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Date : 20220815


Dossier : IMM-899-21

Référence : 2022 CF 1199

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 août 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

ISMAEL DE JUESUS JUAREZ CHAVEZ

ILSIA ANDREA ELIBO VALERIO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 9 décembre 2020 par laquelle un agent d’immigration (l’agent) a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs.

[2] Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande est accueillie.

II. Contexte

[3] Monsieur Chavez est citoyen d’El Salvador et madame Valerio est citoyenne des États‑Unis et de la République dominicaine. Ils se sont rencontrés puis mariés au Canada en 2015. Ils ont ensemble trois enfants : deux, fruits de leur union, et la plus âgée, Esmeralda, qui est la fille de Mme Valerio et d’un autre homme. Esmeralda est à la fois citoyenne canadienne et américaine et est visée par une ordonnance de la Cour de justice de l’Ontario selon laquelle le consentement de ses deux parents est nécessaire pour qu’elle puisse franchir les frontières de la province de l’Ontario.

[4] M. Chavez a demandé l’asile au Canada en 2005 après un bref séjour aux États-Unis durant lequel il a été détenu. Sa demande d’asile a été rejetée et un examen des risques avant renvoi (ERAR) effectué en 2006 a donné lieu à une décision défavorable. Le demandeur a omis de se présenter pour son renvoi en août 2006 et un mandat d’arrestation a été délivré contre lui.

[5] La demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été présentée le 19 décembre 2018. En novembre 2019, M. Chavez a été interpellé et, après avoir présenté en vain une requête en sursis et après avoir fait l’objet d’un second ERAR défavorable, il a été renvoyé en février 2020. Il vit maintenant en El Salvador où il a trois enfants nés d’une précédente union. Outre son épouse et ses deux enfants, deux de ses frères et sœurs habitent au Canada.

[6] Mme Valerio est née en République dominicaine et a ensuite déménagé à Puerto Rico à 20 ans où elle est devenue citoyenne américaine. En 2007, elle a rencontré le père d’Esmeralda, un Canadien. Esmeralda est née à Puerto Rico en 2008. En 2010, Mme Valerio est arrivée avec sa fille en sol canadien pour y passer des vacances et, au cours des années subséquentes, elle a effectué plusieurs allées et venues entre le Canada et Puerto Rico. Elle reste au Canada depuis 2013 tout en étant dépourvue de statut. Le père d’Esmeralda a fait en sorte que sa fille devienne citoyenne canadienne. Elle est aussi inscrite dans le système scolaire du Canada. Mme Valerio et le père d’Esmeralda ont mis un terme à leur relation en février 2014. En septembre 2018, la Cour de justice de l’Ontario a accordé la garde conjointe d’Esmeralda à ses deux parents. Aux termes de celle-ci, elle doit vivre avec sa mère alors que son père dispose d’un droit d’accès. La Cour a interdit aux parents de renvoyer leur fille de la province sans disposer de l’autorisation écrite de l’autre parent.

[7] Les deux demandeurs sont restés et ont travaillé au Canada tout en étant dépourvus de statut. Dans leurs observations relatives à leur demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire déposées avant le renvoi de M. Chavez, ils ont expliqué comment ils avaient été en mesure de subvenir à leurs besoins par du travail de nature informelle. Ils ont également fait état de leur participation au sein d’une église et ont produit des lettres d’appui des membres de leur famille. L’agent a accordé peu de poids à l’établissement des demandeurs.

[8] L’agent a pris note du fait que les deux enfants biologiques des demandeurs sont des citoyens canadiens et qu’Esmeralda est à la fois citoyenne du Canada et des États-Unis. Il a cerné les modalités de la garde de la jeune fille ainsi que son parcours scolaire. Mme Valerio a déclaré dans son affidavit à l’appui de sa demande que si elle était contrainte de quitter le Canada, elle amènerait avec elle ses deux plus jeunes enfants, mais qu’elle escomptait des difficultés vu les arrangements de garde conclus avec le père d’Esmeralda.

[9] L’agent a jugé qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada avec leur mère. Cependant, vu le renvoi de M. Chavez en El Salvador, l’agent a conclu qu’il disposait de peu d’information indiquant que le déménagement de Mme Valerio et de ses enfants aux États‑Unis [traduction] « nuirait considérablement à l’intérêt supérieur des enfants ». Aux dires de l’agent, M. Chavez pourrait solliciter des visas pour visiter sa famille aux États-Unis et y présenter une demande en vue d’acquérir un statut à titre d’époux de Mme Valerio. Les deux plus jeunes enfants seraient admissibles à un statut de par leur mère.

[10] En ce qui concerne les arrangements de garde visant Esmeralda, l’agent a écrit ce qui suit :

[traduction]

Esmeralda est une citoyenne américaine et peut de ce fait vivre sans contrainte aux États-Unis. Toutefois, comme l’a relevé la demanderesse, celle-ci pourrait avoir à convenir d’une entente avec le père d’Esmeralda pour sortir leur fille du Canada en raison de leur accord de garde. Malgré cela, je conclus qu’il ne serait pas difficile pour Esmeralda de partager son temps entre le Canada et les États-Unis.

[11] L’agent a fait remarquer qu’un déménagement à l’étranger est susceptible de causer [traduction] « un certain degré d’inconfort », mais a conclu qu’il ne serait que temporaire et que les demandeurs et leurs enfants disposeraient des mêmes possibilités qu’au Canada. Par conséquent, il n’a accordé que peu de poids à l’intérêt supérieur des enfants touchés.

III. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[12] La demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avait pour principale assise l’intérêt supérieur des enfants (ISE). La seule question en litige dont la Cour est saisie est celle de savoir si la décision de l’agent à cet égard est raisonnable. Les conclusions de l’agent concernant l’établissement et les conditions défavorables dans le pays n’ont pas fait l’objet d’une contestation.

[13] Il n’est pas contesté que la décision raisonnable est la norme à appliquer conformément à la présomption établie dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Rien ne justifie de déroger à cette présomption dans la présente demande.

[14] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). En outre, une décision raisonnable devrait être justifiée d’une manière cohérente pour la partie concernée (Vavilov, aux para 95-96, 134).

[15] Pour être « justifiée », la décision doit être évaluée selon son contexte. Comme l’indique la Cour suprême au paragraphe 33 de l’arrêt Vavilov, lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux. Si la décision a des conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné, le décideur doit expliquer pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur.

IV. Analyse

[16] Le demandeur soulève les questions suivantes : (1) l’analyse relative à l’ISE est truffée de contradictions internes; (2) l’agent a omis de tenir compte des graves répercussions que pourrait avoir la décision sur les enfants touchés; (3) l’agent a eu recours à une analyse des difficultés alors que le bon critère consiste à démontrer que le décideur était « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants.

[17] Le défendeur riposte que la dispense accordée pour des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) est une mesure exceptionnelle et ne constitue pas un régime d’immigration parallèle : Kanthasamy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61, au para 23. Selon le défendeur, l’agent n’a pas commis d’erreur en concluant que la situation des enfants resterait en grande partie inchangée s’ils devaient vivre aux États-Unis. Il s’agit d’un pays développé comparable au Canada, et les enfants disposeraient de ressources et de possibilités équivalentes.

[18] Je conviens avec les demandeurs qu’il semble exister une contradiction entre les conclusions de l’agent voulant qu’il soit dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada et que cet intérêt ne serait pas compromis par un déménagement aux États-Unis. Outre le déracinement des deux plus jeunes enfants du seul pays qu’ils aient connu, y compris la séparation des membres de leur famille élargie vivant au Canada, l’agent était tenu d’évaluer les répercussions occasionnées par le fait d’arracher une jeune fille de douze ans de sa vie au Canada et des conséquences de cette situation sur son bien-être.

[19] Il est particulièrement préoccupant que l’agent semble avoir tenu pour acquis que Mme Valerio et le père biologique d’Esmeralda parviendraient à un accord pour que leur fille sorte du pays. Le consentement du père est obligatoire selon l’ordonnance de la cour et les observations versées au dossier indiquaient qu’une mésentente éclaterait si un tel consentement était sollicité. Supposer que les parents pourraient parvenir d’eux-mêmes à modifier l’ordonnance relève de la conjecture.

[20] Bien que peu d’éléments mettent en lumière la nature de la relation d’Esmeralda avec son père biologique, il est clair qu’il a fait en sorte qu’elle obtienne la citoyenneté canadienne, qu’il l’a inscrite dans une école canadienne et a obtenu sa garde conjointe avec une ordonnance de non-renvoi. Au Canada, elle peut voir ses deux parents ainsi que ses grands-parents paternels, et, au vu du dossier, il semble qu’elle réussisse bien à l’école.

[21] Lors de l’examen de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, l’accent doit être mis sur l’enfant. Même si le père consentait à ce que sa fille quitte le ressort de la Cour de l’Ontario, la décision est muette quant aux possibles répercussions défavorables que cette mesure aurait sur Esmeralda.

V. Conclusion

[22] Je suis convaincu que, dans sa décision, l’agent n’a pas adéquatement tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants touchés. Ses motifs ne justifient pas d’une manière cohérente et intelligible les répercussions que la décision aurait sur la famille. Elle n’est donc pas raisonnable.

[23] En conséquence, j’accueille la demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire pour qu’elle soit réexaminée par un autre agent. Aucune question grave de portée générale n’a été proposée, et aucune ne sera certifiée.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-899-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-899-21

INTITULÉ :

ISMAEL DE JUESUS JUAREZ CHAVEZ,

ILSIA ANDREA ELIBO VALERIO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er février 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 15 août 2022

COMPARUTIONS :

Kathryn Lynch

POUR LES DEMANDEURS

Susan Gans

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats

Rexdale Community Legal Clinic

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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