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Date : 20220913


Dossier : IMM-6854-21

Référence : 2022 CF 1286

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

PRINCE UYI IMALENOWA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 22 septembre 2021 par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] a sursis à la mesure de renvoi du Canada prise contre le défendeur [la décision contestée]. Le défendeur, âgé de 43 ans, est un résident permanent du Canada et un citoyen du Nigéria. La Section de l’immigration [la SI] a pris contre lui une mesure de renvoi pour grande criminalité parce qu’il avait été déclaré coupable de fraude à l’identité contre pas moins de 50 personnes. Il avait été déclaré coupable d’un chef d’accusation et condamné. Le défendeur n’a pas contesté la légalité de la mesure de renvoi, mais a demandé à la SAI de lui accorder un sursis pour des motifs d’ordre humanitaire.

[2] À l’appui de cette demande, le défendeur a entre autres présenté une lettre frauduleuse de son ex-épouse. La SAI a conclu qu’il avait frauduleusement rédigé la lettre et qu’il l’avait lui-même signée en imitant la signature de son ex-épouse. La lettre contenait des mensonges sur des faits importants. La SAI a conclu qu’il n’était pas crédible, qu’il n’avait pas de remords et qu’il ne comprenait pas qu’il avait fait du tort aux autres, et elle a constaté d’autres manquements de sa part.

[3] Cela dit, la SAI a accordé un sursis, concluant que suffisamment de considérations d’ordre humanitaire le justifiaient, à savoir le fait que le défendeur était « modérément établi » au Canada et qu’il subirait des « difficultés » s’il était renvoyé au Nigéria. Ces difficultés découleraient principalement de l’état du système de santé nigérian, la SAI ayant entre autres conclu que le défendeur aurait à payer ses médicaments, une pratique qui semble d’usage relativement courant au Nigéria, mais qui cause des difficultés aux personnes vivant dans la pauvreté. Elle a toutefois conclu que le défendeur pourrait « s’établir à nouveau au Nigéria et toucher le revenu d’une personne ordinaire », ce qui donne à penser qu’il ne vivrait pas dans la pauvreté.

[4] Le demandeur fait maintenant remarquer, pour la première fois, que le défendeur s’appuie sur un relevé d’ordonnances qui n’est pas le sien dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le relevé est celui d’une autre personne, ce qui a été reconnu. Le défendeur affirme que la faute revient à son médecin ou à son avocat, ou aux deux, car, explique-t-il essentiellement, aucun des deux ne l’a examinée avant qu’elle soit présentée à la SAI. Je suppose que, selon lui, la SAI a également omis de l’examiner. Le défendeur a présenté le bon relevé à la Cour. L’avocat du défendeur a convenu que je ne devrais pas évaluer cet autre relevé ou déterminer le poids à y accorder, mais il a également affirmé, essentiellement, que la Cour ne devrait pas non plus faire abstraction de sa nouvelle preuve. De plus, les dossiers médicaux sur lesquels s’est fondée la SAI n’avaient pas été mis à jour après l’instance devant la SI et dataient alors de deux ans et demi plus tôt.

[5] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie parce que je suis dans l’impossibilité d’évaluer la véracité du nouveau relevé d’ordonnances ou de déterminer le poids à y accorder, alors qu’il s’agit d’un élément déterminant dans la conclusion de la SAI relative aux difficultés, et en raison du manque de justification, de rationalité et d’intelligibilité des conclusions de la SAI.

II. Le contexte factuel

[6] Le défendeur est arrivé au Canada 2011 et a présenté une demande d’asile fondée sur sa fluidité sexuelle. Sa demande d’asile a été rejetée.

[7] Le défendeur a fait la rencontre d’une personne au Canada et l’a épousée en 2012. Grâce au parrainage de celle-ci, le défendeur a obtenu la résidence permanente en 2013. Le mariage a duré environ dix-huit mois et s’est soldé par un divorce.

[8] Le défendeur a été déclaré coupable d’un chef d’accusation de fraude à l’identité en avril 2018. Les activités en cause ont été menées entre juillet et décembre 2014. Le défendeur a été initialement accusé d’avoir usurpé frauduleusement l’identité d’au moins 50 personnes pour obtenir des cartes de crédit à leur nom. Sa peine comprenait 90 jours d’emprisonnement discontinu et deux ans de probation ainsi qu’une confiscation et des conditions financières.

[9] Les autorités de l’immigration ont établi un rapport en vertu de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Le défendeur a eu l’occasion de présenter des observations à propos des considérations d’ordre humanitaire. Il a alors présenté une lettre prétendument rédigée par son épouse. La SAI a conclu que la lettre était frauduleuse : elle avait en fait été rédigée par le défendeur lui-même, la signature qui y était apposée avait été contrefaite, et des renseignements qu’elle contenait étaient faux. Par exemple, la lettre était datée de janvier 2019 et indiquait que le couple était marié depuis près de sept ans. En réalité, ils avaient été mariés pendant seulement 18 mois et avaient divorcé en 2015.

[10] Comme je l’ai mentionné, la SAI a conclu que le défendeur avait contrefait la signature de son ex-épouse sur la lettre frauduleuse, lettre dans laquelle, je le souligne, le défendeur est loué pour son « honnêteté », un autre mensonge.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[11] Dans sa décision d’accorder le sursis de la mesure de renvoi, la SAI a examiné les considérations d’ordre humanitaire invoquées par le défendeur à la lumière des facteurs énoncés au paragraphe 14 de la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1986 CarswellNat 1357 [Ribic]. Elle a considéré « la gravité de l’infraction ou des infractions ayant entraîné la mesure de renvoi; les remords exprimés par l’appelant; la possibilité de réadaptation et le risque de récidive; la période passée au Canada par l’appelant et son degré d’établissement; la présence de membres de la famille de l’appelant au Canada et la séparation de la famille qui résulterait du renvoi; le soutien dont bénéficie l’appelant dans la collectivité; l’importance des difficultés que subirait l’appelant s’il était renvoyé dans le pays dont il a la citoyenneté ».

[12] La SAI a souligné que l’infraction était grave : le défendeur a été déclaré coupable de fraude par carte de crédit, une infraction sans violence, mais « lourde de conséquences pour la victime », et il y a eu pas moins de 50 victimes.

[13] La SAI a conclu que « [l]es remords [du défendeur] n’étaient pas sincères », que le défendeur n’avait pas été crédible lorsqu’il avait traité de la déclaration de culpabilité et de la lettre frauduleuse, et que « [l]a présentation d’une lettre contrefaite aux autorités de l’immigration après avoir été déclaré coupable [était] un autre acte frauduleux ».

[14] Le défendeur a affirmé à l’audience qu’il ne savait pas que ce qu’il faisait avec les cartes de crédit était illégal, mais la SAI a jugé cette affirmation mensongère et a conclu qu’il avait compris dès le début qu’il était impliqué dans une activité criminelle. Elle a conclu que le défendeur « a[vait] rédigé la lettre lui-même, l’a[vait] signée frauduleusement au nom de son ex-épouse et l’a[vait] soumise aux autorités de l’immigration ».

[15] La SAI a conclu que le défendeur n’avait pas assumé sa pleine responsabilité à l’égard de ses actes, de sa déclaration de culpabilité criminelle et de la lettre frauduleuse.

[16] La SAI a jugé que le défendeur présentait un « risque modéré » de récidive du fait qu’il n’avait fait l’objet d’aucune autre déclaration de culpabilité depuis l’infraction qui avait donné lieu au rapport établi en vertu de l’article 44 de la LIPR. Elle a également conclu qu’il présentait une possibilité modérée de réadaptation. Il avait suivi des cours et obtenu des certificats pour accroître son employabilité, et il avait également terminé sa probation. La SAI a mentionné que, normalement, une personne ayant fait l’objet d’une déclaration de culpabilité qui tente de se réadapter présenterait une forte probabilité de réadaptation et un faible risque de récidive.

[17] Toutefois, la SAI a jugé que le défendeur ne comprenait pas la portée de ses actes, à preuve son manque de crédibilité à l’audience et la lettre frauduleuse. Selon la SAI, le défendeur n’avait pas « vraiment tenté d’agir sur les facteurs qui ont mené à son comportement criminel », ce qui l’a amené à conclure qu’il présentait une possibilité modérée de réadaptation et un risque modéré de récidive.

[18] La SAI a conclu que le temps que le défendeur avait passé au Canada était un facteur modérément favorable, car il avait passé dix ans au pays, mais avait commis les infractions dans les quatre années suivant son arrivée. Elle a également conclu que le défendeur n’était que modérément établi au Canada, car il ne possédait aucun bien immobilier et n’avait aucun investissement, mais il avait un emploi, une voiture et quelques économies. Fait à noter, le dossier indique que le défendeur n’a obtenu un emploi stable que récemment.

[19] La SAI a conclu que le défendeur n’avait aucun soutien familial au Canada. Elle a accordé peu de poids aux lettres d’appui de ses amis qu’il avait présentées, puisque la prétendue lettre de son ex-épouse était frauduleuse.

[20] La SAI a conclu que, s’il était renvoyé au Nigéria, le défendeur subirait des difficultés en raison de son diabète, de son taux élevé de cholestérol, d’une embolie pulmonaire, de ses cataractes et de plusieurs chirurgies. Cependant, ses dossiers médicaux dataient de deux ans et demi, et il semble qu’aucun de ces problèmes de santé n’était encore pertinent. Bien que les documents médicaux présentés datent de 2019, la SAI a conclu qu’il était plus probable qu’improbable que le défendeur souffre encore de diabète et d’une embolie pulmonaire, et ce, en se fondant à nouveau sur son témoignage, auquel, sur ce point, elle a ajouté foi. Il est important de souligner que la SAI avait auparavant rejeté son témoignage.

[21] La SAI a conclu que le défendeur pouvait « s’établir à nouveau au Nigéria et toucher le revenu d’une personne ordinaire », mais que « la prise en charge [de ses problèmes de santé] serait difficile dans ce pays, compte tenu du système de soins de santé nigérian ». Comme je l’ai mentionné plus haut, il semble que la plupart des Nigérians paient leurs médicaments.

[22] La SAI a conclu que l’intérêt supérieur de l’enfant était un facteur neutre. Le défendeur a une fille de 15 ans qui réside aux États-Unis, mais qu’il avait vue pour la dernière fois huit ans plus tôt, quand elle avait sept ans. Comme ils entretiennent une relation par voie électronique, la SAI a conclu que le retour du défendeur au Nigéria aurait peu d’incidence sur ses rapports avec sa fille.

IV. Les questions en litige

[23] Le demandeur soutient que [traduction] « la décision de la SAI n’est pas fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et justifiée au regard des contraintes factuelles ». Le défendeur fait valoir que la question à trancher est celle de savoir [TRADUCTION] « si la décision est raisonnable ».

[24] En tout respect, j’estime que les seules questions que soulève la présente affaire sont celles de savoir si la décision est raisonnable et si la Cour devrait évaluer le relevé d’ordonnances maintenant présenté par le défendeur.

V. La norme de contrôle

[25] Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable devrait être celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Je suis d’accord. En ce qui concerne la norme de la décision raisonnable, dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, que la Cour suprême du Canada a rendu en même temps que l’arrêt Vavilov, le juge Rowe, s’exprimant au nom de la majorité, a exposé les critères d’une décision raisonnable et les exigences que doit respecter la cour de révision qui procède au contrôle d’une décision selon cette norme :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « … ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[26] Pour reprendre les mots de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, une cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » :

[104] De même, la logique interne d’une décision peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Il ne s’agit pas d’inviter la cour de révision à assujettir les décideurs administratifs à des contraintes formalistes ou aux normes auxquelles sont astreints des logiciens érudits. Toutefois, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient ».

[105] En plus de la nécessité qu’elle soit fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Dunsmuir, par. 47; Catalyst, par. 13; Nor‑Man Regional Health Authority, par. 6. Les éléments du contexte juridique et factuel d’une décision constituent des contraintes qui ont une influence sur le décideur dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués.

[Non souligné dans l’original.]

[27] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada précise qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. » Elle ajoute que la cour de révision doit en arriver à une décision en fonction du dossier dont elle dispose :

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : ibid.

[Non souligné dans l’original.]

VI. La Loi

[28] La SAI a accordé le sursis au titre du paragraphe 68(1) de la LIPR.

Sursis

Removal order stayed

68(1) Il est sursis à la mesure de renvoi sur preuve qu’il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

68(1) To stay a removal order, the Immigration Appeal Division must be satisfied, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, that sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

VII. Jurisprudence

[29] Au paragraphe 14 de la décision Ribic, la Commission d’appel de l’immigration a établi que l’exercice de sa compétence en équité en vertu de l’alinéa 72(1)b) de la Loi sur l’immigration de 1976, LC 1976-77, c 52 (la disposition analogue de la loi antérieure) exige d’examiner toutes les circonstances de l’espèce, notamment :

[…] la gravité de l’infraction ou des infractions à l’origine de l’expulsion et la possibilité de réadaptation ou, de façon subsidiaire, les circonstances du manquement aux conditions d’admissibilité, qui est à l’origine de la mesure d’expulsion. La Commission examine la période passée au Canada, le degré d’établissement de l’appelant, la famille qu’il a au pays, les bouleversements que l’expulsion de l’appelant occasionnerait pour cette famille, le soutien dont bénéficie l’appelant, non seulement au sein de sa famille, mais également de la collectivité, et l’importance des difficultés que causerait à l’appelant le retour dans son pays de nationalité. Même si les questions générales à examiner sont similaires dans chaque affaire, les faits, eux, ne sont que rarement, voire jamais, identiques.

[30] Au paragraphe 77 de l’arrêt Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, la Cour suprême du Canada [la CSC] a approuvé la méthode établie dans la décision Ribic pour l’examen d’une mesure de renvoi au regard de l’alinéa 70(1)b) de la Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2. Au paragraphe 137 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, la CSC a confirmé que les facteurs établis dans la décision Ribic s’appliquent à la LIPR.

VIII. Analyse

[31] Le demandeur soutient que la décision contestée n’est pas fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et que la SAI a accordé une mesure exceptionnelle en fonction d’une norme déraisonnablement peu exigeante. Dans l’ensemble, je suis d’accord.

[32] Le défendeur soutient que le demandeur demande à la Cour de soupeser à nouveau la preuve et de parvenir à une conclusion différente. Ses observations portent principalement sur le vaste pouvoir discrétionnaire que le régime qui encadre les décisions de la SAI confère à celle-ci et sur le fait que les facteurs établis dans la décision Ribic ont été approuvés par la CSC dans les arrêts Chieu et Khosa. Il fait valoir que, dans la décision contestée, la SAI a dûment tenu compte des facteurs établis dans la décision Ribic.

A. Les motifs ne sont pas fondés sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle

(1) Les problèmes de santé et les dossiers médicaux

[33] Le demandeur allègue que la façon dont la SAI a considéré les problèmes de santé et les dossiers médicaux du défendeur dans la décision contestée manque de logique interne. Premièrement, le demandeur fait valoir qu’à la lumière des conclusions en matière de crédibilité, il était irrationnel de la part de la SAI d’accepter le témoignage du défendeur à propos de ses problèmes de santé plutôt qu’une preuve documentaire. Deuxièmement, le demandeur soutient que la SAI a mal interprété la preuve portant sur un aspect fondamental de la décision contestée.

[34] À mon avis, la question déterminante se rapporte au traitement des dossiers médicaux. Le demandeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que la SAI a mal interprété la preuve portant sur un aspect fondamental de la décision contestée. Cette décision était en grande partie fondée sur l’affirmation selon laquelle le défendeur avait besoin de médicaments d’ordonnance, mais le relevé d’ordonnances présenté à la SAI n’était pas le sien. Le défendeur et son équipe ont présenté le relevé d’ordonnances d’une autre personne et se sont appuyés sur ce relevé.

[35] En fait, le défendeur affirme que ni lui, ni son pharmacien, ni son avocat, ni la SAI n’ont réellement examiné le relevé d’ordonnances qu’il a présenté à la SAI. Il semble qu’il appartienne plutôt à la Cour d’examiner de novo ce nouvel élément de preuve fondamental.

[36] Cela dit, la SAI a conclu, et il s’agit de l’une de ses principales conclusions, que le défendeur subirait des difficultés au Nigéria parce qu’il aurait du mal à s’y procurer les médicaments dont il a besoin. Elle a souligné que les documents médicaux du défendeur dataient de 2019, mais elle a conclu qu’il souffrait probablement encore des problèmes de santé dont ils font état. La question de savoir si le défendeur a besoin ou non de médicaments d’ordonnance est donc au cœur de la décision contestée.

[37] Néanmoins, en tout respect, je souligne que nous ne savons pas si le défendeur a besoin de médicaments d’ordonnance, dans quelle mesure, pour quels problèmes de santé et en quelle quantité, c’est-à-dire à quelle fréquence, par exemple.

[38] Le défendeur reconnaît que le relevé d’ordonnances n’était pas à son nom; il en est bien obligé, puisque cela est évident à la lumière du dossier. Il affirme qu’un [traduction] « relevé d’ordonnances exact et actuel » est joint à son affidavit. Je ne suis pas en mesure de me prononcer sur cette affirmation.

[39] Le relevé d’ordonnances que le défendeur a présenté est daté du 7 décembre 2021, date à laquelle la décision contestée avait déjà été rendue.

[40] Le demandeur prétend que le fait que le défendeur a reconnu que le relevé était erroné et qu’il a présenté un relevé corrigé appuie l’argument selon lequel la SAI a mal interprété la preuve portant sur un aspect fondamental de la décision contestée. Il soutient également que le fait que le défendeur a présenté un élément de preuve après que la décision contestée a été rendue confirme qu’il y a lieu de renvoyer l’affaire à un tribunal de la SAI différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Je ne peux qu’être d’accord avec ces observations, car elles vont de soi.

[41] À mon avis, la présentation d’un relevé d’ordonnances tout à fait inapproprié et inexact et l’omission évidente de la part de toutes les parties, y compris la SAI, d’y porter attention sont des motifs suffisants d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire. Les difficultés, en particulier les problèmes liés à l’accès à des médicaments d’ordonnance, ont été un facteur déterminant dans la décision d’accorder un sursis pour des motifs d’ordre humanitaire. Si le défendeur n’a pas besoin de médicaments d’ordonnance, ce motif est invalide.

[42] De plus, le fait que la question n’a pas été soulevée à l’audience et que le défendeur n’a pas eu l’occasion d’y répondre justifie également de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

[43] Par ailleurs, il est bien établi que le contrôle judiciaire d’une décision est fondé sur les documents dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 20). La Cour ne peut donc pas se pencher sur la question de savoir si les dossiers médicaux mis à jour suffisent à établir que le défendeur a toujours besoin de médicaments d’ordonnance.

[44] Le contrôle judiciaire sera ordonné pour ce motif.

(2) Les possibilités de réadaptation et de récidive

[45] De plus, le demandeur soutient, et je suis également d’accord, que la décision contestée souffre d’un manque de logique interne [traduction] « particulièrement évident » en cela que la SAI a accordé un poids favorable à la réadaptation du défendeur, et ce, bien qu’elle ait conclu qu’il manquait de crédibilité, qu’il n’éprouvait pas de remords, qu’il n’avait pas compris la nature criminelle de ses activités, qu’il était modérément probable qu’il récidive et qu’il n’avait aucun soutien, sans compter qu’il avait continué de commettre des actes frauduleux aux dépens de la SAI elle-même.

[46] La SAI a tiré plusieurs conclusions explicites sur l’absence de remords du défendeur et son utilisation continue de documents frauduleux. Le demandeur en signale une dizaine dont les principales sont les suivantes :

  1. « La présentation d’une lettre contrefaite aux autorités de l’immigration après avoir été déclaré coupable est un autre acte frauduleux »;

  2. « Son comportement après la déclaration de culpabilité ainsi que son manque de crédibilité à la présente audience montrent qu’il ne comprend pas la portée de ses actes »;

  3. « La soumission par l’appelant d’une lettre frauduleuse après avoir commis une fraude, puis la présentation d’un témoignage qui n’était tout simplement pas crédible montrent que l’appelant n’a pas vraiment tenté d’agir sur les facteurs qui ont mené à son comportement criminel »;

  4. « La présentation de cette lettre reflète le comportement criminel qui a mené à la prise d’une mesure de renvoi contre lui ». Le demandeur n’a pas signalé cette conclusion, mais, à mon avis, elle confirme que le défendeur se livrait toujours au comportement illégal qui avait initialement conduit à la prise de la mesure de renvoi.

[47] En tout respect, j’estime que la conclusion de la SAI selon laquelle le défendeur présente « une possibilité modérée de réadaptation et un risque modéré de récidive », à la lumière des conclusions sur la lettre frauduleuse et l’absence de remords du défendeur, entache la décision contestée d’un vice qui, s’il n’est pas fatal, est près de l’être. Les conclusions de la SAI démontrent que, même au cours de la procédure de renvoi, le défendeur s’est livré au genre de comportement frauduleux qui a entraîné son interdiction de territoire. La SAI n’a pas indiqué pourquoi, alors que le défendeur se livrait au même comportement frauduleux, qu’il n’éprouvait pas de remords et qu’il ne comprenait pas qu’il avait commis des crimes, elle a conclu qu’il présentait une « possibilité modérée de réadaptation ». Qui plus est, la lettre frauduleuse a été présentée après la probation du défendeur, ce qui renforce l’idée que ces actes n’ont pas conduit à une réadaptation, pas même modérément. À mon avis, une telle conduite porte atteinte à l’intégrité du système d’immigration et doit être examinée à la lumière des contraintes juridiques applicables.

[48] La conclusion relative aux difficultés tirée en l’absence d’un dossier pharmacologique est l’exemple d’une conclusion injustifiée et inintelligible qui rend une décision déraisonnable et justifie un contrôle judiciaire. Là encore, la SAI ne dit ni n’explique comment une cascade de conclusions défavorables et, notamment, un flagrant acte frauduleux commis à ses dépens justifient la conclusion selon laquelle le défendeur présente une possibilité modérée de réadaptation. La décision contestée n’indique pas de programmes, de traitements ou de thérapies que le défendeur aurait subséquemment suivis pour comprendre la nature criminelle de ses activités. Je suis dans l’obligation de conclure que la conclusion selon laquelle le défendeur présente une « possibilité modérée de réadaptation » n’est ni justifiée ni intelligible et qu’elle est donc déraisonnable, suivant l’arrêt Vavilov.

B. La SAI a accordé une mesure exceptionnelle en fonction d’une norme déraisonnablement peu exigeante

[49] Le demandeur reconnaît que la Cour doit faire preuve d’un degré élevé de retenue à l’égard de l’appréciation par la SAI de considérations d’ordre humanitaire, mais il soutient qu’elle a accordé un sursis pour des motifs d’ordre humanitaire uniquement en raison de quelques difficultés, sans tenir compte de la nature exceptionnelle, et non ordinaire, d’une telle mesure. Je suis d’accord. Une telle conclusion est contraire au jugement majoritaire dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [la juge Abella], où, au paragraphe 23, il est affirmé que : « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire » suivant l’article 25 de la LIPR et, ajouterais-je, suivant le paragraphe 68(1) de la même loi également.

[50] De plus, le demandeur affirme que la SAI ne doit pas exercer son pouvoir discrétionnaire à la légère ou de manière routinière, et, là encore, je suis d’accord : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ndir, 2020 CF 673 [la juge St-Louis] aux para 31, 39; Canada (Public Safety and Emergency Preparedness) c Abou Antoun, 2018 CF 540 [le juge Lafrenière] au para 19.

[51] Autrement, les dispositions relatives aux considérations d’ordre humanitaire constitueraient un régime d’immigration parallèle et ordinaire, ce qu’elles ne constituent pas.

[52] La demande de contrôle judiciaire doit être accueillie pour ce motif également.

IX. Conclusion

[53] À mon humble avis, la décision contestée est déraisonnable pour les motifs que j’ai exposés. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

X. Question à certifier

[54] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de la certification, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6854-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision contestée rendue par la SAI est annulée, que l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAI différemment constitué pour réexamen, qu’aucune question de portée générale n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6854-21

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c PRINCE UYI IMALENOWA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 SEPTEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 13 SEPTEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Bradley Bechard

POUR LE DEMANDEUR

Adetayo G. Akinyemi

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Adetayo G. Akinyemi

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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