avec les questions particulières qui doivent être tranchées dans la décision quant à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Ce fait mine lui aussi le caractère raisonnable de la décision.

[37] En bref, même en lisant ensemble la lettre de décision et les notes au dossier, on ne peut pas comprendre pourquoi l’agent a conclu qu’il était injustifié d’accorder une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire à l’égard de la condition prévue à l’alinéa 124b) du RIPR. Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, c’est par ses motifs qu’un décideur administratif présente la justification de sa décision aux parties touchées. De plus, la décision doit être justifiée par ces motifs. Dans la présente affaire, les motifs de l’agent ne répondent pas à cette exigence.

VI. CONCLUSION

[38] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent d’IRCC datée du 7 novembre 2019 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur en vue d’un nouvel examen.

[39] Les parties n’ont suggéré aucune question grave de portée générale à certifier aux termes de l’alinéa 74d) de la LIPR, et je conviens qu’il ne s’en pose aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6981‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent d’IRCC datée du 7 novembre 2019 est annulée et est l’affaire renvoyée à un autre décideur en vue d’un nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6981‑19

 

INTITULÉ :

MUSTAFA SAMMANI c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 NOVEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 AOUT 2022

 

COMPARUTIONS :

Fadi Yachoua

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brett J. Nash

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Embarkation Law Corporation

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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