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Date : 20220913


Dossier : IMM-7319-21

Référence : 2022 CF 1289

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

MD ELIAS SARDER GHUNU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 15 septembre 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel du demandeur et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II. Les faits

[2] Le demandeur, âgé de 40 ans, est originaire du Bangladesh. Il expose les faits suivants.

[3] En juin ou juillet 2014, deux hommes l’ont interpellé dans la rue, ont exhibé une arme à feu et ont exigé un versement mensuel à l’intention d'un parti politique national, le Jamaat-e-Islami. Ces hommes auraient déclaré qu’ils avaient besoin de beaucoup d’argent pour leur organisation. Ils lui ont dit qu’ils mettraient fin à ses jours s’il ne versait pas les sommes demandées. Il a donc payé au Jamaat-e-Islami la somme approximative de 400 à 1 000 taka bangladais tous les deux ou trois mois jusqu’en 2018.

[4] En mai 2018, deux membres du parti ont abordé le demandeur sur la place d’un marché. Ils ont signalé qu’ils connaissaient l’école fréquentée par son fils et qu’ils allaient l’enlever s’il ne leur versait pas 500 000 taka. Les documents du demandeur laissent entendre qu’ils ont menacé de tuer son fils. Son employeur lui a conseillé de quitter sa ville natale.

[5] Le demandeur a changé son numéro de téléphone cellulaire et a déménagé avec son épouse ainsi que ses enfants. Comme il n’y avait pas de médecin sur place, sa famille et lui sont revenus dans sa ville natale en septembre 2018. Plusieurs jours plus tard, il a reçu l’appel d’un homme le sommant de verser 1 000 000 de taka en faveur d’une personne qui, selon le demandeur, serait un terroriste. Il a ensuite été intercepté dans un pousse-pousse plusieurs jours plus tard par trois motocyclistes qui l’ont giflé et frappé à coup de poing, puis qui l’ont averti qu’ils le tueraient s’il ne payait pas la somme réclamée par le terroriste. Il a reçu plus tard l’appel d’un membre du Jamaat-e-Islami qui réclamait de l’argent provenant de la vente de propriétés.

[6] Le demandeur a fui le Bangladesh et a demandé l’asile le 27 septembre 2018.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[7] La SAR a conclu que la SPR avait établi avec justesse que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur (la PRI) viable dans une autre ville du Bangladesh. Ainsi, elle a confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Pour se prononcer en ce sens, la SAR a appliqué le critère à deux volets relatif à l’appréciation d’une PRI tiré de l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) [Rasaratnam], qui prescrit un examen de 1) la question de savoir s’il existe une possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté ou qu’il soit exposé, selon la prépondérance des probabilités, au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le lieu proposé à titre de PRI; 2) la question de savoir s’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge.

A. L’absence de possibilité sérieuse de persécution ou de risque de préjudice dans la PRI

[8] La SAR a refusé d’examiner la question du lien entre la demande d’asile du demandeur et l’article 96 de la LIPR (ainsi que les motifs prévus dans la Convention) en raison duquel la qualité de réfugié peut être reconnue, car « la question de la PRI fait partie intégrante de la définition de réfugié au sens de la Convention et de celle de personne à protéger ».

[9] La SAR a conclu que la PRI était viable, parce que le demandeur ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution ou à un risque de subir un préjudice. Elle a énoncé qu’il ne pouvait exister une possibilité sérieuse de persécution que si les agents du préjudice possédaient « les moyens et la motivation » de chercher et de retrouver le demandeur. Selon la SAR, la preuve ne permet pas d’établir l’existence de cette possibilité. La preuve ne permet aucunement de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les agents du préjudice sont motivés à chercher le demandeur à l’extérieur de Dhaka. Elle ne permet pas non plus de conclure qu’ils l'ont cherché après qu’il eut déménagé dans une autre ville du Bangladesh. La SAR mentionne que ses problèmes avec les agents du préjudice se sont manifestés de nouveau uniquement après son retour à Dhaka.

[10] En résumé, la SAR a abondé dans le même sens que la SPR quant au premier volet du critère élaboré dans l’arrêt Rasaratnam.

B. S’il est raisonnable pour le demandeur de chercher refuge dans le lieu proposé à titre de PRI

[11] Comme je l’ai mentionné, la SAR a refusé d’examiner la question du lien entre la demande d’asile du demandeur et l’article 96 de la LIPR (ainsi que les motifs prévus dans la Convention) en raison duquel la qualité de réfugié peut être reconnue, car « la question de la PRI fait partie intégrante de la définition de réfugié au sens de la Convention et de celle de personne à protéger ».

[12] D’après la SAR, le demandeur pouvait raisonnablement, dans sa situation, chercher refuge dans le lieu proposé à titre de PRI. Elle a cité l’arrêt Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CA) [2001] 2 CF 164, qui a établi « qu’il [fallait] placer la barre très haut lorsqu’il s’agi[ssait] de déterminer ce qui [était] déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un [demandeur d'asile] tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr ». Pour tirer cette conclusion, la SPR a tenu compte de facteurs dont le niveau d’instruction du demandeur, son expérience professionnelle, ses compétences langagières, sa religion et sa capacité à décrocher un emploi. La SAR a confirmé cette décision.

[13] Malgré la présence d’autres questions soulevées par l’affaire, en résumé, la SAR a souscrit à la conclusion de la SPR quant au deuxième volet du critère instauré par l’arrêt Rasaratnam.

IV. Les questions en litige

[14] Le demandeur prie la Cour de répondre aux questions suivantes :

  • 1)La décision de la SAR était-elle déraisonnable?

  • 2)Le défaut de la SAR de se prononcer sur la question du lien était-il déraisonnable?

  • 3)La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur disposait d’une PRI?

  • 4)La conclusion de la SAR voulant que le demandeur puisse toujours déménager au Bangladesh, en dépit des restrictions associées à la COVID dans ce pays, était-elle tirée sans être étayée par la preuve?

  • 5)La SAR a-t-elle violé le droit du demandeur à l’équité procédurale en statuant sur la question de la PRI?

[15] Le défendeur propose la question suivante :

  • 1)LA SAR a-t-elle raisonnablement conclu que le demandeur n'avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger?

[16] À mon sens, la question en litige est celle de savoir si la décision de la SAR de ne pas se prononcer sur la question du lien était raisonnable.

V. La norme de contrôle applicable

A. Le caractère raisonnable

[17] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, que la Cour suprême du Canada a rendu en même temps que l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires, sous la plume du juge Rowe, ont expliqué les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « [...] ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100). [...]

[Non souligné dans l’original.]

VI. Analyse

[18] Le demandeur fait valoir que la SAR a mal appliqué le critère à deux volets élaboré dans l’arrêt Rasaratnam, parce qu’elle ne s’est pas prononcée sur la question du lien avec un motif prévu dans la Convention. Selon lui, il est essentiel de trancher cette question pour pouvoir statuer raisonnablement sur le premier volet du critère relatif à la PRI. Ainsi, d’après le demandeur, la SAR a fait abstraction de la nature de l’organisation et de son pouvoir dans le lieu proposé à titre de PRI. Il a avancé devant la SAR que [traduction] «nul ne [pouvait] plaider qu’il n’exist[ait] pas au moins une chance raisonnable qu’elle [ait été] motivée à le pourchasser à la suite de son refus de verser de l’argent pour des causes islamistes extrémistes ». Il renvoie à la désignation du groupe des agents du préjudice comme parti religieux qui a lutté contre la libération du Bangladesh et aux éléments de preuve qui montrent que le lieu désigné à titre de PRI constitue un de ses [traduction] « bastions historiques ». Le demandeur étoffe davantage sa prétention en renvoyant aux [traduction] « actes violents » commis par les agents du préjudice pour atteindre leurs objectifs politiques.

[19] Aux dires du demandeur, la SAR a esquivé la question du caractère politique et extrémiste des agissements des agents du préjudice en évitant de se prononcer sur le lien. Ce faisant, elle n’a pas tenu compte du fait que [traduction] « le fanatisme peut accroître leur motivation de pourchasser leurs adversaires perçus ». D’après le demandeur, la preuve relative à la situation dans le pays témoigne des moyens et de la motivation des agents [traduction] « d’éliminer leurs adversaires perçus ».

[20] Le demandeur invoque la décision Al Bardan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 733, à l’appui de la proposition selon laquelle [traduction] « le tribunal doit tenir compte de l’ensemble de la preuve, dont celle relative à la situation dans le pays, et ses motifs doivent refléter l’importance des enjeux en cause dans une demande d’asile ». Le juge Diner déclare ce qui suit dans la décision Al Bardan :

Comme la SAR a reconnu qu’elle avait la tâche d’examiner de nouveau la question du risque de recrutement des fils adolescents, il lui revenait d’examiner la totalité de la preuve, à savoir le témoignage des trois personnes qui ont témoigné devant elle (le père et les deux fils) ainsi que la preuve écrite figurant dans le formulaire [Fondement de la demande d’asile] et le portrait global donné par la preuve sur la situation dans le pays.

La SAR n’a pas examiné les témoignages et la preuve des demandeurs en ce qui concerne la crainte de l’activité de recrutement qui les avait visés dans le passé, mais aussi ce qu’ils craignaient pour l’avenir. L’absence d’incidents de violence passés, ou d’une situation pire, ne permet pas de déterminer le risque futur.

[21] Bien que j’admette que la SAR peut passer directement à une appréciation de la PRI, je ne conviens pas qu’elle peut l’apprécier sans tenir compte du lien dans le cadre de son analyse au titre de l’article 96. S’il peut être plus pratique de ne pas procéder à une analyse du lien, cela peut donner lieu à une évaluation incomplète des risques posés dans le contexte des différents facteurs énoncés à l’article 96 et dans la Convention.

[22] Malgré le fait que la question du lien soit au cœur des observations du demandeur, il est significatif qu'il ne m'ait été fourni aucun précédent permettant à la SAR d’instruire le dossier sans se prononcer sur le lien, et je ne suis pas convaincu du caractère opportun d’établir un tel précédent, vu l’importance des enjeux dans ce genre de cas. Je ne suis pas convaincu que la SAR puisse examiner convenablement la question relative à la persécution, ou à l’absence de celle-ci, au titre de l’article 96, sans se pencher sur le lien en cause. Sans une appréciation du lien, la cour de révision n’est pas en mesure de déterminer quels sont les risques qui ont été évalués et, donc, de décider si le risque de persécution pour un motif prévu dans la LIPR ou la Convention a été raisonnablement évalué.

[23] Par exemple, en l’espèce, je signale la preuve solide quant aux « moyens » dont disposent les agents de persécution, à l'encontre du demandeur, dans le lieu proposé à titre de PRI. À mon sens, la SAR a conclu que la « motivation » n’était pas suffisante. Je ne suis pas persuadé qu’une appréciation du lien n’aurait pas pu faire pencher la balance en faveur de la reconnaissance de la qualité de réfugié.

[24] Avec égards, il s’agit d’une question déterminante pour laquelle la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision a été rendue contrairement au droit applicable.

[25] Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions soulevées.

VII. Conclusion

[26] Pour les motifs énoncés plus haut, la décision n’est pas raisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

VIII. Question à certifier

[27] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7319-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée, que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il la réexamine, qu’aucune question de portée générale n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Frédérique Bertrand-Le Borgne


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7319-21

 

INTITULÉ :

MD ELIAS SARDER GHUNU c LE MINISTRE
DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 septembre 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 13 septembre 2022

COMPARUTIONS :

Jack C. Martin

POUR LE DEMANDEUR

Lorne McClenaghan

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack C. Martin

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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