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Date : 20221003


Dossier : IMM-6777-21

Référence : 2022 CF 1367

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

SHAHIN SARKER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision [la décision], datée du 10 septembre 2021, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], laquelle avait conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[2] La SPR a jugé le demandeur crédible par voie d’audition. Elle a déterminé qu’il disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI]. La SPR a rejeté la demande d’asile. Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR relativement à la PRI devant la SAR. La SAR a examiné de nouveau la question de la crédibilité et a rejeté l’appel. La SAR a fondé son examen sur les transcriptions de l’audience et les documents.

[3] Aucune des deux parties n’a soulevé la question de la crédibilité devant la SAR.

[4] Dans les circonstances, je conclus que la SAR a rendu une décision déraisonnable, car elle a omis d’analyser, de justifier ou d’expliquer son raisonnement lorsqu’elle a déterminé que la SPR ne jouissait pas d’un avantage certain par rapport à la SAR en ce qui concerne l’évaluation de la crédibilité. À mon avis, la SAR s’est approprié de façon déraisonnable un rôle qui, selon la Constitution, relève de la compétence de la SPR lorsqu’elle a rendu de nouvelles décisions à l’égard de toutes les questions relatives à la crédibilité du demandeur. Cette approche était d’autant plus déraisonnable que la SAR a infirmé les principales conclusions de la SPR, qui bénéficiait d’un avantage certain sur la SAR en ce qui a trait à l’appréciation de la crédibilité. La SAR a déraisonnablement privé le demandeur de l’avantage d’être entendu au cours d’une audition afin d’établir sa crédibilité comme le prévoit la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177.

II. Faits

[5] Le demandeur, âgé de 39 ans, est originaire du Bangladesh. La SPR a conclu que le demandeur a été pris pour cible par des membres du parti politique au pouvoir, la Ligue Awami, dans le but d’extorquer de l’argent à sa famille qui possédait une épicerie.

[6] Le demandeur a affirmé qu’il y a eu trois événements; le premier est survenu le 15 janvier 2006, quand les auteurs de préjudice sont entrés dans son commerce et ont exigé trois lakhs de takas. Comme le demandeur a refusé, ils l’ont frappé avec une tige de fer et sont partis, le laissant inconscient. La SPR, qui a entendu le témoignage du demandeur et examiné la preuve documentaire présentée par le demandeur à propos de cette attaque, les a acceptés et les a jugés crédibles.

[7] Le 10 mars 2006, le demandeur a été attaqué et frappé au visage alors qu’il rentrait à la maison en compagnie d’un ami. Le demandeur a de nouveau eu besoin de soins médicaux. Pour cet incident aussi, la SPR, qui a entendu le témoignage du demandeur et examiné la preuve documentaire présentée par le demandeur, les a acceptés et les a jugés crédibles.

[8] Le 27 juillet 2006, le demandeur a reçu des menaces par téléphone selon lesquelles, à moins qu’il ne paie trois lakhs de takas dans les dix jours, il serait remis au Bataillon d’action rapide (Rapid Action Battalion), une unité policière de lutte contre la criminalité et le terrorisme. La SPR, qui a entendu le témoignage du demandeur et examiné la preuve documentaire présentée par le demandeur, les a acceptés et les a jugés crédibles.

[9] Le demandeur a témoigné à ce sujet à l’audience devant la SPR et a expliqué ces incidents dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA].

[10] La SPR a estimé que les deux attaques à caractère politique et l’appel téléphonique d’extorsion à caractère politique s’étaient bien produits comme le demandeur les a décrits à la fois dans son témoignage et dans son formulaire FDA.

[11] La SPR a jugé que le témoignage du demandeur à l’égard des trois incidents de persécution était crédible.

[12] Le demandeur a quitté le Bangladesh en décembre 2006 et s’est finalement rendu aux États-Unis en décembre 2017, où il est resté jusqu’en juin 2019. Sa conjointe de fait et son fils sont des citoyens des États-Unis.

[13] Le demandeur est arrivé au Canada en juin 2019 et a présenté une demande d’asile deux semaines plus tard.

III. Décision faisant l’objet du présent contrôle

[14] Comme je l’ai mentionné précédemment, la SPR a jugé la preuve du demandeur crédible et a accepté que les attaques à caractère politique et l’appel téléphonique à caractère politique s’étaient bien produits. Mais elle a conclu que le demandeur disposait d’une PRI ailleurs au Bangladesh.

[15] Le demandeur a interjeté appel à la SAR de la décision relative à la PRI rendue par la SPR.

[16] La SAR n’a pas examiné la question de la PRI.

[17] La SAR, après avoir donné un avis, a plutôt fait un examen complet de toutes les questions qui concernaient la crédibilité du demandeur.

[18] La SAR a infirmé toutes les conclusions quant à la crédibilité de la SPR, a maintenu deux conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR et a rejeté l’appel au seul motif de la crédibilité.

IV. Question en litige

[19] La question est de savoir si la SAR a agi de façon déraisonnable en omettant de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions quant à la crédibilité tirées par la SPR même si cette dernière jouit d’un avantage certain sur la SAR, et a également commis une erreur lorsqu’elle a substitué ses propres conclusions quant à la crédibilité en se fondant uniquement sur son examen de la preuve documentaire.

V. Norme de contrôle

[20] En ce qui concerne le caractère raisonnable, dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 S.C.R. 653 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom des juges majoritaires de la Cour suprême du Canada, a expliqué les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « . . . ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[21] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada précise qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique ». Elle précise également que la cour de révision doit trancher en fonction du dossier dont elle dispose :

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : ibid.

[Non souligné dans l’original.]

[22] En outre, l’arrêt Vavilov exige de la cour de révision qu’elle évalue si la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire s’attaque de façon significative aux questions clés :

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

VI. Analyse

[23] À mon humble avis, la SAR a, de manière déraisonnable, entrepris un examen approfondi et a infirmé les conclusions quant à la crédibilité du demandeur que la SPR avait raisonnablement tirées en faveur de ce dernier au terme d’une audition. Bien que la SAR soit en droit d’examiner et de prendre en considération les conclusions quant à la crédibilité dans le cadre d’une procédure d’appel, elle ne peut, à mon avis, entreprendre un examen approfondi et infirmer des conclusions comme elle l’a fait dans cette affaire. Aucune des deux parties n’a réussi à invoquer de la jurisprudence pertinente. Cette affaire doit être tranchée au regard des principes fondamentaux.

[24] La conclusion selon laquelle la SAR a agi de façon déraisonnable est appuyée par deux décisions, l’une de la Cour suprême du Canada et l’autre de la Cour d’appel fédérale.

[25] Dans l’arrêt Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177, la Cour suprême du Canada a examiné la compatibilité avec la Charte de la procédure de reconnaissance du statut de réfugié qui était en vigueur à l’époque. La procédure ne prévoyait pas la tenue d’une audition. Pour ce motif, la Cour suprême a jugé la procédure inconstitutionnelle. La Cour suprême a jugé que les dispositions législatives pertinentes étaient « incompatible[s] avec les principes de justice fondamentale énoncés à l’art. 7 de la Charte » et a jugé que les demandeurs d’asile dans l’affaire « ont également droit à un jugement déclaratoire portant que le par. 71(1) est inopérant dans la mesure de son incompatibilité ».

[26] La Cour suprême du Canada, sous la plume de la juge Berta Wilson, a examiné le défaut de tenir une audition du point de vue de l’équité procédurale garantie par l’article 7 de la Charte dans le contexte des demandes d’asile. Le paragraphe 59 de ses motifs est pertinent et s’applique en l’espèce :

58. La procédure d’arbitrage des revendications du statut de réfugié énoncée dans la Loi satisfait-elle à ce critère d’équité en matière de procédure? Offre-t-elle à la personne qui revendique le statut de réfugié une possibilité suffisante d’exposer sa cause et de savoir ce qu’elle doit prouver? Il semble que ce soit là la question à laquelle nous devons répondre et, en l’abordant, je suis disposée à accepter la prétention de Me Bowie selon laquelle les exigences de l’équité en matière de procédure peuvent varier selon les circonstances : voir l’arrêt Martineau, précité, à la p. 630. Il est donc possible qu’une audition devant l’instance décisionnelle ne soit pas requise dans tous les cas où l’on invoque l’art. 7 de la Charte. Je dois cependant reconnaître qu’il m’est difficile de concilier l’argument de Me Bowie, selon lequel une audition n’est pas requise dans les circonstances de la présente affaire, avec l’interprétation qu’il cherche à donner à l’art. 7. Si on considère à juste titre que « le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne » porte uniquement sur des questions comme la mort, la liberté physique et le châtiment corporel, il semblerait, du moins à première vue, qu’il s’agisse là de questions d’une importance si fondamentale que l’équité en matière de procédure exigerait immanquablement la tenue d’une audition. Je suis néanmoins disposée à accepter, pour les fins de l’espèce, que des observations écrites peuvent être un substitut adéquat à une audition dans des circonstances appropriées.

59. Je ferai cependant remarquer que, même si les auditions fondées sur des observations écrites sont compatibles avec les principes de justice fondamentale pour certaines fins, elles ne donnent pas satisfaction dans tous les cas. Je pense en particulier que, lorsqu’une question importante de crédibilité est en cause, la justice fondamentale exige que cette question soit tranchée par voie d’audition. Les cours d’appel sont bien conscientes de la faiblesse inhérente des transcriptions lorsque des questions de crédibilité sont en jeu et elles sont donc très peu disposées à réviser les conclusions des tribunaux qui ont eu l’avantage d’entendre les témoins en personne : voir l’arrêt Stein c. Le navire “Kathy K”, [1976] 2 R.C.S. 802, aux pp. 806 à 808 (le juge Ritchie). Je puis difficilement concevoir une situation où un tribunal peut se conformer à la justice fondamentale en tirant, uniquement à partir d’observations écrites, des conclusions importantes en matière de crédibilité.

[Non souligné dans l’original.]

[27] Je suis lié par cette décision qui, je souligne, a été rendue dans le contexte d’une demande d’asile et que, par conséquent, la décision de la Cour suprême s’applique directement en l’espèce. Bien que la Cour suprême ne se fut pas fondée uniquement sur ce motif pour conclure que l’absence d’une audition contrevenait à l’article 7 de la Charte, cet élément est au cœur du raisonnement et de la conclusion de la Cour suprême.

[28] Je conclus donc que la SAR a, lorsqu’elle a systématiquement infirmé les conclusions quant à la crédibilité tirées par la SPR en l’espèce, effectivement privé le demandeur de l’avantage inestimable d’une audience si clairement accordée par la plus haute cour de notre pays aux demandeurs d’asile en tant que droit garanti par la Charte.

[29] Notamment, à cet égard, le Parlement est intervenu en modifiant la loi pour prévoir des auditions, qui relèvent maintenant de la responsabilité de la SPR.

[30] La Cour d’appel fédérale a également reconnu et renforcé le rôle central que joue la SPR dans les décisions relatives à la crédibilité dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, dans lequel elle aborde les rôles de la SAR et de la SPR :

[70] Ce texte reconnaît également l’avantage certain que peut avoir la SPR sur la SAR lorsque les conclusions de fait ou des conclusions mixtes de fait et de droit reposent sur l’appréciation de la crédibilité ou de la valeur des témoignages de vive voix. Il indique aussi que, étant entendu que la SAR doive parfois faire preuve d’une certaine retenue avant de rendre sa propre décision, la question de savoir si les circonstances commandent pareille retenue doit être appréciée au cas par cas. Dans chaque cas, la SAR doit rechercher si la SPR a joui d’un véritable avantage et si, le cas échéant, elle peut néanmoins rendre une décision définitive relativement à une demande d’asile.

[71] Il existe plusieurs cas de figure possibles. Ainsi, si la SPR a trouvé un témoin honnête et crédible, la question de la crédibilité ne se pose pas vraiment. Il en est de même si la SAR peut statuer sur la demande en se fiant aux conclusions de fait de la SPR quant à la valeur relative des témoignages et à leur crédibilité.

[Non souligné dans l’original.]

[31] Je suis également lié par ces passages. La SAR n’a offert aucune explication ou justification de quelque nature que ce soit relativement à sa décision de procéder à un examen approfondi et d’infirmer toutes les conclusions quant à la crédibilité dans cette affaire.

[32] La Cour d’appel fédérale précise que la SPR peut avoir, dans certains cas, un « avantage certain » sur la SAR.

[33] Sur ce point essentiel, la SAR n’a offert qu’une simple conclusion : « […] la SPR ne jouissait pas d’un tel avantage dans la présente affaire. »

[34] En l’absence de toute analyse ou de tout raisonnement, je ne suis pas en mesure de déterminer pourquoi cette décision critique et fondamentale a été rendue comme elle l’a été par la SAR. À mon avis, le raisonnement de la SAR est tout à fait insuffisant; la décision à cet égard n’est pas justifiée et est contraire aux paragraphes 86 et 126 de l’arrêt Vavilov.

[35] De plus, en toute déférence, la SAR n’a pas expliqué son raisonnement et a ainsi contrevenu aux principes énoncés au paragraphe 128 de l’arrêt Vavilov.

[36] De même, la SAR, de manière déraisonnable et sans justification, n’a fait preuve d’aucune retenue à l’égard des conclusions quant à la crédibilité tirées par la SPR. À mon avis, la SAR n’a pas tenu compte du caractère contraignant de l’arrêt Singh rendu par la Cour suprême lorsqu’elle a écarté toute l’appréciation de la crédibilité faite par la SPR par voie d’audition et a privé carrément le demandeur d’une audition puisqu’elle n’avait pas, elle, le bénéfice d’une audition.

[37] Je ne peux comprendre comment la SAR peut être autorisée à priver le demandeur de l’avantage constitutionnellement exigé dont il a bénéficié au moment de l’appréciation de sa crédibilité par la SPR par voie d’audition. Je conviens avec l’avocat du ministre pour dire que la SAR peut tirer des conclusions quant à la crédibilité après avoir donné un avis, mais je ne suis pas convaincu que l’étendue et la portée de la décision de la SAR peuvent être maintenues en l’espèce, compte tenu des arrêts Singh et Huruglica.

[38] Je souscris à l’observation du demandeur selon laquelle la décision de la SAR est également déraisonnable parce qu’elle n’a fait preuve d’aucune retenue à l’égard des conclusions tirées par la SPR. L’arrêt Singh établit, si ce n’est de manière concluante, à tout le moins comme principe de base, que les tribunaux comme la SPR bénéficient d’un avantage certain sur la SAR lorsqu’ils tirent des conclusions quant à la crédibilité fondées sur le témoignage de vive voix.

[39] Il n’en demeure que la SPR a entendu un témoignage de vive voix concernant presque toutes les questions examinées par la SAR. Notamment, même si la SPR a, elle aussi, relevé presque toutes les mêmes incohérences soulevées par la SAR, elle a conclu qu’aucune de ces incohérences n’était suffisante pour écarter ses conclusions générales quant à la crédibilité du demandeur.

[40] La première question soulevée par le demandeur est la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur a fourni des éléments de preuve incohérents quant à la première fois où il a fait l’objet d’une extorsion et la question de savoir si les membres de sa famille ont vraiment fait l’objet d’extorsion. Toutefois, la SPR a abordé cette question avec le demandeur lors de son audience. La SPR, ayant eu l’occasion d’entendre de vive voix le témoignage du demandeur et d’observer son comportement, était satisfaite de l’explication du demandeur parce qu’il a bien établi qu’il a été victime d’extorsion.

[41] La deuxième question est la nouvelle appréciation par la SAR de la crédibilité fondée sur des omissions dans le formulaire FDA, notamment du fait que le demandeur s’était caché. Selon le demandeur, la SPR a abordé cette question et a estimé qu’il ne s’agissait pas d’une omission. Bien que la SPR n’ait pas accepté cette partie de la preuve du demandeur, j’estime toutefois, en toute déférence, que l’inférence défavorable tirée était insuffisante pour écarter sa conclusion finale voulant que le demandeur était crédible.

[42] La troisième question soulevée par le demandeur est la conclusion tirée par la SAR voulant que l’omission dans le formulaire FDA du fait que les auteurs du préjudice ont continué de chercher le demandeur entache sa crédibilité. Encore une fois, cependant, selon la SPR, cette omission n’était pas suffisante pour rejeter ou miner le témoignage du demandeur au sujet des événements centraux, à savoir les deux attaques et l’appel téléphonique d’extorsion.

[43] Le demandeur conteste également, et à juste titre, la conclusion tirée par la SAR selon laquelle le défaut du demandeur de demander l’asile aux États-Unis a miné à la fois sa crainte de persécution et sa crédibilité. À mon humble avis, la SAR n’a fait que trancher à nouveau, sans entendre de témoignages de vive voix à cet égard ni observer le comportement du témoin, une question expressément examinée et tranchée en faveur du demandeur par la SPR.

[44] En ce qui concerne ses conclusions sur le nombre d’assaillants, soit un seul ou plusieurs assaillants, la SAR semble avoir fait une évaluation excessivement minutieuse. Dans le formulaire FDA, le demandeur a utilisé le mot pluriel [traduction] « ils », mais, dans son témoignage, il n’a mentionné qu’un seul assaillant. Le demandeur n’a mentionné qu’un seul attaquant dans son témoignage oral. À mon avis, dans son exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA, le demandeur a affirmé de façon constante qu’une seule personne, « M. Zafar », lui avait donné un coup au visage. Il n’est pas raisonnable de se concentrer sur l’utilisation d’un seul mot qui est peut-être dû à un problème de traduction et de grammaire et, à mon avis, de rater le message global du demandeur.

[45] Le demandeur soutient également, et je suis d’accord avec lui, que la SAR ne devrait pas avoir modifié de façon déraisonnable les conclusions quant à la crédibilité tirées par la SPR parce qu’il est bien établi qu’[traduction] « il ne faut pas modifier à la légère » les conclusions quant à la crédibilité tirées par la SPR parce que celle-ci a l’occasion d’observer le comportement du témoin. Voir la décision Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319 :

[42] Premièrement – et il s’agit probablement du point le plus important – il faut reconnaître, avant même de se pencher sur une conclusion relative à la crédibilité, que le rôle de la Cour est très limité, étant donné que le tribunal a eu l’occasion d’entendre les témoins, d’observer leur comportement et de relever toutes les nuances et contradictions factuelles contenues dans la preuve. Ajoutons à cela que, dans bien des cas, le tribunal possède une expertise reconnue dans le domaine qui fait défaut à la cour de révision. Le tribunal est donc bien mieux placé pour tirer des conclusions quant à la crédibilité, et notamment pour juger de la plausibilité de la preuve. En outre, le principe de l’administration efficace de la justice, sur lequel repose la notion de déférence, fait en sorte que l’examen de ce genre de questions doit demeurer l’exception plutôt que la règle. Dans l’arrêt Aguebor, il est écrit, au paragraphe 4 :

Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu’est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d’un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d’un récit et de tirer les inférences qui s’imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d’attirer notre intervention, ses conclusions sont à l’abri du contrôle judiciaire […]

[46] Il est vrai que ce commentaire est fait dans le contexte d’un contrôle judiciaire, mais il est également, à mon avis, au cœur de la décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Singh et de celle rendue par la Cour fédérale dans l’affaire Huruglica.

[47] À mon humble avis, si la SAR avait correctement examiné les principes juridiques contraignants qui s’appliquent à son analyse, elle n’aurait pas modifié de façon déraisonnable les conclusions quant à la crédibilité tirées par la SPR.

VII. Conclusion

[48] À mon humble avis, la décision de la SAR est déraisonnable pour les motifs exposés ci-dessus. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

VIII. Question certifiée

[49] Le demandeur a présenté la question à certifier suivante : « Lorsque la SPR rejette une demande pour des motifs autres que la crédibilité, la SAR a-t-elle le droit d’examiner à nouveau ces conclusions en l’absence d’une audition? »

[50] Le défendeur n’a pas proposé de question à certifier.

[51] Je refuse par conséquent de certifier une question. Il me semble que la question en l’espèce a été résolue il y a près de 40 ans par la Cour suprême dans l’arrêt Singh, qu’elle a été suffisamment abordée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Huruglica et que, de toute façon, elle est soulevée dans ce qui semble être une décision sans jurisprudence.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6777-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision ci-dessous est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

  4. Le nouvel examen devra être effectué conformément aux présents motifs.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claudia De Angelis


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6777-21

 

INTITULÉ :

SHAHIN SARKER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 SEPTEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 3 OCTOBRE 2022

COMPARUTIONS :

Jayson Thomas

POUR LE DEMANDEUR

Asha Gafar

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Loopstra Nixon s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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