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Date : 20220914


Dossier : IMM-2377-21

Référence : 2022 CF 1293

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 septembre 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

DIMITRI KIKNAVELIDZE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté la demande d’asile de Dimitri Kiknavelidze parce qu’elle a conclu que, même s’il avait été victime de violence politique partisane à Tbilissi, il avait une possibilité de refuge intérieur (PRI) en Géorgie. Malgré les arguments de M. Kiknavelidze, je suis d’avis que la décision de la SAR est raisonnable. Cette dernière n’a pas écarté, mal compris ou analysé de façon sélective la preuve dont elle disposait. Elle n’a pas non plus commis d’erreur en ne tirant aucune conclusion sur la crédibilité de M. Kiknavelidze. L’existence d’une PRI était déterminante quant à l’issue de la demande d’asile de M. Kiknavelidze, comme elle l’est pour la présente demande.

[2] La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[3] M. Kiknavelidze soulève six questions en l’espèce. Dans l’une d’elles, il conteste la décision de la SAR de ne pas tirer de conclusion déterminante quant à sa crédibilité. Les cinq autres questions sont liées à la conclusion de la SAR selon laquelle M. Kiknavelidze ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution dans les villes de Koutaïssi ou de Batoumi, qui sont proposées comme PRI. Bien qu’elles n’aient pas été présentées tout à fait dans cet ordre, j’aborderai les questions de M. Kiknavelidze dans l’ordre suivant :

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur en ne tirant pas de conclusion quant à la crédibilité à l’égard d’une question importante?

  2. La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que M. Kiknavelidze ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution dans les villes proposées comme PRI, et en particulier :

(1) La SAR a-t-elle écarté la preuve de M. Kiknavelidze?

(2) La SAR a-t-elle omis de tenir compte de l’identité des agents de persécution?

(3) La SAR a-t-elle procédé à une analyse sélective de la preuve documentaire?

(4) La SAR a-t-elle omis d’examiner si M. Kiknavelidze pouvait exprimer ses opinions politiques dans les villes proposées comme PRI?

(5) La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que les agents de persécution n’étaient pas motivés à le persécuter dans les villes proposées comme PRI?

[4] Aucune des parties ne conteste que le fond de la décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17, 23–25; Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430 au para 32. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon cette norme, la Cour examine la décision dans son ensemble afin de déterminer si elle est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et si elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, aux para 15, 85, 99–105. Une décision raisonnable satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence et tient compte du droit applicable, de la preuve et des observations présentées au décideur : Vavilov, aux para 15, 86, 99, 106, 125–128. Lors d’un contrôle judiciaire, il incombe au demandeur d’établir que la décision est déraisonnable. Pour ce faire, il doit démontrer que la lacune ou la déficience invoquée est suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100.

III. Analyse

A. La SAR n’a pas commis d’erreur en refusant de tirer une conclusion quant à la crédibilité.

(1) La demande d’asile de M. Kiknavelidze

[5] M. Kiknavelidze a travaillé à l’hôtel de ville de Tbilissi de 2009 à 2018. Dans sa demande d’asile, il allègue qu’il a été victime de persécution et de violence de la part de membres du parti au pouvoir, le parti Rêve géorgien, parce qu’il est membre du Mouvement national uni (MNU), un parti politique concurrent qu’il appuie activement. Plus particulièrement, M. Kiknavelidze a déclaré dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) qu’il était un partisan actif du MNU et qu’il n’hésitait pas à dénoncer la corruption à laquelle se livraient les membres du parti Rêve géorgien à l’hôtel de ville de Tbilissi. Pour cette raison, il a été forcé d’accepter une rétrogradation en 2015. Il a continué à appuyer le MNU, qui s’est présenté contre le parti Rêve géorgien, lors des élections de 2016 et de 2018.

[6] Le 5 octobre 2017, M. Kiknavelidze affirme avoir été agressé par un collègue de travail en raison de son affiliation au MNU. La semaine suivante, le 12 octobre 2017, il dit avoir été battu par cinq membres du parti Rêve géorgien après avoir participé à une manifestation du MNU à l’extérieur de l’hôtel de ville, ce qui a mené à son hospitalisation pendant trois jours. À ces deux occasions, il affirme que la police a refusé de recevoir sa plainte parce que les assaillants étaient liés au parti Rêve géorgien. Il a alors décidé de quitter la Géorgie, mais il ne pouvait pas le faire immédiatement parce que son enfant avait contracté une pneumonie.

[7] Entre-temps, M. Kiknavelidze a assisté à une autre manifestation à Tbilissi le 6 décembre 2017. Il allègue qu’il a été agressé de nouveau après la manifestation par un groupe de membres du parti Rêve géorgien qui lui auraient dit de cesser d’appuyer le MNU et de dénoncer la corruption à l’hôtel de ville. Il a encore été hospitalisé et ses signalements à la police auraient de nouveau été ignorés lorsque les assaillants ont été identifiés comme étant des partisans du parti Rêve géorgien. À la fin de janvier 2018, M. Kiknavelidze dit avoir été agressé par le même collègue qui l’avait attaqué en octobre 2017. Ce collègue l’a menacé de nouveau deux semaines plus tard. Comme son enfant s’était rétabli à ce moment-là, M. Kiknavelidze a quitté la Géorgie à la fin de février 2018.

[8] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile de M. Kiknavelidze parce qu’elle a jugé que son témoignage n’était pas crédible. Elle a notamment relevé des incohérences entre l’exposé circonstancié de son formulaire FDA, ses rapports médicaux et son témoignage concernant les agressions alléguées. Elle n’a pas cru non plus les allégations de M. Kiknavelidze à propos du fait que la police aurait refusé de recevoir ses plaintes compte tenu de la preuve sur la situation en Géorgie concernant les forces de l’ordre.

(2) L’appel de M. Kiknavelidze devant la SAR

[9] M. Kiknavelidze a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Dans ses observations, il a contesté les conclusions que la SPR a tirées en matière de crédibilité. Lors de l’instruction de l’appel, la SAR a invité M. Kiknavelidze à présenter des observations afin d’expliquer pourquoi il n’aurait pas de PRI viables dans les villes de Batoumi ou de Koutaïssi. M. Kiknavelidze a répondu en déposant une série d’articles de journaux sur les manifestations politiques en Géorgie ainsi que des observations sur l’existence d’une PRI.

[10] La SAR a accepté les articles de journaux à titre de nouveaux éléments de preuve sur la situation politique en Géorgie après la décision de la SPR. Toutefois, elle a conclu que M. Kiknavelidze avait une PRI en Géorgie et que cette conclusion était déterminante dans le cadre de l’appel. En ce faisant, elle a conclu qu’elle n’avait pas besoin de se pencher sur la crédibilité de M. Kiknavelidze, bien qu’elle ait mentionné son désaccord avec les conclusions de la SPR :

Mon rôle consiste à examiner l’ensemble de la preuve et à établir si la SPR a rendu la décision correcte. Je conviens avec le conseil de M. Kiknavelidze que la SPR a commis une erreur en ce qui concerne sa conclusion relative à la crédibilité dans cette affaire. Toutefois, j’estime que M. Kiknavelidze disposerait d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à Koutaïssi ou à Batoumi.

[…]

Compte tenu de ma conclusion selon laquelle la question de la PRI est déterminante, il n’est pas nécessaire que j’examine le bien‑fondé des conclusions de la SPR quant à la crédibilité. Pour les besoins de mon analyse de la PRI, je présumerai, sans trancher la question, que M. Kiknavelidze était crédible relativement aux agressions qu’il a affirmé avoir subies de la part de son ancien collègue et de membres inconnus du parti Rêve géorgien après deux manifestations auxquelles il avait participé.

[Non souligné dans l’original; renvoi omis.]

(3) La SAR n’a pas commis d’erreur en refusant de tirer une conclusion quant à la crédibilité

[11] M. Kiknavelidze soutient que la SAR a commis une erreur de droit parce qu’elle a « [présumé], sans trancher la question, » qu’il était crédible. Il prétend que la question de savoir s’il avait bien été battu et menacé par le passé en raison de ses activités politiques était une question importante et pertinente eu égard à la question de savoir si une personne ayant le même profil serait susceptible d’être persécutée à nouveau.

[12] Je ne suis pas d’accord. La SAR n’a aucune obligation générale de trancher des questions qui ne sont pas déterminantes quant à l’issue de l’appel dont elle est saisie : voir, p. ex., Doherty c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 661 au para 11; Blancas Calderon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 263 au para 11 [Calderon]. Comme l’issue de l’appel serait la même, que M. Kiknavelidze soit jugé crédible ou non, il était loisible à la SAR de simplement présumer qu’il l’était aux fins de son analyse, sans trancher la question de manière concluante.

[13] Je comprends que M. Kiknavelidze était inquiet parce que la SPR avait tiré des conclusions défavorables importantes à l’égard de sa crédibilité et qu’il aurait voulu que la SAR infirme ces conclusions de manière claire et qu’elle confirme sa crédibilité dans ses motifs. Cependant, je ne peux pas admettre que cette inquiétude impose, en droit, une obligation pour la SAR d’aborder des questions de crédibilité lorsqu’elles ne sont pas importantes eu égard à l’issue de l’appel. Quoi qu’il en soit, en l’espèce, la SAR a expressément mentionné qu’elle convenait que les conclusions tirées par la SPR quant à la crédibilité étaient erronées. Pour cette raison, le fait que la SAR n’était pas tenue de tirer ses propres conclusions quant à la crédibilité pour trancher l’appel ne peut pas avoir d’incidence défavorable sur M. Kiknavelidze.

B. La SAR n’a pas commis d’erreur dans son analyse des PRI

[14] Au Canada, l’asile est accordé uniquement lorsqu’un demandeur ne peut trouver refuge dans son propre pays. Lorsqu’il peut raisonnablement éviter d’être persécuté en se réinstallant ailleurs dans son pays, le demandeur bénéficie d’une PRI et ne satisfait pas à la définition de réfugié au sens de la Convention prévue à l’article 96 ni à celle de personne à protéger prévue à l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] : Calderon, au para 10.

[15] Le critère à deux volets permettant de déterminer s’il existe une PRI viable n’est pas contesté. En premier lieu, la SAR doit évaluer s’il existe une possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté ou soit exposé à l’un des risques énoncés à l’article 97 de la LIPR dans la ville proposée comme PRI. En deuxième lieu, elle doit évaluer si la situation dans la ville proposée comme PRI est telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur de s’y réfugier : Calderon, au para 14, citant Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA), et Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA).

[16] Dans ses observations concises à la SAR concernant la question des PRI, M. Kiknavelidze a fait remarquer que les articles de journaux qu’il avait déposés montraient que les opposants au parti Rêve géorgien et les membres du MNU étaient victimes de persécution à divers endroits en Géorgie et que le chef et les manifestants du MNU se faisaient arrêter par la police. Il a fait valoir que rien n’indiquait que les villes de Batoumi ou de Koutaïssi étaient sûres pour les personnes ayant le même profil que lui et que le gouvernement risquait de l’empêcher d’exprimer son opinion politique. Il a parlé des « agents de persécution » qui l’avaient ciblé par le passé et a affirmé qu’ils avaient [traduction] « les moyens et la motivation de continuer à le persécuter », car ils « croyaient que leur mission était de l’empêcher de participer à toute activité contre le parti Rêve géorgien ».

[17] La SAR a rejeté ces arguments. Elle a conclu que les agents de persécution qui avaient agressé le demandeur n’auraient pas les moyens ni la motivation de le trouver dans les nouvelles villes proposées comme PRI. La SAR a conclu que, selon la preuve, le conflit entre le demandeur et les agents de persécution « [se limitait] à un différend local » et a souligné qu’il y avait un lien entre les agressions, les scandales à l’hôtel de ville et les manifestations auxquelles M. Kiknavelidze a participé à Tbilissi. Elle a également souligné que rien ne prouvait que les agents de persécution avaient recherché M. Kiknavelidze ou avaient menacé sa femme, qui demeure dans la même maison à Tbilissi.

[18] La SAR a également examiné le risque général de persécution que courrait M. Kiknavelidze en tant que membre du MNU. Elle a souligné que, même si certains éléments de preuve démontraient que divers incidents de violence étaient survenus entre les partis politiques en période électorale, ces incidents semblaient « relativement isolés et se rapporter au désir de certains partisans du Rêve géorgien de remporter les élections ». La SAR a conclu que les éléments de preuve relatifs à la persécution des membres du MNU mettaient en cause de hauts représentants du mouvement et non des militants relativement peu connus comme M. Kiknavelidze. Elle a également conclu que rien ne permettait de penser que le parti Rêve géorgien ou le gouvernement de la Géorgie aurait comme modus operandi de prendre des mesures pour persécuter une personne relativement peu connue comme M. Kiknavelidze. Par conséquent, elle a jugé que ce dernier n’avait pas établi qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution de la part du parti Rêve géorgien, du régime au pouvoir ou de quelqu’un d’autre dans l’une ou l’autre des villes proposées comme PRI.

[19] Dans le cadre du deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a souligné que M. Kiknavelidze n’avait présenté aucune observation sur les raisons pour lesquelles il serait déraisonnable qu’il se réinstalle à Batoumi ou à Koutaïssi. Elle a conclu que la preuve n’établissait pas qu’il serait déraisonnable dans les circonstances qu’il se réinstalle dans l’une de ces villes. Comme les deux volets du critère étaient remplis, la SAR a conclu que M. Kiknavelidze avait une PRI et qu’il n’était donc pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[20] M. Kiknavelidze ne conteste pas la conclusion de la SAR concernant le deuxième volet du critère relatif à la PRI. Toutefois, il soulève cinq arguments à propos des conclusions tirées dans le cadre du premier volet. Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’aucun de ces arguments n’établit que la décision de la SAR est déraisonnable.

(1) La SAR n’a pas écarté la preuve de M. Kiknavelidze

[21] M. Kiknavelidze soutient qu’il était déraisonnable pour la SAR d’affirmer que « rien ne permet[tait] de penser » que le parti Rêve géorgien aurait comme modus operandi de persécuter des personnes relativement peu connues comme lui. Il fait valoir que les agressions qu’il a subies – et que la SAR a tenu pour avérées – sont en soi des éléments qui prouvent que ses activités et son profil suffisent à attirer la persécution, et que la SAR a indûment écarté ces éléments de preuve pour parvenir à sa conclusion.

[22] Je conviens avec le ministre que la SAR n’a pas écarté les éléments de preuve de M. Kiknavelidze concernant les incidents de Tbilissi. Comme il a été mentionné, M. Kiknavelidze a présenté des observations sur les risques éventuels que représentaient les « agents de persécution » qui l’avaient ciblé par le passé et le gouvernement en général dans les villes proposées comme PRI. La SAR a tenu compte de ces deux risques dans son analyse des PRI. En ce qui concerne les « agents de persécution » impliqués dans les agressions de Tbilissi, notamment l’un des collègues de M. Kiknavelidze et d’autres membres du parti Rêve géorgien à Tbilissi, la SAR a conclu qu’il s’agissait d'un différend local survenu à Tbilissi et lié à l’hôtel de ville.

[23] C’est dans le cadre de son analyse du risque éventuel que représente le parti Rêve géorgien ou le gouvernement en général à Batoumi ou à Koutaïssi que la SAR a indiqué que rien ne permettait de penser que ce parti ou le gouvernement aurait comme modus operandi de persécuter des personnes relativement peu connues comme M. Kiknavelidze. Son analyse montre clairement qu’elle n’a pas écarté les éléments de preuve relatifs aux agressions survenues à Tbilissi. La SAR a simplement conclu que ces éléments ne démontraient pas que le parti Rêve géorgien avait un modus operandi plus large qui exposerait M. Kiknavelidze à un risque dans toute la Géorgie.

[24] M. Kiknavelidze fait également observer que la preuve sur les conditions dans le pays fait état d’incidents survenus en 2014 où les victimes d’agressions ont simplement été décrites comme des [traduction] « activistes » du MNU. Il soutient que cela va à l’encontre des conclusions de la SAR selon lesquelles seuls les membres haut placés du MNU sont persécutés. Cependant, la SAR a bien tenu compte de la preuve relatant ces incidents et a souligné que ceux-ci étaient « relativement isolés ». À mon avis, ces éléments de preuve ne rendent pas déraisonnable la conclusion générale de la SAR selon laquelle le parti Rêve géorgien n’a pas pour modus operandi de persécuter des membres relativement moins connus du MNU, de sorte que M. Kiknavelidze serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution dans les villes proposées comme PRI. Bien que M. Kiknavelidze puisse être en désaccord avec la conclusion de la SAR, la Cour ne peut modifier les conclusions factuelles de celle-ci, à moins qu’elle se soit « fondamentalement mépris[e] sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : Vavilov, au para 126. M. Kiknavelidze ne m’a pas convaincu que la SAR a fait une telle erreur.

(2) La SAR n’a pas omis de tenir compte de l’identité des agents de persécution

[25] M. Kiknavelidze soutient que la SAR a commis une erreur en limitant son analyse aux agents de persécution locaux qui l’ont agressé en 2017 et en 2018. Il affirme qu’en agissant ainsi, la SAR a omis de tenir compte du fait qu’il y a des activistes du parti Rêve géorgien dans toutes les villes de la Géorgie et qu’ils agressent des membres du MNU un peu partout.

[26] Par contre, contrairement à ce qu’affirme M. Kiknavelidze, la SAR a expressément tenu compte des agents de persécution locaux à Tbilissi ainsi que du risque de persécution de la part d’autres membres du parti Rêve géorgien à Koutaïssi ou à Batoumi. En effet, elle a abordé ces deux catégories de risque sous deux rubriques distinctes, examinant expressément le risque que représentaient les agents de persécution à Tbilissi et le risque de répression de la part du gouvernement ailleurs en Géorgie. Elle a vérifié si la preuve établissait qu’il y avait une possibilité sérieuse de persécution de la part des membres du parti Rêve géorgien dans tout le pays et a conclu que ce n’était pas le cas. M. Kiknavelidze peut évidemment être en désaccord avec l’évaluation que la SAR a faite de ces éléments de preuve, mais on ne peut soutenir raisonnablement que la SAR a limité son analyse aux agents de persécution de Tbilissi ou qu’elle a omis de tenir compte du risque éventuel que représentent les membres du parti Rêve géorgien ailleurs au pays.

(3) L’analyse de la preuve documentaire par la SAR était raisonnable

[27] M. Kiknavelidze soutient que la conclusion de la SAR selon laquelle les incidents lors desquels des membres du parti Rêve géorgien ont agressé des membres du MNU étaient « relativement isolés » était fondée sur une analyse déraisonnable et sélective de la preuve documentaire. Après avoir examiné cette preuve et les arguments de M. Kiknavelidze, je ne peux être d’accord.

[28] Dans ses motifs, la SAR a fait référence à une réponse à une demande d’information concernant le MNU contenue dans le cartable national de documentation (le CND) sur la Géorgie publié par la CISR. Sous la rubrique [traduction] « Incidents violents », la réponse à la demande d’information cite un représentant du Centre des droits humains (Human Rights Information and Documentation Center – HRIDC), selon lequel même si des membres du MNU sont parfois victimes de violence, ces incidents [traduction] « ne sont pas répandus ». Comme M. Kiknavelidze le souligne, la réponse à la demande d’information fait ensuite référence à plusieurs incidents violents, plus particulièrement à des manifestations violentes en 2012 et en 2013 au cours desquelles des membres du MNU auraient été victimes et aussi auteurs d’agressions; à une agression survenue en 2014 contre un député du MNU; à des incidents violents lors de quatre rassemblements en avril 2014; à des agressions contre un ancien ministre du MNU et deux chefs de l’opposition en mai et en juin 2014; aux agressions subies par des activistes en 2014 dont il a été question plus haut; et d’une attaque contre le bureau du MNU en mars 2015.

[29] Je ne peux toutefois pas convenir avec M. Kiknavelidze que la SAR a déraisonnablement accepté l’observation du représentant du HRIDC selon laquelle les incidents [traduction] « ne sont pas répandus » et qu’elle a écarté les actes de violence mentionnés par la suite. La SAR ne mentionne ni ne cite l’observation du représentant et elle ne le fait pas au détriment des autres éléments de preuve. Elle semble plutôt avoir effectué sa propre évaluation et avoir conclu que les incidents relatés étaient « relativement isolés ». À mon avis, il s’agit d’une évaluation raisonnable de la preuve relative aux incidents mentionnés dans la réponse à la demande d’information. Bien que M. Kiknavelidze soutienne que ces incidents de violence rapportés [traduction] « contredisent » la conclusion de la SAR selon laquelle il s’agit d’incidents « relativement isolés » (ou [traduction] « pas répandus »), ni les divers incidents rapportés en 2014 et en 2015 ni les incidents plus récents survenus en 2020 et en 2021 ne mènent à une conclusion différente. Par conséquent, rien ne me permet de croire que la SAR a écarté la preuve dont elle était saisie ou qu’elle a effectué une évaluation déraisonnablement sélective de cette preuve dans son analyse.

(4) La SAR n’a pas omis d’examiner si M. Kiknavelidze pouvait exprimer ses opinions politiques dans les villes proposées comme PRI

[30] M. Kiknavelidze conteste également le fait que la SAR a mentionné que les agressions contre les membres du MNU étaient survenues « en période électorale » et semblaient « se rapporter au désir de certains partisans du Rêve géorgien de remporter les élections ». Il avance que cela [traduction] « soulève la question de savoir si la SAR exige qu’[il] s’abstienne de faire campagne pour son parti lors de la prochaine élection ». Établissant une analogie avec la décision rendue par la Cour dans Atta Fosu, il soutient qu’il est déraisonnable pour la SAR de s’attendre à ce qu’il renonce à son droit d’exprimer une opinion politique : Atta Fosu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1135 au para 17; voir aussi Anaya Moreno c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 396 aux para 56-57.

[31] Je ne peux pas accepter cet argument. Rien dans les motifs de la SAR ne donne à penser qu’elle a présumé que M. Kiknavelidze s’abstiendrait de faire campagne pour le parti MNU ou qu’elle l’a obligé à le faire. Au contraire, elle a mentionné les risques auxquels M. Kiknavelidze serait exposé en tant que « militant relativement peu connu », ce qui indique qu’elle a évalué ces risques en fonction du fait que le demandeur continuerait de participer à des activités politiques de même ampleur.

[32] M. Kiknavelidze prétend également que, dans ses motifs, la SAR a déclaré qu’il [traduction] « devait cesser de manifester et d’exprimer son opposition à Tbilissi ». Il soutient que la SAR [traduction] « ne peut pas lui dire comment ni où il devrait exprimer son opinion ». Encore une fois, je ne suis pas d’accord pour trois raisons. Premièrement, M. Kiknavelidze tente d’imputer à la SAR un raisonnement qui ne ressort nulle part ailleurs dans les motifs. Deuxièmement, rien ne prouve que, s’il trouvait refuge à Batoumi ou à Koutaïssi, M. Kiknavelidze aurait quand même l’intention de retourner à Tbilissi afin de poursuivre son militantisme politique. Troisièmement, et peut-être le point le plus important, de par sa nature même, une PRI exige que l’on évalue si le demandeur d’asile sera persécuté dans une région différente de son pays de nationalité. À mon avis, un demandeur ne peut pas réfuter l’existence d’une PRI, puis demander l’asile au Canada en disant qu’il doit être autorisé à retourner à l’endroit même où il a initialement été persécuté dans le pays dont il a la nationalité. Cela minerait dans son intégralité le concept bien établi d’une PRI.

(5) La conclusion de la SAR à l’égard de la motivation des agents de persécution était raisonnable

[33] Enfin, M. Kiknavelidze soutient qu’il était déraisonnable pour la SAR de conclure que les agents de persécution à Tbilissi n’avaient pas la motivation de le retrouver dans les villes proposées comme PRI. Il fait valoir que la SAR [traduction] « [a omis] de prendre en considération » que ces agents de persécution pourraient lui en vouloir de participer à des activités à l’extérieur de Tbilissi, lesquelles pourraient nuire à leurs intérêts dans cette ville, notamment s’il organisait des voyages en autobus pour se rendre à Tbilissi afin de manifester. Cependant, cette possibilité hypothétique n’était pas étayée par la preuve et n’a pas été présentée à la SAR aux fins d’examen. Elle ne remet pas en cause le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR selon laquelle les incidents violents dont M. Kiknavelidze a été victime à Tbilissi étaient de nature locale et selon laquelle la preuve n’établissait pas que son ancien collègue et les autres membres du parti Rêve géorgien impliqués dans les agressions de Tbilissi auraient la motivation de le retrouver et de le persécuter à Batoumi ou à Koutaïssi.

IV. Conclusion

[34] Je ne suis donc pas convaincu que M. Kiknavelidze s’est acquitté de son fardeau d’établir que la décision de la SAR était déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[35] Aucune partie n’a proposé de question à certifier. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune. Pour terminer, bien que la présente demande ait été introduite au nom de « Dmitri Kiknavelidze », dans son passeport, sa demande d’asile et la décision de la SAR, le nom du demandeur est écrit ainsi : « Dimitri ». Par souci de cohérence, l’intitulé sera modifié afin de refléter cette orthographe.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2377-21

LA COUR REND LE JUGEMENT QUI SUIT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. L’intitulé de la cause est modifié de façon à indiquer le nom du demandeur, Dimitri Kiknavelidze, correctement orthographié.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2377-21

 

INTITULÉ :

DIMITRI KIKNAVELIDZE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

David Yerzy

 

Pour le demandeur

 

Michael Butterfield

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Yerzy

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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