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Date : 20220912


Dossier : IMM-1012-21

Référence : 2022 CF 1283

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 12 septembre 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

RAKIB MAHMUD JAMAL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 10 mai 2016 [la décision] par laquelle un agent d’immigration [l’agent] du haut-commissariat du Canada à Singapour a rejeté la demande de visa de résident permanent présentée par M. Rakib Mahmud Jamal [le demandeur] au titre du Programme des travailleurs qualifiés (fédéral). L’agent n’était pas convaincu que le demandeur avait exercé toutes les fonctions essentielles énoncées dans la Classification nationale des professions [CNP] 1114 – Autres agents financiers.

[2] Le demandeur est citoyen et résident du Bangladesh. En 2008, il a commencé à travailler à titre d’agent à la Standard Chartered Bank [la SCB] au Bangladesh, puis il est devenu gérant adjoint. En 2012, il a obtenu le poste d’associé de suivi de marché à la HSBC au Bangladesh, puis il a occupé le poste de gérant adjoint de suivi de marché.

[3] En décembre 2014, le demandeur a présenté sa demande de résidence permanente au titre du Programme des travailleurs qualifiés (fédéral) dans laquelle il prétendait détenir de l’expérience de travail dans la CNP 1114.

[4] Le 23 mars 2015, un agent de traitement des demandes de Citoyenneté et Immigration Canada a confirmé que la demande avait été jugée recevable aux fins de traitement.

[5] Un an plus tard, dans la décision visée par le présent contrôle, l’agent a déclaré qu’il n’était pas convaincu que le demandeur satisfaisait aux exigences prévues au paragraphe 75(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS /2002-227) [le RIPR] pour être reconnu comme travailleur qualifié et qu’il rejetait sa demande.

[6] Par ordonnance du 19 mai 2022, la Cour a accordé au demandeur une prorogation du délai pour déposer sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Toutefois, le tribunal avait détruit le dossier physique du demandeur en raison du temps écoulé. Un grand nombre des documents déposés par le demandeur à l’appui de sa demande au titre du Programme des travailleurs qualifiés (fédéral) ne se trouvent pas dans le dossier certifié du tribunal. Les parties conviennent de s’appuyer sur le dossier de la demande pour faire leurs observations sur le fond de la présente affaire.

[7] Le demandeur soutient que la décision est inéquitable sur le plan procédural parce que l’agent a tiré une conclusion sur sa crédibilité, à laquelle il n’a pas eu la possibilité de répondre. Il ajoute que la décision n’est pas raisonnable parce qu’il a exercé plusieurs des fonctions décrites dans la CNP 1114 et que l’agent a écarté ou a mal interprété les éléments de preuve matériels qui démontraient qu’il satisfaisait aux exigences.

[8] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision est déraisonnable et j’accueille la demande.

II. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[9] Le demandeur affirme que 1) la décision est inéquitable sur le plan procédural et qu’aucune norme de contrôle ne s’applique aux questions d’équité procédurale; et que 2) la décision est déraisonnable, car l’agent a écarté ou a mal interprété les éléments de preuve matériels qui démontrent que le demandeur satisfaisait aux exigences.

[10] Le défendeur conteste les prétentions du demandeur, mais ne présente aucune observation au sujet de la norme de contrôle applicable.

[11] Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, au para 100.

III. Analyse

[12] Le demandeur soulève deux arguments. Je suis convaincue par l’un d’eux, à savoir que l’agent a conclu de manière déraisonnable qu’aucune des fonctions que le demandeur a exercées dans le cadre de ses emplois antérieurs [TRADUCTION] « n’est mentionnée dans les fonctions principales de la CNP 1114 ».

[13] Je suis consciente qu’il n’appartient pas à la Cour de soupeser de nouveau la preuve, comme le souligne le défendeur : Vavilov, au para 125, et Odufodunrin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 736 au para 15. De plus, l’évaluation de l’expérience professionnelle d’un demandeur et la comparaison de ses tâches avec celles de la CNP commandent la retenue : Kumar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 367 au para 20. Toutefois, en l’espèce, après avoir examiné la décision et les notes du Système mondial de gestion des cas [SMGC] qui l’accompagnaient, je conviens avec le demandeur que la conclusion de l’agent selon laquelle aucune des fonctions exercées par le demandeur ne correspondait à celles de la CNP 1114 était inintelligible et manquait de transparence.

[14] Dans sa décision, l’agent a mentionné les dispositions pertinentes du RIPR et de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27) sans aucunement expliquer comment il était arrivé à sa conclusion. Les notes du SMGC contiennent seulement un peu plus de détails. Le passage pertinent de ces notes est reproduit ci-après :

[traduction] [Le demandeur] fournit des renseignements pour démontrer qu’il travaille comme gérant adjoint de suivi de marché à la HSBC. Il travaillait avant au même endroit, mais à titre d’associé, et avant cela, il travaillait comme agent et gérant adjoint à la Standard Chartered Bank. Dans l’annexe 3 de sa demande, il indique qu’il a, dans tous ses postes, exercé les mêmes fonctions que celles décrites, en partie, dans la CNP 1114, Autres agents financiers. J’ai commencé par son poste le plus récent et j’ai conclu que les fonctions qu’il y exerçait ne sont pas décrites dans la CNP, que ce soit dans l’énoncé principal ou dans la rubrique "fonctions principales" de cette classification. À mon avis, les fonctions exercées par le demandeur correspondent plus à celles de la CNP 0122 – Directeur de banque. Il en va de même pour son deuxième emploi à la Standard Chartered. La description du premier poste qu’il a occupé dans le secteur bancaire chez Standard Chartered indique clairement qu’il travaillait dans les services commerciaux, et le poste qu’il occupait au départ chez HSBC était aussi dans le secteur du commerce mondial et des créances commerciales. Aucune de ces fonctions n’est mentionnée dans les fonctions principales de la CNP 1114 et elles entreraient plus logiquement dans la catégorie Directeur de banque mentionnée plus haut ou dans la CNP 1434, Commis de banque et d’autres services financiers, dans le cas de son premier poste dans le secteur des services financiers. Compte tenu des renseignements qui m’ont été présentés, je ne peux conclure que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur a accompli l’ensemble des tâches figurant dans l’énoncé principal et qu’il a exercé une partie appréciable des fonctions principales décrites dans la CNP 1114, notamment toutes les fonctions essentielles. Je ne suis pas convaincu que le demandeur possède l’expérience de travail qui lui permettrait de satisfaire aux exigences des instructions ministérielles.

[15] Dans la décision et les notes du SMGC, l’agent n’explique pas comment et pourquoi il a conclu que les fonctions du demandeur [TRADUCTION] « ne sont pas décrites dans la CNP » ou pourquoi elles correspondent à celles énoncées dans la CNP 0122 ou la CNP 1434. Ainsi, tant les notes du SMGC que la décision contenaient des affirmations non étayées par la preuve.

[16] Dans le cadre de la demande qu’il a présentée au titre du Programme des travailleurs qualifiés (fédéral), le demandeur a soumis des lettres d’emploi de la SCB et de la HSBC. Ces lettres décrivaient les fonctions qu’il exerçait lorsqu’il travaillait pour chacune de ces institutions financières.

[17] Le défendeur soutient qu’il ressort clairement de la lettre de la HSBC que le demandeur occupait un poste qui ne correspond en aucune façon aux descriptions de travail de la CNP 1114, et qu’il tente de faire valoir que son expérience de travail correspond à la description de la profession de « planificateur financier » alors que la preuve ne permet pas de tirer cette conclusion.

[18] Puisque la décision et les notes du SMGC ne comportent aucune analyse, je ne suis pas en mesure de décider si la conclusion de l’agent repose en fait sur l’observation du défendeur.

[19] Le défendeur soutient par ailleurs que l’agent a analysé les fonctions de chaque poste dans les motifs qu’il a donnés. En toute déférence, je ne suis pas d’accord. L’analyse minimale que contiennent les notes du SMGC ne permet pas de savoir quels sont les postes dont il a évalué les fonctions, le cas échéant.

[20] Dans les observations écrites qu’il a déposées à la Cour, le demandeur a comparé ses fonctions au sein de la SCB et de la HSBC, respectivement, à certaines des fonctions décrites dans la CNP 1114. Il fait remarquer qu’il exerçait au moins deux des fonctions énoncées dans la CNP 1114 lorsqu’il travaillait pour la SCB, et au moins cinq de ces fonctions lorsqu’il travaillait pour la HSBC. Il soutient qu’il était déraisonnable pour l’agent de conclure qu’ : [traduction] « [a]ucune de ces fonctions n’est mentionnée dans les fonctions principales de la CNP 1114 ».

[21] L’agent a notamment comparé les fonctions exercées par le demandeur à la SCB, consistant à [TRADUCTION] « traiter les paiements, les opérations de crédit et autres opérations de financement commercial », et à [TRADUCTION] « émettre des crédits documentaires conformément aux règlements/politiques locaux », ce qui, selon le demandeur, correspond aux fonctions de la CNP 1114 consistant à « négocier, s’il y a lieu, l’achat et la vente de produits financiers selon leur titre de compétence, et assurer le maintien de la qualité du portefeuille et de sa rentabilité en faisant un suivi régulièrement ». De même, à la HSBC, le demandeur : [TRADUCTION] « [fournissait] aux clients des services consultatifs sur des questions commerciales importantes, des produits commerciaux, le financement commercial, le cadre réglementaire et les structures commerciales aux clients », ce qui revient à la fonction de la CNP 1114 qui consiste à « élaborer, pour leurs clients, des plans de planification financière personnels… ».

[22] Il n’appartient pas à la Cour d’évaluer si les fonctions exercées par le demandeur dans ses postes antérieurs correspondent à celles de la CNP 1114. Toutefois, dans ses observations, le demandeur souligne que la conclusion de l’agent, selon laquelle aucune des fonctions qu’il a déjà exercées « n’est mentionnée dans les fonctions principales de la CNP 1114 », n’est ni transparente ni justifiée.

[23] Cela pose particulièrement problème parce que, comme le souligne le demandeur, la CNP 1114 qui était en vigueur à l’époque couvrait un large éventail de professionnels, notamment les « [professionnels] du domaine financier non class[és] ailleurs » qui « travaillent dans des banques, des sociétés de fiducie, des sociétés d’investissements, des compagnies d’assurances, des gouvernements [...] ». Le demandeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que nulle part dans sa décision l’agent n’a reconnu la nature particulière de la CNP 1114 et le vaste éventail de professions visées par cette catégorie, et qu’il a, avec peu de justification, conclu de manière déraisonnable et catégorique que les années d’expérience du demandeur dans le secteur bancaire ne satisfaisaient pas aux exigences de cette catégorie.

[24] Puisque l’agent a conclu que le demandeur ne satisfaisait à aucune des exigences de la CNP 1114, je n’ai donc pas besoin d’examiner la décision A’Bed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1027, et les autres décisions dans lesquelles l’expression « partie appréciable » figurant à l’alinéa 75(2)c) du RIPR a été interprétée.

[25] En conclusion, je conviens avec le demandeur que la décision de refuser la demande qu’il a présentée au titre du Programme des travailleurs qualifiés (fédéral) était déraisonnable et que, pour ce motif, elle devrait être annulée.

IV. Conclusion

[26] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[27] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1012-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claudia De Angelis


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1012-21

 

INTITULÉ :

RAKIB MAHMUD JAMAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 août 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 12 septembre 2022

 

COMPARUTIONS :

J. Norris Ormston

Pour le demandeur

 

Rachel Beaupré

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

J. Norris Ormston

Bellissimo Law Group PC

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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