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Date : 20220826

Dossier : IMM‑5188‑20

Référence : 2022 CF 1229

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 26 août 2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

RICHARD JOO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, Richard Joo sollicite l’annulation d’une décision rendue le 8 octobre 2020 par un agent principal d’immigration (l’agent) au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] L’agent a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’avait présentée M. Joo. Le demandeur est d’avis que cette décision est déraisonnable au regard des principes énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, [2019] 4 RCS 653, 2019 CSC 65 (Vavilov).

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

I. Les faits à l’origine de la présente demande

[4] Le demandeur est un citoyen de la Hongrie et est d’origine ethnique hongroise. Il est cependant né en Roumanie et y a vécu jusqu’à son arrivée au Canada.

[5] Le demandeur est arrivé au Canada en août 2014. À son arrivée, il a obtenu un permis de travail qui était valide jusqu’en août 2017. Sa demande de prolongation de ce permis de travail a été rejetée, mais il a obtenu trois fiches du visiteur qui prolongeaient son séjour légitime au Canada. Il a également présenté deux demandes de résidence permanente au moyen du système Entrée express, mais elles ont été rejetées parce que son dossier médical n’était plus valide et qu’il n’avait pas fourni d’étude d’impact sur le marché du travail.

[6] En février 2019, il a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il était alors âgé de 26 ans.

[7] Des faits supplémentaires aideront à comprendre les arguments du demandeur en l’espèce.

[8] Depuis son arrivée au Canada, le demandeur habite avec sa mère et son beau‑père. D’autres membres de sa famille, dont son frère, son demi‑frère, sa grand‑mère, son oncle et son cousin, vivent aussi au Canada.

[9] Seul le père du demandeur, qu’il n’a pas vu et avec qui il n’a pas communiqué depuis de nombreuses années, vit en Roumanie. Dans l’affidavit qu’il a déposé à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a décrit [traduction] « sa relation et sa vie très difficiles » avec son père, qui était violent envers lui et envers sa mère et son frère.

[10] En raison des mauvais traitements infligés par son père, la mère du demandeur l’a quitté lorsqu’elle s’est sentie en danger. Elle lui a fait croire qu’elle devait rendre visite à sa mère au Canada. Bien qu’elle ait au bout du compte dû retourner en Roumanie, elle a divorcé de son père. Elle s’est remariée par la suite. Son nouvel époux l’a parrainée pour qu’elle vienne au Canada. La mère et le frère du demandeur sont arrivés au Canada en 2012. Ils sont résidents permanents du Canada.

[11] Le demandeur a lui aussi échappé à son père dès qu’il l’a pu, à l’âge de 17 ans. Son père avait été hospitalisé à la suite d’un accident de motocyclette et il a donc pu s’enfuir. Il n’a pas vu son père ni eu de contact avec lui depuis plus de dix ans.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[12] La décision de l’agent concernant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est divisée en trois rubriques : le contexte, l’établissement et les conditions dans le pays.

[13] En ce qui concerne l’établissement du demandeur au Canada, l’agent a tenu compte du fait qu’il avait acquis trois années d’expérience de travail comme chef cuisinier dans un restaurant appartenant à un membre de sa famille et y a accordé un certain poids. L’agent a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve indiquant que le demandeur avait participé à des activités bénévoles ou communautaires au Canada, ou qu’il continuait de s’adonner à de telles activités.

[14] L’agent a ensuite conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il ne pourrait pas trouver d’emploi à l’extérieur du Canada. Le demandeur avait travaillé pendant trois ans comme chef cuisinier en Roumanie avant son séjour au Canada et rien n’a convaincu l’agent qu’il ne pourrait pas subvenir à ses besoins quotidiens s’il était renvoyé en Roumanie.

[15] L’agent a tenu compte du fait que le demandeur avait déjà présenté une demande de résidence permanente, mais a affirmé que le demandeur ne pouvait pas s’attendre à obtenir la résidence permanente puisqu’il avait un statut temporaire lorsqu’il est arrivé au Canada.

[16] L’agent a constaté que le demandeur s’était fait des amis au Canada. Il a mentionné qu’il avait lu les lettres d’appui déposées par le demandeur, mais a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve démontrant que ces relations d’amitié avaient atteint un degré d’interdépendance et de confiance tel que la séparation d’avec ces personnes aurait des répercussions négatives sur le demandeur ou ses amis s’il devait quitter le pays. Le demandeur pourrait continuer d’entretenir des relations avec ses amis à distance.

[17] L’agent a apprécié les liens familiaux du demandeur, notamment avec sa mère et son frère, qui sont résidents permanents du Canada. Il a tenu compte de leurs lettres d’appui et de celles d’autres membres de sa famille, dont son beau‑père. Il a noté que la famille du demandeur était disposée à le soutenir et souhaitait qu’il reste au Canada, mais a fait remarquer que [traduction] « la famille doit s’attendre à être séparée lorsque des membres décident de devenir résidents d’un autre pays ». L’agent a reconnu que le demandeur a des liens familiaux solides au Canada et que sa famille lui manquera probablement, mais a conclu que ces relations ne dépendent pas exclusivement de la proximité géographique. L’agent a conclu que, même si la séparation physique du demandeur d’avec les membres de sa famille qui vivent au Canada lui causera des bouleversements, les renseignements fournis étaient insuffisants pour démontrer que le demandeur ne pourrait pas maintenir ces liens par d’autres moyens. Les membres de sa famille qui vivent au Canada pourraient aussi lui rendre visite à l’étranger.

[18] En ce qui a trait aux conditions dans le pays, l’agent a pris note de la position du demandeur selon laquelle les Hongrois d’origine éprouvent de nombreux problèmes en Roumanie et font notamment l’objet de discrimination parce qu’ils parlent hongrois. L’agent a tenu compte d’un rapport sur les droits de la personne, des lois de la Roumanie sur l’emploi du hongrois, ainsi que de la représentation des Hongrois d’origine dans les politiques roumaines. L’agent a pris acte du fait que la langue maternelle du demandeur est le roumain, qu’il avait travaillé comme cuisinier en Roumanie pendant trois ans avant son arrivée au Canada et qu’il avait obtenu un diplôme de chef cuisinier dans un collège en Roumanie. Il a conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour démontrer qu’il avait fait l’objet de discrimination en raison de son origine ethnique hongroise ou qu’il avait éprouvé des problèmes à l’école ou au travail en raison de la discrimination linguistique. Dans l’ensemble, l’agent a accordé peu de poids aux arguments du demandeur selon lesquels il avait éprouvé des difficultés en raison de son origine ethnique hongroise.

[19] L’agent a pris en considération le témoignage du demandeur, qui affirmait que son père était violent envers les membres de sa famille et que ses rapports avec lui étaient difficiles pendant son enfance. L’agent a pris acte de la déclaration du demandeur selon laquelle son frère et lui avaient subi la violence physique de leur père pendant leur enfance et, même s’ils avaient communiqué avec la police, rien n’avait été fait. Toutefois, l’agent a jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs quant aux mauvais traitements ou aux blessures subis par le demandeur.

[20] L’agent a noté que le demandeur avait fui son père à l’âge de 17 ans, qu’il ne l’avait pas vu depuis cette époque et qu’il avait 28 ans au moment de la décision. L’agent a conclu que les éléments de preuve présentés n’étaient pas suffisants pour démontrer que le demandeur avait été en contact avec son père ou que ce dernier souhaitait s’en prendre à lui. L’agent était d’avis que l’appareil de sécurité de la Roumanie est efficace et que le demandeur pourrait s’adresser aux autorités en cas de besoin. L’agent a donc accordé peu de poids aux affirmations qu’avait formulées le demandeur quant au danger que représentait son père pour démontrer l’existence de difficultés futures.

[21] À la fin de ses motifs, l’agent a indiqué qu’il avait effectué une appréciation globale de tous les facteurs soulevés par le demandeur et qu’il en arrivait à la conclusion que, pris ensemble, ces facteurs ne suffisaient pas à justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

III. La norme de contrôle applicable

[22] La norme de contrôle qui s’applique à la décision de l’agent relativement à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 au para 44 (Kanthasamy); Subramaniam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 202 aux para 17‑18. Cette norme est énoncée dans l’arrêt Vavilov. Le contrôle fondé sur le caractère raisonnable consiste en une analyse faisant appel à la déférence, mais rigoureuse, et consistant à vérifier si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12‑13 et 15. Les motifs fournis par le décideur, qui doivent être interprétés de façon globale et contextuelle, et en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur, constituent le point de départ de l’analyse : Vavilov, aux para 84, 91‑96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28‑33.

[23] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, aux para 85, 99, 101, 105‑106 et 194.

IV. Analyse

[24] En l’espèce, le demandeur soutient que l’agent a apprécié de façon déraisonnable les considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR parce qu’il :

  • a)n’a pas fait preuve d’empathie dans l’appréciation de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et n’a pas examiné cette dernière de façon globale, comme l’exige la Cour dans l’arrêt Kanthasamy;

  • b)a commis une erreur de droit dans son appréciation de l’établissement du demandeur en tenant compte de ce que ce dernier pouvait faire en Roumanie et non de son établissement au Canada (citant Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 (Lauture) et Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 (Sebbe));

  • c)a commis une erreur de droit dans l’appréciation des difficultés auxquelles le demandeur ferait face en Roumanie en procédant à une évaluation des risques.

[25] J’examine successivement chacun des arguments du demandeur.


A. L’agent a‑t‑il contrevenu aux principes juridiques énoncés dans l’arrêt Kanthasamy?

[26] Le demandeur a fait valoir que l’agent a fondamentalement mal compris sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et a contrevenu aux exigences énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy. Il a affirmé que l’agent n’a pas fait preuve d’empathie lors de l’examen de sa demande et qu’il a apprécié les considérations d’ordre humanitaire soulevées de façon segmentée et non de façon globale.

[27] S’appuyant sur la décision Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1081 (Paul), et l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 99 et 100, le demandeur a soutenu que l’agent n’avait pas compris l’élément central de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Selon lui, la décision de l’agent témoignait d’une profonde incompréhension de l’élément central des considérations d’ordre humanitaire qu’il avait soulevées pour obtenir une dispense. Le demandeur souhaite entreprendre une nouvelle vie au Canada avec sa famille, loin des endroits où il a vécu des traumatismes pendant son enfance. Tous les membres de sa famille (sauf son père violent) vivent au Canada. Son oncle et sa grand‑mère sont arrivés au pays il y a 20 ans et sa mère et son frère sont arrivés il y a environ 10 ans pour échapper aux mauvais traitements de son père. Plus aucun membre de sa famille n’habite en Roumanie. Le demandeur doit vivre loin de la Roumanie et être au Canada avec sa famille.

[28] Le demandeur a également fait remarquer que la réunification des familles constitue l’un des objectifs de la LIPR. Il a affirmé que l’agent a apprécié les considérations d’ordre humanitaire de façon segmentée et qu’il a essentiellement omis de procéder à une appréciation globale de l’objectif d’équité de la disposition relative aux considérations d’ordre humanitaire, ce qui va à l’encontre des enseignements de l’arrêt Kanthasamy (aux para 21, 31‑33 et 45).

[29] De l’avis du défendeur, le demandeur demande à la Cour de soupeser à nouveau la preuve qu’avait correctement appréciée l’agent. D’après le défendeur, l’agent a compris le fondement de la demande et a fourni des motifs qui sont compatibles avec les éléments de preuve pertinents au dossier. Tout comme l’agent, le défendeur était d’avis que les éléments de preuve présentés n’étaient pas suffisants à certains égards.

[30] Je souscris essentiellement à la position que fait valoir le défendeur. Après avoir examiné le dossier et les motifs de l’agent, je ne crois pas que ce dernier n’a pas fait preuve d’empathie ni que la « décision contrôlée est fondée sur une très mauvaise appréciation de la preuve de la part de l’agent », ce qui, selon les conclusions du juge Campbell, était le cas dans l’affaire Paul (au para 9).

[31] Dans les observations qu’il a formulées dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a traité de façon distincte de ses [traduction] « liens familiaux » et a affirmé qu’il s’agissait de la [traduction] « principale raison » pour laquelle il souhaitait rester au Canada. L’agent n’a pas examiné cet argument dans une rubrique distincte de ses motifs, mais il a, pour l’essentiel, adéquatement tenu compte de la position générale du demandeur. Dans l’un des paragraphes de la rubrique portant sur l’établissement, l’agent examine expressément les liens familiaux du demandeur au Canada et mentionne les lettres d’appui des membres de sa famille et indique que ces derniers ont accepté de le soutenir financièrement et souhaitent qu’il reste au Canada. Un peu plus loin dans ses motifs, l’agent a analysé les conditions dans le pays en examinant les éléments de preuve présentés par le demandeur en ce qui concerne sa relation avec son père et les sévices physiques qu’il lui avait infligés.

[32] Le demandeur a fait valoir que l’agent n’a pas pris en compte le fait que sa famille est venue au Canada pour échapper aux mauvais traitements de son père. Il a également reproché à l’agent d’avoir fait observer que la famille doit s’attendre à être séparée lorsque des membres [traduction] « décident » de devenir résidents d’un autre pays. Il a affirmé expressément le contraire dans les éléments de preuve et les observations relatives aux considérations d’ordre humanitaire qu’il avait présentés, lesquelles indiquaient que [traduction] « [l]a séparation de la famille découlait du fait que la mère avait dû déménager au Canada pour échapper aux mauvais traitements du père du demandeur ».

[33] Au vu de la preuve au dossier, je ne suis pas convaincu que l’agent n’a pas tenu compte de la situation du demandeur et de sa mère. L’agent a mentionné brièvement les éléments de preuve présentés par le demandeur au sujet des mauvais traitements infligés par son père. Il a pris note de l’observation du demandeur selon laquelle son père était violent et son frère et lui avaient subi sa violence physique pendant leur enfance. Il a conclu que le demandeur n’avait pas présenté [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve objectifs » concernant ses expériences passées avec son père et les blessures qu’il avait subies. Le demandeur ne s’est pas appuyé sur les éléments de preuve qu’il avait présentés à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pour contester cette conclusion (comme il a déjà été mentionné, il a mis l’accent sur sa réunification avec les membres de sa famille et la réunification de ceux‑ci au Canada et non sur l’existence de mauvais traitements et de traumatismes connexes et sur l’ampleur de ceux‑ci).

[34] Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur n’a fourni aucun renseignement sur le départ de sa mère de la Roumanie et son installation au Canada ni sur les mauvais traitements et les traumatismes qu’elle avait subis dans son ancienne vie en Roumanie. Le demandeur a déclaré que sa mère avait initialement fui au Canada pour échapper à son père après lui avoir dit qu’elle devait rendre visite à la grand‑mère du demandeur. Sa mère est retournée en Roumanie et a [traduction] « au bout du compte » divorcé de son père et a été parrainée par son nouvel époux pour venir au Canada.

[35] Le demandeur n’a donc pas démontré l’existence d’une erreur susceptible de contrôle dans l’appréciation de sa position et de la preuve au dossier effectuée par l’agent.

[36] Enfin, le demandeur a affirmé que, dans sa décision, l’agent a examiné chacun des facteurs séparément, ce qui va à l’encontre des directives établies dans l’arrêt Kanthasamy, selon lesquelles il ne faut pas adopter une approche segmentée. Dans ses motifs, l’agent a indiqué expressément qu’il avait effectué une [traduction] « appréciation globale de tous les facteurs soulevés par le demandeur » et que, [traduction] « pris ensemble », ces facteurs ne suffisaient pas à justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Les observations du demandeur ne m’ont pas convaincu que l’agent n’a pas fait ce qu’il a expressément indiqué dans ses motifs.

B. L’agent a‑t‑il commis une erreur susceptible de contrôle dans son appréciation de l’établissement du demandeur au Canada?

[37] Le demandeur a fait valoir que l’agent a commis une erreur de droit dans l’appréciation de son établissement en tenant compte de ce qu’il pouvait faire en Roumanie et non de son établissement au Canada, ce qui est contraire aux décisions qu’a rendues la Cour dans Lauture et Sebbe. Le demandeur s’est appuyé sur le paragraphe suivant des motifs du juge Diner dans la décision Alghanem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1137 :

[39] Dénaturer les facteurs favorables liés à l’établissement et les faire jouer contre le demandeur plutôt qu’en sa faveur a été jugé déraisonnable (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 au para 23). En d’autres termes, la Cour a souvent mis en garde les agents qui ont retenu contre une personne le fait qu’elle était débrouillarde, puisque cela revient à dire que, plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 soit accueillie (Singh c Canada (Citoyenneté et immigration), 2019 CF 1142 au para 37).

[38] La Cour a souvent tenu compte de l’application de ces principes. La situation particulière du demandeur et le raisonnement suivi par l’agent sont des éléments importants pour l’examen de la Cour. Voir les décisions récentes Del Chiaro Pereira c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 799 aux para 43‑46 (Del Chiaro Pereira); Alves c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 672 au para 21; Rozgonyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 349 au para 28; Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 FC 223 aux para 39‑41; Peshlikoski c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 154 aux para 28‑36 (Peshlikoski); Buitrago Rey c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 852 au para 103 (Buitrago Rey); Rong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 690 au para 33 (Rong).

[39] En l’espèce, l’agent a, dans l’ensemble, accordé un [traduction] « poids favorable » à l’établissement du demandeur au Canada. Il a particulièrement tenu compte des trois années d’expérience professionnelle qu’avait acquise le demandeur au Canada et y a accordé un [traduction] « certain poids ». L’agent a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve indiquant que le demandeur avait participé à des activités bénévoles ou communautaires au Canada, ou qu’il continuait de s’adonner à de telles activités. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il ne pourrait pas trouver un emploi à l’extérieur du Canada. Il a également pris en considération les liens d’amitié qu’avait tissés le demandeur avec des résidents du Canada (ainsi que leurs lettres d’appui) et ses liens familiaux au Canada.

[40] À mon avis, le raisonnement suivi dans l’affaire Lauture ne s’applique pas directement en l’espèce. Dans cette affaire, l’agente avait conclu que l’engagement des demandeurs dans la société était « remarquable » et qu’ils avaient noué des liens importants dans leur communauté, mais elle avait également conclu qu’ils pourraient aussi avoir un engagement communautaire de cette nature en Haïti. Le juge Rennie a indiqué que « [d]’après l’analyse effectuée par l’agente, plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 soit accueillie » : Lauture, au para 26. En l’espèce, par contre, l’agent n’a pas conclu que le degré d’établissement du demandeur au Canada était remarquable et n’a pas utilisé sa capacité d’adaptation en sa défaveur lorsqu’il a apprécié son établissement : Buitrago Rey, au para 103. De plus, à la différence de l’affaire Lauture, l’agent en l’espèce a bel et bien pris en compte l’établissement du demandeur au Canada et, plus particulièrement, les éléments de preuve indiquant qu’il avait participé à des activités communautaires ou bénévoles (ou l’absence de tels éléments de preuve) : voir Lauture, au para 23; Peshlikoski, au para 31. Dans son analyse, l’agent n’a pas jugé, dans l’ensemble, que l’établissement du demandeur ne constituait pas une considération d’ordre humanitaire compte tenu de sa capacité à se réinstaller à l’étranger : voir Buitrago Rey, au para 103; Rong, au para 33. En somme, les remarques formulées dans l’affaire Lauture que cite la Cour ont beaucoup moins de poids au vu des faits de l’espèce.

[41] Il est vrai que, dans la rubrique de ses motifs portant sur « l’établissement », l’agent semble tenir compte des difficultés auxquelles le demandeur pourrait être confronté après avoir quitté le Canada. L’agent a tenu compte des trois années d’expérience professionnelle qu’avait acquises le demandeur en Roumanie et des autres années qu’il avait passées au Canada à occuper un poste semblable en corrélation avec sa capacité d’obtenir un emploi à l’extérieur du Canada. L’agent a conclu que le demandeur pourrait subvenir à ses [traduction] « besoins quotidiens ».

[42] Bien qu’il soit préférable de distinguer l’analyse de l’établissement au Canada de celle des difficultés, la Cour a jugé qu’il n’est pas intrinsèquement déraisonnable, selon le cadre de l’arrêt Vavilov, d’examiner ces éléments dans la même partie de la décision : Del Chiaro Pereira, au para 48; Brambilla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1137 au para 12. La Cour a également déclaré qu’il est acceptable que l’agent considère que certaines des compétences acquises au Canada pouvaient réduire les difficultés que causerait un retour dans le pays d’origine, pourvu que l’établissement lui‑même soit apprécié de manière adéquate et non sous l’angle des difficultés : Del Chiaro Pereira, aux para 44‑46, citant Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 163 au para 17; Davis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 238 au para 40; Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1111 au para 31; Pretashi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 817 au para 57. Par conséquent, conformément à la jurisprudence déjà citée, la Cour a conclu que les facteurs de l’établissement et des difficultés ne devraient pas être combinés lors de l’analyse des considérations d’ordre humanitaire afin d’éviter qu’un poids favorable soit accordé à l’établissement et que soit ensuite « utilis[ées] [...] les caractéristiques positives de cet établissement (résilience, volonté et détermination) pour atténuer les difficultés futures » ou d’éviter que l’établissement perde tout son sens par la combinaison de ces deux facteurs : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 aux para 26‑27; Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 au para 35.

[43] La question qui se pose en l’espèce est de savoir si le raisonnement suivi par l’agent lors de l’appréciation de l’établissement du demandeur au Canada comporte une lacune suffisamment capitale ou fondamentale pour rendre sa décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire déraisonnable : Vavilov, aux para 99‑100. À mon avis, ce n’est pas le cas. L’agent a, de toute évidence, conclu que l’emploi du demandeur au Canada revêtait une certaine importance lorsqu’il a apprécié son établissement et a également tenu compte d’autres facteurs pertinents liés à l’établissement, tels que les activités bénévoles et communautaires du demandeur et la solidité de ses liens amicaux et familiaux au Canada. Lorsqu’il a tiré sa conclusion générale, l’agent a accordé un poids favorable à l’établissement du demandeur au Canada. Dans ces circonstances, je ne peux pas conclure que, même s’il n’a pas formulé ses commentaires concernant les perspectives d’emploi du demandeur à l’extérieur du Canada dans la bonne rubrique de ses motifs, l’agent a fait jouer en défaveur du demandeur les éléments de preuve démontrant sa débrouillardise, sa résilience, sa volonté ou sa détermination au Canada. Je ne peux pas non plus conclure que l’agent a apprécié l’établissement sous l’angle des difficultés ou qu’il a jugé que le facteur de l’établissement n’était pas pertinent lorsqu’il a analysé les considérations d’ordre humanitaire.

[44] Le demandeur n’a donc pas démontré que l’agent a commis l’erreur susceptible de contrôle qu’il lui reproche dans son appréciation de l’établissement.

C. L’agent a‑t‑il commis une erreur susceptible de contrôle dans son appréciation des difficultés et des conditions défavorables dans le pays?

[45] Le demandeur a fait valoir que l’agent a commis une erreur de droit en n’appliquant pas la norme juridique qui, selon l’arrêt Kanthasamy, doit être appliquée lors de l’appréciation des difficultés. Il est d’avis que l’agent a analysé la discrimination qu’il subira en Roumanie selon la norme juridique applicable à l’article 96 et au paragraphe 97(1) de la LIPR au lieu de tenir compte des difficultés auxquelles il serait confronté, comme l’exigent les paragraphes 25(1) et 25(1.3). Il affirme qu’il n’a pas à démontrer qu’il sera personnellement visé. Le défendeur a fait observer que la question qui se pose est de savoir si les éléments de preuve présentés sont suffisants pour étayer les facteurs soulevés par le demandeur.

[46] Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que, selon l’arrêt Kanthasamy, il n’est pas nécessaire de démontrer que l’on est personnellement visé et que la preuve des difficultés qui seront subies peut être faite en démontrant que des actes discriminatoires ont été posés contre d’autres personnes qui partagent les mêmes caractéristiques personnelles ou autres : Kanthasamy, aux para 55‑56.

[47] Cependant, l’agent n’a pas commis l’erreur de droit fondamentale que lui reproche le demandeur. L’analyse de fond de l’agent sur les conditions dans le pays était axée sur les difficultés auxquelles le demandeur pourrait être exposé s’il retournait en Roumanie parce qu’il ferait l’objet de discrimination en raison de son origine ethnique hongroise et de sa langue maternelle qui est le hongrois. L’agent a tenu compte du rapport sur les droits de la personne en même temps que les autres éléments de preuve présentés concernant les difficultés auxquelles pourrait faire face le demandeur, tels que les lois de la Roumanie sur l’emploi du Hongrois, la représentation des Hongrois d’origine dans les politiques roumaines et les études et l’expérience professionnelle antérieures du demandeur. Au bout du compte, l’agent a accordé peu de poids aux affirmations du demandeur selon lesquelles il sera confronté à des difficultés en raison de son origine ethnique.

[48] L’agent a également évalué la probabilité que le père du demandeur s’en prenne à lui s’il était renvoyé en Roumanie. Ce n’est pas parce qu’il a mentionné les [traduction] « affirmations qu’avait formulées le demandeur quant au danger » qu’il courrait que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle.

V. Conclusion

[49] La demande est par conséquent rejetée. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.

JUGEMENT dans le dossier IMM‑5188‑20

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande est rejetée.

  1. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge



AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

COUR FÉDÉRALE

DOSSIER :

IMM‑5188‑20

 

INTITULÉ :

RICHARD JOO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 FÉVRIER 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 AOÛT 2022

 

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Meva Motwani

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wennie Lee

Immigration Advocacy, Counsel and Litigation

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Meva Motwani

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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