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Date : 20220907


Dossier : IMM-4115-20

Référence : 2022 CF 1265

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

GLADYS YNZON

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Gladys Ynzon est une citoyenne des Philippines. Elle sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’elle avait présentée depuis le Canada.

[2] Les mauvais traitements que Mme Ynzon a subis aux mains de ses employeurs au Canada et ailleurs faisaient partie intégrante de sa demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a donc commis une erreur en ne tenant pas compte de cet aspect important des antécédents de la demanderesse pour déterminer si sa situation justifiait une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. De plus, l’appréciation par l’agent des difficultés que Mme Ynzon et ses proches subiraient si elle était forcée de quitter le Canada comprenait des conjectures infondées.

[3] La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.

II. Le contexte

[4] Mme Ynzon est âgée de 46 ans. Elle est arrivée au Canada en juillet 2014 munie d’un visa de visiteur qui est demeuré valide jusqu’en mars 2015.

[5] Bien qu’elle n’eût pas de permis de travail, Mme Ynzon a trouvé un emploi à titre d’aide familiale à Vancouver. Quelque temps plus tard, elle a déménagé à Toronto, où elle s’est jointe à une agence et a travaillé comme aide familiale résidente pour des clients âgés. Elle a tenté d’obtenir un permis de travail par l’entremise d’une autre agence, mais sans succès. Elle est restée au pays sans statut et travaille à titre d’aide familiale depuis.

[6] En 2016, Mme Ynzon a commencé à travailler comme aide familiale résidente pour une famille qui l’a maltraitée. Elle dit avoir subi diverses formes de maltraitance. Son employeur de l’époque aurait retenu son salaire et ses indemnités de vacances, aurait omis de lui payer ses heures supplémentaires et ne lui aurait accordé que six jours de congé au cours d’une période de quatorze mois. Lorsqu’elle s’est opposée à ses conditions de travail, Mme Ynzon a été menacée d’expulsion. À une occasion, ses employeurs ont confisqué son passeport pour l’empêcher de partir.

[7] La famille a dit à Mme Ynzon qu’elle avait fait une demande pour que celle-ci obtienne un statut par l’entremise du Programme des aides familiaux résidants, mais c’était faux. Elle affirme que la famille a suggéré qu’elle se procure de faux papiers des Philippines afin de continuer à travailler.

[8] Mme Ynzon a fui le ménage en septembre 2017, perdant à la fois son domicile et sa seule source de revenus. Elle a présenté une réclamation contre ses employeurs au titre de la Loi de 2000 sur les normes d’emploi de l’Ontario, LO 2000, c 41 [la LNE]. Cette réclamation a abouti à un règlement et à une indemnisation.

[9] En novembre 2017, Mme Ynzon a trouvé du travail comme aide familiale résidente pour la mère de son employeur actuel. Elle travaille toujours à ce titre. L’employeur actuel de Mme Ynzon lui a fourni une référence très élogieuse.

[10] Mme Ynzon a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 14 septembre 2018. Elle a souligné qu’elle avait passé plus de six ans au Canada et qu’elle s’était intégrée à la communauté par sa participation à la Filipino Alliance Church et comme bénévole auprès du Caregivers’ Action Centre. Elle a également obtenu un diplôme dans le domaine des services de soutien.

[11] Toute la famille immédiate de Mme Ynzon réside aux Philippines. La demanderesse envoie de l’argent afin de veiller à ce que sa mère vieillissante, qui souffre de diabète et d’un certain nombre d’autres maladies, obtienne le traitement et les médicaments dont elle a besoin. Elle fournit également une aide financière pour permettre à sa petite-nièce d’aller à l’école. Dans ses observations présentées à l’agent, elle a noté que sa nièce avait abandonné sa fille en 2013 et qu’elles n’avaient pas d’argent.

[12] L’agent a pris acte du fait que Mme Ynzon avait de solides antécédents d’emploi et qu’elle avait développé un réseau social et amélioré ses compétences en matière d’emploi. Toutefois, l’agent a accordé un poids défavorable considérable au fait qu’elle avait vécu et travaillé au Canada sans statut.

[13] L’agent a également examiné les conditions aux Philippines et a accepté le fait que Mme Ynzon puisse rencontrer des difficultés à obtenir un emploi en raison de son âge et de son sexe. Toutefois, l’agent a conclu que Mme Ynzon pourrait probablement trouver un emploi en raison de sa nature amicale et de ses emplois antérieurs à Hong Kong, aux Émirats arabes unis et au Canada.

[14] L’agent était également d’avis que les membres de la fratrie et la nièce de Mme Ynzon seraient en mesure d’aider à sa réintégration aux Philippines et d’atténuer les difficultés que pourrait subir sa petite-nièce. L’agent a examiné les mauvais traitements subis par Mme Ynzon aux mains de ses employeurs uniquement dans le contexte de sa demande de permis de séjour temporaire [PST] et a souligné que celui-ci avait été demandé pour permettre à la demanderesse de donner suite à sa réclamation présentée au titre de la LNE, qui a été résolue depuis.

[15] Le 19 août 2020, l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Ynzon.

III. La question en litige

[16] La seule question en litige soulevée dans la demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

IV. Analyse

[17] La décision de l’agent est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[18] Les critères « de justification, d’intelligibilité et de transparence » sont respectés si les motifs permettent à la Cour de comprendre le raisonnement à l’appui de la décision et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85, 86, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[19] Mme Ynzon conteste la décision de l’agent en invoquant un certain nombre de raisons. Deux d’entre elles sont particulièrement convaincantes. La demande de contrôle judiciaire devra être accueillie parce que : a) l’agent n’a examiné les mauvais traitements subis par Mme Ynzon aux mains de ses employeurs que dans le contexte de sa demande de PST; et b) l’appréciation par l’agent des difficultés que Mme Ynzon et ses proches subiraient aux Philippines comprenait des conjectures infondées.

(1) Les mauvais traitements

[20] Le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], confère au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration le pouvoir discrétionnaire d’offrir une mesure extraordinaire à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter tout[e personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 13, 23, 93, 94).

[21] Dans ses observations présentées à l’agent et dans l’affidavit qui accompagnait sa demande, Mme Ynzon a relaté les mauvais traitements graves qu’elle avait subis aux mains de ses employeurs et qui avaient abouti à la demande d’indemnisation présentée au titre de la LNE, qui a été réglée en sa faveur. Ses observations présentées à l’agent comprenaient ce qui suit sous la rubrique [traduction] « Contexte » :

[traduction]

Mme Ynzon a travaillé aux Émirats arabes unis et à Hong Kong, où ses employeurs l’ont maltraitée. Elle est arrivée au Canada en 2014 en tant qu’aide familiale. Malheureusement, son employeur ici au Canada […] l’a également maltraitée (et avec l’aide du [Caregivers’ Action Centre, elle] explore ses options juridiques à cet égard). Malgré cela, elle a réussi à subvenir aux besoins de sa mère, qui a le diabète, et de sa petite-nièce, qui a été abandonnée peu après la naissance.

[22] Sous la rubrique [traduction] « Les intérêts du ministère de la Justice et du Canada », le représentant de Mme Ynzon a inclus le premier paragraphe des motifs donnés par le juge Shore dans la décision Bailey c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 816 :

L’agente d’immigration a fait remarquer qu’elle éprouvait de la compassion à l’égard des mauvais traitements subis par la demanderesse entre les mains de son employeur, mais qu’elle n’a pas reconnu ni compris le niveau d’exploitation subi par la demanderesse de la part de son employeur, ce qui est une grave préoccupation dans de tels cas, reconnaissant que les autorités canadiennes ont mis en œuvre le Programme des aides familiaux résidants. La réputation du Canada ne devrait pas être ternie à cause de personnes, même si elles sont peu nombreuses, qui peuvent être exploitées et maltraitées, sans conséquence. Ainsi, de telles personnes, comme la demanderesse, ne devraient pas être pénalisées sous les auspices d’un programme du gouvernement canadien.

[23] Les observations comprenaient également une citation d’un représentant du Caregivers’ Action Centre : [TRADUCTION] « Malgré le fait qu’elle a été maltraitée et induite en erreur par des employeurs, Mme Ynzon s’est établie ici au Canada à titre de préposée aux services de soutien qualifiée, de personne de soutien, d’amie et de membre de la communauté. Elle travaille actuellement avec Parkdale Community Legal Services (PCLS) pour obtenir la protection du ministère du Travail de la province. À ce titre, il est dans l’intérêt du ministère de la Justice et du Canada de permettre à Mme Ynzon de rester au Canada pendant qu’elle explore les options qui s’offrent à elles en matière de justice pour le traitement qu’elle a subi aux mains de son ancien employeur […] ».

[24] L’agent a limité l’examen des mauvais traitements subis par Mme Ynzon à sa demande de PST :

[traduction]

La demanderesse a subi de mauvais traitements aux mains de son employeur et a présenté une demande en vertu des normes d’emploi en septembre 2018. D’après les renseignements dont je dispose, j’accepte que la demanderesse a subi de mauvais traitements aux mains de [son employeur précédent], et la situation était malheureuse. Dans le cadre de la présente demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire également reçue en septembre 2018, la demanderesse cherche à obtenir un PST afin de rester au Canada pour qu’elle puisse se présenter à tous ses rendez-vous jusqu’à ce que sa réclamation soit réglée, donner des directives à son avocat et comparaître à l’audience lorsque la réclamation sera enfin entendue.

Je note que des renseignements supplémentaires récents concernant la demande présentée en vertu des normes d’emploi de la demanderesse ont été reçus. D’après les renseignements les plus récents, je constate que la réclamation présentée par la demanderesse a été réglée en août 2019.

Étant donné que la demande présentée par la demanderesse en vertu des normes d’emploi est maintenant réglée, je suis d’avis qu’il n’est pas justifié, dans les circonstances, de délivrer un PST.

[25] Le défendeur affirme que l’agent a raisonnablement interprété les observations de Mme Ynzon comme faisant valoir ses antécédents de mauvais traitements uniquement à l’égard de sa réclamation en cours présentée au titre de la LNE et de la nécessité de demeurer au Canada pour obtenir justice. La demanderesse invoque le paragraphe 127 de l’arrêt Vavilov pour faire valoir que « [l]es principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties ».

[26] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les observations de Mme Ynzon ont établi un lien entre ses mauvais traitements antérieurs et son désir de rester au Canada pour donner suite à sa réclamation présentée au titre de la LNE. Toutefois, les mauvais traitements occupaient également une place importante dans la section [traduction] « Contexte » de ses observations et dans l’affidavit qui accompagnait sa demande. Dans l’affidavit en question, la demanderesse a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Au Canada, mon employeur […] m’a maltraitée, ne me donnait pas de congé : en 14 mois, je n’ai eu que 6 jours de congé. Il me harcelait, mais je ne pouvais pas me plaindre au risque de perdre mon emploi et mon statut. J’ai dû soulever le client constamment, ce qui m’a fait mal au dos; j’ai encore mal aujourd’hui. Il a retenu mon salaire et, lors de ma dernière journée, a dit que si quelque chose m’arrivait, personne ne pourrait me retrouver.

Je travaille avec le Caregivers’ Action Centre et j’ai l’intention de déposer une plainte une fois que la présente demande aura été déposée.

J’espère que vous considérerez ma demande d’un point de vue humanitaire et que vous me permettez de subvenir aux besoins de ma mère et de [ma petite-nièce] en restant ici au Canada où je suis traitée avec respect et dignité.

[27] Les mauvais traitements que Mme Ynzon a subis aux mains de ses employeurs au Canada et ailleurs faisaient partie intégrante de sa demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a donc commis une erreur en ne tenant pas compte de cet aspect important des antécédents de la demanderesse lorsqu’il a apprécié la question de savoir si sa situation était de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne.

(2) Les conjectures

[28] L’agent a accepté que les femmes aux Philippines sont victimes de discrimination [traduction] « lors de l’embauche et au travail ». Il a néanmoins fait remarquer que les femmes [traduction] « continuent d’occuper des postes à tous les niveaux de la main-d’œuvre ». L’agent a conclu que [traduction] « peu d’éléments de preuve objectifs et corroborants » démontraient que Mme Ynzon était susceptible d’être aux prises avec des problèmes de pauvreté à son retour aux Philippines.

[29] L’agent a supposé que les membres de la fratrie de Mme Ynzon pourraient soutenir financièrement leur mère, malgré l’absence d’éléments de preuve à cet effet. De même, l’agent a émis l’hypothèse selon laquelle les membres de la fratrie de Mme Ynzon pourraient lui fournir un soutien émotionnel et financier pendant qu’elle se réinstalle aux Philippines, encore une fois sans preuve. Le seul élément de preuve dont disposait l’agent était que Mme Ynzon était la seule à assurer un soutien financier pour répondre aux besoins médicaux de sa mère et veiller à l’éducation de sa petite-nièce.

[30] L’agent a le pouvoir de déterminer le poids à accorder aux différents facteurs d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Toutefois, il ne doit pas tirer de conclusions qui ne sont pas fondées sur une appréciation raisonnable de la preuve. En appliquant l’analyse du juge Luc Martineau dans la décision Ocampo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1290 [Ocampo], à la lumière de la preuve documentaire au dossier, les conclusions de l’agent voulant que Mme Ynzon soit en mesure de se trouver un emploi et que les membres de sa fratrie et d’autres proches aux Philippines puissent fournir un soutien ressemblent plus à des déclarations conjecturales qu’à des inférences raisonnables (Ocampo, au para 10, citant Ukleina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1292 aux para 8, 14).

[31] Dans le même ordre d’idées, la conclusion de l’agent selon laquelle la petite-nièce de Mme Ynzon ne subirait pas de [traduction] « répercussions défavorables importantes » reposait sur l’affirmation conjecturale voulant que Mme Ynzon puisse bientôt trouver un emploi aux Philippines et que, entre-temps, les membres de sa fratrie et ses proches soient en mesure de fournir un soutien approprié.

[32] Le défendeur fait valoir qu’il incombait à Mme Ynzon de démontrer que les membres de sa fratrie et d’autres proches ne pouvaient ou ne voulaient pas aider (citant Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724 au para 30). Cependant, les conclusions conjecturales de l’agent contredisaient la preuve non contestée de Mme Yznon selon laquelle elle seule pouvait fournir une aide financière à sa mère et à sa petite-nièce grâce à son emploi au Canada.

V. Conclusion

[33] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4115-20

 

INTITULÉ :

GLADYS YNZON c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 AOÛT 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 septembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Jean Marie Vecina

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Zofia Rogowska

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Vecina Law Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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