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Date : 20221013


Dossier : IMM‑6798‑21

Référence : 2022 CF 1400

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 octobre 2022

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

FAUSTIN MBOKOLA JOHN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Le demandeur, Faustin Mbokola John, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d'appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) a rejeté l’appel qu’il avait interjeté à l’égard de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR).

[2] Le demandeur est un citoyen de la République démocratique du Congo âgé de 50 ans. Il est entré au Canada à la fin d’octobre 2018 muni d’un visa de visiteur. M. John est demeuré au Canada depuis lors, et il a demandé l’asile au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[3] L’épouse et les enfants du demandeur sont en Tanzanie. Le demandeur détient un baccalauréat en électricité industrielle qu’il a obtenu en juillet 1996. Il est déjà venu au Canada en 2017, mais il est retourné au Kenya en novembre 2017. En 2018, il a séjourné trois mois aux États‑Unis et il est ensuite retourné une fois de plus au Kenya. Il est entré au Canada en octobre 2018 pour demander l’asile.

[4] Puisque le demandeur souffre d’une déficience visuelle, la SPR et la SAR l’ont considéré comme une personne vulnérable au titre des Directives numéro 8 du président : Procédures concernant les personnes vulnérables qui comparaissent devant la CISR [les Directives]. L’examen des éléments de preuve révèle que le demandeur n’a pas demandé de mesures d’adaptation en raison de sa déficience visuelle, et qu’aucune n’a été accordée. Le demandeur était représenté par un avocat devant la SPR et la SAR.

[5] Le demandeur a résidé au Kenya de décembre 1996 à octobre 2018. Il allègue que, pendant qu’il était dans ce pays, il a subi du harcèlement, et des descentes ont été effectuées à son domicile, parce qu’il n’était pas Kényan. Malgré ces désagréments, il est resté au Kenya parce qu’il estimait qu’il n’était pas en sécurité en République démocratique du Congo.

[6] En 2006, alors qu’il résidait au Kenya, le demandeur a obtenu une identité et un passeport kényans en versant des pots‑de‑vin, ce qu’il a révélé dans l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile et lors de l’audience initiale devant la SPR. Son document kényan porte un [traduction] « nom d’emprunt ». Le demandeur a pour nom de naissance John Faustin Bokota Bakanga, et les documents kényans sont établis au nom de Fautin Mbokola John. Au cours de l’entrevue menée par l'Agence des services frontaliers du Canada, en novembre 2019, le demandeur a donné un autre nom et une autre date de naissance. Il a continué d’utiliser une fausse identité pendant des années.

[7] Le demandeur a affirmé qu’il avait vécu des situations difficiles après l’assassinat présumé et non résolu de son père, en 1996. La famille du demandeur résidait à Bunia en 1996 lorsque son père, qui était médecin, a disparu et que son corps a été découvert plus tard sous un pont. Bien qu’il n’existe aucune preuve quant à la personne qui a commis le meurtre, le demandeur soupçonne que des acteurs politiques y sont pour quelque chose.

[8] Le demandeur croit que son père a été assassiné en raison de ses liens avec l’Union pour la démocratie et le progrès social (l’UDPS), qui est le parti politique actuellement au pouvoir en République démocratique du Congo. L’UDPS n’était toutefois pas au pouvoir en 1996. L’UDPS partage actuellement le pouvoir, compte tenu d’une entente conclue à cet effet, avec le Front commun pour le Congo (le FCC), qui formait précédemment le gouvernement. Les craintes alléguées par le demandeur reposent sur le décès de son père et sur les allégeances politiques qu’on lui prête en raison de son nom de famille, ainsi que sur un commentaire entendu aux funérailles de son père selon lequel [traduction] « [ç]a ne fait que commencer; nous les finirons un par un ».

II. Questions en litige

[9] Le demandeur a soulevé les questions qui suivent :

  1. Le demandeur a‑t‑il renoncé à son droit de soulever un vice de procédure et, de ce fait, lui est‑il permis de contester la décision de la SAR pour ce motif?

  2. La Cour peut‑elle dûment examiner les questions soulevées par le demandeur?

  3. La décision de la SAR est‑elle raisonnable?

[10] Je reformule les questions en ces termes :

  1. Le demandeur peut‑il soulever en contrôle judiciaire des arguments qu’il n’a pas avancés devant la SPR ou la SAR?

  2. La décision de la SAR était‑elle raisonnable?

III. Norme de contrôle

[11] Bien que les parties soutiennent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable, le demandeur a soulevé une question d’équité procédurale. Dans les cas où la déficience visuelle peut être prise en compte dans une décision judiciaire, la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision correcte : voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43 ; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique].

[12] La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54. Dans l’arrêt Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au paragraphe 35, le juge de Montigny a affirmé que « [c]e qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non ».

[13] La norme de contrôle qui s’applique à la deuxième question en litige est celle de la décision raisonnable. La norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 30. Rien dans les présentes circonstances n’exige qu’on s’écarte de cette norme.

[14] Une décision raisonnable est une décision qui est justifiée, transparente et intelligible pour les personnes qui en font l’objet. Les motifs doivent témoigner d’« une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » lorsqu’ils sont lus dans leur ensemble, à la lumière du contexte administratif, du dossier dont disposait le décideur et des observations des parties (Vavilov, aux para 81, 85, 91, 94‑96, 99, 127‑128).

IV. Analyse

A. Observations du demandeur

[15] Le demandeur soulève trois questions qui n’ont pas été mentionnées en appel, et il soutient que la Cour peut dûment les examiner en contrôle judiciaire. Le défendeur s’oppose vigoureusement au fait que le demandeur soulève ces questions pour la première fois en contrôle judiciaire. Il affirme que la décision de la SAR doit être appréciée dans le contexte de la manière dont le demandeur a formulé ses motifs d’appel (Kanawati c Canada (MCI), 2020 CF 12 au para 23).

[16] En premier lieu, le demandeur allègue que la SAR a eu tort de ne pas tenir compte du fait qu’il avait été désigné comme personne vulnérable en raison de sa déficience visuelle. En deuxième lieu, le demandeur soutient que la SAR s’est méprise sur le fondement de sa demande d’asile en insistant pour qu’il nomme une personne au lieu d’accepter sa prétention selon laquelle il s’agissait du gouvernement de la République démocratique du Congo. En troisième lieu, il prétend que la SAR a effectué une analyse erronée de l’information sur la situation dans le pays.

[17] Le demandeur affirme que toutes les questions qui ont été soulevées sont dûment soumises à la Cour pour examen. Il invoque, pour appuyer son affirmation, le principe juridique de la certification d’« une question grave de portée générale » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 1999 CanLII 699 (CSC) au para 12 [Baker]). Il prétend qu’il n’y a pas de différence de fond entre la portée des questions à traiter dans une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire et la portée des questions à traiter en appel devant la Cour d’appel fédérale. Selon cet argument, en fait, toutes les questions qui sont soulevées devant la Cour fédérale, comme les questions à certifier par la Cour d’appel fédérale, peuvent être examinées.

[18] Le demandeur prétend que la question que la Cour doit trancher est celle de savoir s’il était raisonnable que la SAR ne relève pas l’erreur alors que celle‑ci n’a pas été signalée par le demandeur en appel. Il allègue que les erreurs commises par la SPR étaient si évidentes que la SAR aurait dû les examiner.

B. Le demandeur peut‑il soulever des arguments qu’il n’a pas avancés devant la SPR ou la SAR?

(1) Principes de droit administratif

[19] Je ne suis pas d’accord avec les arguments généraux avancés par le demandeur qui soulèvent de nouvelles questions dont n’étaient pas saisies la SPR ou la SAR pour les motifs cités par le défendeur. On ne peut reprocher à la SAR de ne pas s’être penchée sur ces questions alors que celles‑ci n’ont pas été soulevées devant elle ou la SPR.

[20] Toutefois, par souci de prudence au cas où je serais dans l’erreur, j’examinerai chacun des arguments précis qui ont été avancés ci‑après. Ces arguments sont contraires aux principes de droit administratif, et il n’est pas facile de les examiner d’un point de vue juridique en raison de leur vaste portée. Dans le meilleur des cas, ce sont des arguments relatifs au caractère raisonnable de la décision, ce qui ne permet pas d’accorder une nouvelle audience au demandeur.

(2) Déficience visuelle

[21] Le demandeur affirme que l’omission de la SAR et de la SPR de tenir compte de sa déficience visuelle est déraisonnable et constitue un manquement à l’équité procédurale. Il a été jugé non crédible en raison de contradictions dans la date du décès de son père. Dans son témoignage devant la SPR, il a déclaré que son père est décédé le 5 novembre 1996. La commissaire de la SAR lui a ensuite montré l’Annexe A de son document d’immigration où il avait indiqué que son père était décédé le 10 octobre 2002. La commissaire de la SPR a demandé au demandeur d’expliquer la contradiction et la raison pour laquelle un élément crucial de son dossier comportait cette contradiction.

[22] Le demandeur a prétendu que la SAR avait eu tort de ne pas prendre en compte sa déficience visuelle dans l’appréciation de sa crédibilité. Plus précisément, le demandeur soutient que l’omission de lui demander si sa déficience visuelle l’empêchait de voir les documents écrits constituait un manquement à l’équité procédurale.

[23] Le demandeur invoque la décision Yahya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1207, pour étayer cet argument. La Cour a jugé qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que les commissaires se renseignent sur la manière dont le diagnostic des problèmes liés à la mémoire pourrait influer sur la mémoire du demandeur (au para 9). Le demandeur invoque également la décision Woolner c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 590 au paragraphe 47, dans laquelle la Cour a conclu qu’une personne souffrant d’un trouble shizo‑affectif n’avait pas eu une possibilité valable de présenter des observations pour dissiper les doutes de la SPR.

[24] Le demandeur soulève des questions d’équité procédurale et de fond dans ses observations sur la désignation en tant que personne vulnérable. Toutefois, je conviens avec le défendeur que les Directives ne prévoient que certaines mesures d’adaptation particulière sur le plan procédural. L’article 5.1 des Directives est ainsi libellé :

Principes généraux

5.1 Une personne peut être identifiée comme étant vulnérable et peut faire l'objet de mesures d'adaptation particulière sur le plan procédural, de manière à ne pas être désavantagée dans la présentation de son cas. L'identification de la vulnérabilité se fait habituellement au début du processus, avant que la CISR n'examine tous les éléments de preuve liés au cas et n'évalue la crédibilité de la personne.

[Non souligné dans l’original.]

[25] La question quant à la désignation en tant que personne vulnérable soulevée par le demandeur est une considération relevant de l’équité procédurale. À l’audience, le demandeur n’a soulevé aucune question d’équité procédurale.

[26] Lorsqu’une partie ne soulève pas le vice de procédure devant le décideur, on doit considérer qu’elle est satisfaite du processus : voir l’arrêt Maritime Broadcasting System Ltd c La guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59 au para 68. S’il y a eu manquement à l’équité procédurale, il incombe à la partie de communiquer sur‑le‑champ son opposition au décideur : Chin c Canada, 2021 CAF 16, au para 5, citant Irving Shipbuilding Inc. c Canada (Procureur général), 2009 CAF 116, au para 48.

[27] J’ai examiné le dossier certifié du tribunal, et les documents de la partie, et je n’ai relevé aucune preuve que le demandeur a soulevé la question de la déficience visuelle devant la SAR ou la SPR. Par conséquent, le demandeur a renoncé à la question de la déficience visuelle et, par conséquent, il ne peut présenter un argument relatif à un manquement à l’équité procédurale en raison de sa déficience visuelle.

[28] Le demandeur soutient que la déficience visuelle n’est pas une nouvelle question puisque la SAR a procédé à une désignation distincte et indépendante à cet égard. Il prétend que cela signifie que la question de la déficience visuelle peut être soulevée en contrôle judiciaire. Il est vrai que la SAR a procédé à une désignation distincte, mais le demandeur n’a pas soulevé la question de la déficience devant elle ou devant la SPR. Il y a eu renonciation devant la SAR et la SPR parce que le demandeur a omis de soulever la moindre préoccupation se rapportant à sa désignation en tant que personne vulnérable en raison d’une déficience visuelle. Cela est particulièrement vrai étant donné que le demandeur était représenté par un avocat devant la SAR et la SPR.

[29] Quoi qu’il en soit, même si la Cour pouvait examiner cet argument, il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale à l’encontre du demandeur en raison de sa déficience visuelle. Le demandeur ne peut tout simplement pas soutenir que la SAR et la SPR auraient manifestement dû se renseigner sur l’incidence de sa déficience visuelle en ce qui concerne la date du décès de son père. La commissaire de la SPR n’était pas tenue d’émettre des hypothèses ou de poser des questions plus poussées, étant donné surtout que la contradiction a été présentée au demandeur. Le demandeur a offert comme unique explication qu’il s’agissait d’une faute de frappe. Le document en question est dactylographié. Donc, la moindre erreur peut être corrigée au stylo, et le demandeur doit apposer ses initiales à côté des corrections.

[30] La transcription de l’audience montre que le demandeur a eu la possibilité de soulever la question relative à l’équité procédurale concernant sa déficience visuelle :

[traduction]
L’AVOCAT : Puis‑je montrer le document au demandeur, Madame?

LA COMMISSAIRE : Certainement.

L’AVOCAT : D’accord.

LA COMMISSAIRE : Le document est classé sous la Pièce 1.

L’AVOCAT : L’Annexe A, quelle question?

LA COMMISSAIRE : C’est la question au numéro 4.

L’AVOCAT : Question 4.

LA COMMISSAIRE : Détails personnels.

L’AVOCAT : Question 4.

LE DEMANDEUR D’ASILE : Ouais, Votre Honneur, je peux voir le document. Je crois que nous avons fait une faute de frappe ici.

LA COMMISSAIRE : D’accord. Il y a une faute de frappe pour le mois et pour l’année aussi, si je vois bien. Donc, ce n’est pas seulement l’un des deux ‑‑‑‑

LE DEMANDEUR D’ASILE : Oui,

LA COMMISSAIRE : ‑‑‑ pour lequel il y a une faute.

LE DEMANDEUR D’ASILE : Ouais. C’était une faute de frappe.

[31] Le demandeur n’a jamais signalé qu’il avait de la difficulté à voir le document et il s’est montré catégorique quand il a expliqué qu’il s’agissait d’une simple faute de frappe. La conclusion de la commissaire de la SPR est raisonnable, même si le demandeur avait soulevé la question devant la SAR.

(3) Agents de préjudice

[32] Le demandeur présente un autre argument qui n’a pas été soulevé devant la SPR ou la SAR; selon lequel il craint le gouvernement de la République démocratique du Congo, mais qu’on ne peut s’attendre raisonnablement à ce qu’il nomme tous les membres du gouvernement. Il allègue que l’omission de la commissaire de la SPR de comprendre qu’il ne craignait pas un seul agent de persécution, mais bien un gouvernement tout entier, s’est traduite par un interrogatoire inapproprié et était déraisonnable.

[33] Le demandeur soutient que la conclusion selon laquelle il a donné différentes explications quant aux omissions n’est pas fondée parce que celles‑ci découlaient d’un interrogatoire inapproprié. Il prétend que ce ne sont pas les différentes explications qui posent problème, mais plutôt le refus de la commissaire de la SPR d’accepter la réponse initiale qu’il a donnée.

[34] À l’appui de cet argument, le demandeur soutient qu’il n’y a pas de différence de fond entre la portée des questions à traiter dans un contrôle judiciaire et la portée des questions à traiter en appel par la Cour d’appel fédérale. Il invoque l’arrêt Baker et la décision Nunez Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 976 pour affirmer que [traduction] « toutes les questions qui sont soulevées en appel » peuvent être examinées en contrôle judiciaire, au même titre qu’une question à certifier devant la Cour d’appel fédérale.

[35] Je ne suis pas de cet avis. Le rôle d’une cour de révision qui effectue un contrôle judiciaire diffère de beaucoup de celui d’une cour d’appel qui examine la décision d’un tribunal inférieur. Cela se reflète dans les approches différentes adoptées à l’égard de la norme de contrôle : en contrôle judiciaire, les cours appliquent les normes de contrôle relatives au droit administratif, tandis que les cours de révision appliquent les normes propres au contrôle en appel.

[36] Cette comparaison ne saurait être retenue parce que l’objet des cours de révision en contrôle judiciaire est tributaire de l’intention et du but du législateur. Lorsqu’elle procède à un contrôle judiciaire, la Cour doit tenir compte de l’intention du législateur, du régime législatif et de l’objet de la LIPR, de même que des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257 [les Règles de la SAR]. Par contraste, une cour d’appel « se [met] à la place du tribunal d’instance inférieure » : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 46 citant l’arrêt Merck Frosst Canada Ltd c Canada (Santé), 2012 CSC 3 au para 247.

[37] Le défendeur soutient que l’alinéa 3(3)g) des Règles de la SAR [traduction] « indique clairement qu’il incombe au demandeur, et non pas à la SAR, de relever les erreurs commises par la SPR et de présenter des observations en conséquence ». C’est aussi mon avis.

[38] Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c R. K., 2016 CAF 272, au paragraphe 6, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’« on ne p[ouvai]t normalement contester [...] une décision de la Section d’appel en se fondant sur une question qui n’a pas été portée devant elle ». La décision Adams c Canada (MCI), 2018 CF 524 au paragraphe 28 [Adams] étaye ce point de vue et montre que les appelants qui ne soulèvent pas d’erreurs devant la SAR le font à leurs risques et périls.

[39] La cour peut, en contrôle judiciaire, exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre une question qui n’a pas été soulevée devant le tribunal d’instance inférieure lorsqu’il est opportun de le faire : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au para 22 [Alberta Teachers’].

[40] Ce n’est pas une circonstance qui justifie l’exercice du pouvoir discrétionnaire en faveur du demandeur.

[41] Je partage l’avis du défendeur selon qui le fait de permettre au demandeur de soulever la question de l’agent de préjudice minerait le choix du législateur de désigner la SAR en tant que décideur de première instance. Les cours de justice doivent tenir compte de la nécessité « d’éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice de fonctions administratives » lorsque le législateur et les assemblées législatives ont délégué ces questions aux tribunaux administratifs : Alberta Teachers’ citant Legal Oil & Gas Ltd c Surface Rights Board, 2001 ABCA 160 au para 12.

[42] Le paragraphe 57(1) des Règles de la SAR est ainsi libellé :

57 (1) L’audience ne porte que sur les points relatifs aux questions transmises avec l’avis de convocation, à moins que la Section estime que les déclarations de la personne en cause ou d’un témoin faites à l’audience soulèvent d’autres questions.

57 (1) A hearing is restricted to matters relating to the issues provided with the notice to appear unless the Division considers that other issues have been raised by statements made by the person who is the subject of the appeal or by a witness during the hearing.

[43] Cette règle, de même que le régime législatif des Règles de la SAR, fait ressortir le rôle qui a été confié à la SAR. Celle‑ci s’est vu confier par délégation le rôle d’effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 103 [Huruglica]. La SAR aurait dû avoir la possibilité de répondre adéquatement et pleinement aux préoccupations du demandeur sur la question de l’agent de préjudice.

[44] Le fait de soulever à ce stade la question constitue une tentative de contourner le rôle confié à la SAR. Le demandeur tente de contester la décision de la SAR au moyen d’une question qui ne lui a pas été soumise, et la question soulevée par le demandeur se rapporte désormais aux fonctions et à l’expertise spécialisées de la SAR. La SAR aurait été mieux à même d’examiner les préoccupations du demandeur au sujet de l’agent de préjudice ainsi que l’interrogatoire par la commissaire de la SPR. Pour cette raison, la Cour n’est pas dûment saisie de la question de l’agent de préjudice.

(4) Information sur la situation dans le pays

[45] Le demandeur soutient que la SAR et la SPR ont commis une erreur déraisonnable en ne saisissant pas bien l’information sur la situation dans la République démocratique du Congo. Cela s’explique par l’entente de partage du pouvoir que le président actuellement en poste a conclue avec le FCC, parti politique qui formait le gouvernement précédent. Le demandeur affirme que l’amélioration de la situation des droits de la personne en République démocratique du Congo ne signifie pas que le risque particulier auquel il est exposé a diminué. Il prétend que la SAR a omis d’examiner les faits relatifs à sa situation précise et a produit une [traduction] « analyse superficielle générique » qui [traduction] « ne tient pratiquement aucun compte de la situation » et correspond à une mauvaise interprétation de l’information sur la situation dans le pays.

[46] Le demandeur affirme que, puisque la SAR a soulevé la question de l’information sur la situation dans le pays, il lui est loisible de soulever l’erreur devant la Cour.

[47] Cet argument est rejeté. Le simple fait que la SPR et la SAR ont fait référence aux documents sur la situation dans le pays n’autorise pas le demandeur à soulever un nouvel argument en contrôle judiciaire dont la SAR n’a pas été saisie. Cela équivaudrait, en fait, à une nouvelle audience, ce à quoi il n’a pas droit. En réalité, le demandeur conteste le caractère raisonnable de la décision.

[48] Même si j’entendais l’argument en l’espèce, toujours est‑il qu’il y avait une preuve que l’UDPS est désormais au pouvoir, mais qu’il n’était que vaguement évoqué dans la preuve que le FCC pouvait avoir une influence sur l’appareil de sécurité étatique.

[49] Pour cette raison, la Cour n’est pas dûment saisie de la question de l’information sur la situation dans le pays.

[50] Autoriser l’examen de questions [traduction] « découlant d’erreurs commises par la SPR qui, pour le demandeur, auraient dû sauter aux yeux » équivaudrait à permettre aux demandeurs de contourner le rôle confié à la SAR. C’est le [traduction] « contournement » de la SAR que dénonce le défendeur. Le rôle d’appel confié à la SAR dans le cadre législatif illustre l’importance de celle‑ci en tant que décideur spécialisé : la SAR est un mécanisme de révision constitué « par personnes expérimentées et faisant autorité » (Huruglica, au para 88).

[51] Quoi qu’il en soit, la SAR a dûment analysé la situation dans le pays. La SAR a convenu avec la SPR que le demandeur n’avait pas établi de lien personnel avec la situation qui règne actuellement en République démocratique du Congo. Pour apprécier ce lien personnel, la SAR a examiné les éléments de preuve présentés par le demandeur. Il ressort des motifs que la commissaire a examiné la situation politique en République démocratique du Congo et qu’elle a compris les ramifications quant au parti qui est à la tête du pays.

[52] Il était loisible à la SAR d’interpréter l’information sur la situation dans le pays comme elle l’a fait. La SAR a examiné les éléments de preuve objectifs présentés par le demandeur et a souligné la diminution de la répression politique. Elle a conclu, selon les éléments de preuve, que le demandeur n’était pas exposé à un risque personnalisé. C’est un point de vue raisonnable à la lumière des éléments de preuve dont elle disposait.

[53] Les conclusions tirées quant à la situation dans le pays ne sont pas déterminantes au regard de l’analyse effectuée par la SAR et la SPR. En fait, la SPR et la SAR ont toutes les deux conclu que le demandeur n’avait pas produit d’éléments de preuve relatifs à un risque personnalisé. « [...] [A]ux termes de l’article 96 et de l’article 97, un demandeur doit établir l’existence d’un risque à la fois personnel et objectivement identifiable » (Debnath c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 332 au para 35).

C. La décision était‑elle raisonnable?

[54] Il ressort de l’examen de la décision de la SAR que celle‑ci est raisonnable. Les conclusions de la SAR se résument de la façon qui suit.

[55] Crédibilité —date du décès du père du demandeur : La SAR a conclu que l’explication selon laquelle il s’agissait d’une faute de frappe n’était pas satisfaisante. Tous les éléments de la date étaient erronés : le jour, le mois et l’année. La SAR a fait remarquer que les observations formulées par le demandeur n’étayaient pas le fait qu’il s’agissait d’une faute de frappe. C’était là un élément essentiel de la demande d’asile du demandeur puisqu’il s’agit de l’événement déclencheur.

[56] Crédibilité — identité de l’agent de préjudice : La SAR a conclu que le témoignage du demandeur au sujet de l’identité de ses agents de préjudice a évolué pendant l’audience. Elle a aussi conclu que le demandeur avait omis de mentionner ses agents de préjudice dans l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire Fondement de la demande d’asile. La SPR n’a pas commis d’erreur en concluant que l’omission n’avait pas été expliquée de façon satisfaisante.

[57] Crédibilité — risque prospectif : La SAR a convenu avec la SPR que le demandeur n’avait pas présenté de preuve démontrant un risque personnalisé ni un risque par association avec son père qui n’avait été actif au sein de l’UDPS qu’au niveau local il y a plus de 25 ans. De plus, la SAR a conclu que les éléments de preuve objectifs n’étayaient pas l’affirmation du demandeur selon laquelle [traduction] « même les personnes qui ne font pas vraiment partie de l’opposition sont traitées injustement et emprisonnées à tort ».

[58] Allégation de partialité : Il n’y avait aucun élément de preuve concret étayant une allégation de partialité. Après avoir examiné la transcription de l’audience, la SAR a conclu qu’il était loisible à la SPR de tirer une inférence défavorable quant à la crédibilité du demandeur : la SPR n’a pas commis d’erreur en relevant des incohérences au sujet d’un élément important de la demande d’asile présentée par le demandeur. Par conséquent, l’argument de la partialité n’a pas été soulevé devant la Cour. Pour cette raison, je n’ai pas examiné plus avant l’analyse de la question de la partialité effectuée par la SAR.

[59] Les motifs donnés par la SAR sont justifiés « au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents » : Vavilov, au para 105. La SAR a tenu compte des questions soulevées initialement par le demandeur. Pour chacune des conclusions mentionnées précédemment, les motifs donnés par la SAR reposent sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle. La décision de la SAR est raisonnable.

V. Question à certifier

[60] Le demandeur a soulevé une question à certifier, et le défendeur a avancé des arguments contre la certification de la question. La question proposée par le demandeur est la suivante `:

[traduction]
Un demandeur qui présente une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision de la Section d’appel des réfugiés peut‑il seulement soulever devant la Cour les questions découlant d’erreurs commises selon lui par la Section de la protection des réfugiés dont il a saisi la Section d’appel des réfugiés? Ou le demandeur peut‑il aussi saisir la Cour de questions découlant d’erreurs commises selon lui par la Section de la protection des réfugiés qui auraient dû sauter aux yeux de la Section d’appel des réfugiés, même s’il ne les a pas soulevées dans son appel devant la Section d’appel des réfugiés?

[61] Pour les motifs qui suivent, je refuse de certifier la question proposée. J’estime que la question ne répond pas aux exigences définies par la Cour d’appel fédérale en matière de certification.

[62] L’alinéa 74d) de la LIPR est une condition préalable au droit d’appel devant la Cour d’appel fédérale. L’alinéa 74d) est ainsi libellé :

Demande de contrôle judiciaire

74 Les règles suivantes s’appliquent à la demande de contrôle judiciaire :

(d) sous réserve de l’article 87.01, le jugement consécutif au contrôle judiciaire n’est susceptible d’appel en Cour d’appel fédérale que si le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle‑ci

Judicial Review

74 Judicial review is subject to the following provisions:

(d) subject to section 87.01, an appeal to the Federal Court of Appeal may only be made only if, in rendering judgment, the judge certifies that a serious question of general importance is involved and states the question.

[63] Lorsqu’il s’agit d’établir s’il y a une question à certifier, il faut se demander s’il y a une question grave de portée générale qui permettrait de régler l’appel et qui transcende les intérêts des parties au litige : voir l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Zazai, 2004 CAF 89 au para 11 [Zazai].

[64] La question ne doit pas déjà avoir été tranchée ni réglée dans le cadre d’un autre appel (Huynh c Canada, [1995] 1 CF 633, 1994 CarswellNat 1444F au para 30). La question doit aussi avoir été examinée par la Cour, et elle doit découler de l’affaire; et non des motifs du juge (Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178 au para 16). Comme il est expliqué dans l’arrêt Zazai :

[12] Le corollaire de la proposition selon laquelle une question doit permettre de régler l'appel est qu'il doit s'agir d'une question qui a été soulevée et qui a été examinée dans la décision d'instance inférieure. Autrement, la certification de la question constitue en fait un renvoi à la Cour fédérale. Si une question se pose eu égard aux faits d'une affaire dont un juge qui a entendu la demande est saisi, il incombe au juge de l'examiner. Si la question ne se pose pas, ou si le juge décide qu'il n'est pas nécessaire d'examiner la question, il ne s'agit pas d'une question qu'il convient de certifier.

[65] La question à certifier ne répond pas aux exigences parce qu’elle ne permet pas de régler l’affaire. Même si le demandeur s’est efforcé de la présenter en tant qu’élément central dans le présent contrôle judiciaire, la question n’est pas importante en l’espèce. Les arguments avancés par le demandeur ont été analysés, et la question soulevée par celui‑ci a été réglée sans qu’il soit nécessaire d’examiner cette question.

[66] Ce n’est pas une question de portée générale; la réponse se trouve dans le régime législatif de la LIPR et dans les Règles de la SAR. Le rôle de la SAR est clairement défini : si des erreurs sont si évidentes que la SAR aurait dû les relever, le demandeur aurait alors dû les relever aussi et, donc, les soulever en conséquence, conformément au paragraphe 57(1) des Règles de la SAR. Il incombe aux demandeurs de soumettre et de structurer leur appel selon les questions qu’ils ont relevées : Adams, aux para 28‑29.

[67] L’arrêt Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, concernait une contestation constitutionnelle portant sur différents articles de la LIPR, mais il y a été question de l’objet et des pouvoirs de la SAR. Le juge Rennie, en invoquant l’arrêt Huruglica, a résumé les affirmations formulées par l’ancien président de la CISR au sujet de l’objet de la SAR en ces termes :

[41] L’intention du législateur en créant la SAR a été examinée à l’occasion de l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93, [2016] 4 R.C.F. 157 [Huruglica]. Notre Cour a alors référé à des commentaires formulés en 2001 par le ministre alors responsable du projet de loi C‑11, selon lesquels « [le] but [de la SAR] est d’assurer que la bonne décision est prise » (au paragraphe 87), ainsi qu’à ceux de Peter Showler, alors président de la CISR, qui a déclaré que la SAR pourrait, « de manière efficace, corriger les erreurs faites par la SPR » et servir ainsi de « filet de sécurité » (au paragraphe 88). Après avoir passé en revue l’historique de la loi, notre Cour a conclu que, « [e]ssentiellement, la SAR devait servir de filet de sécurité puisqu’elle devait rattraper les erreurs de droit ou de fait de la SPR » (au paragraphe 98).

[Non souligné dans l’original.]

[68] Le fait de permettre aux demandeurs de soulever des questions issues de la décision de la SPR qu’ils considèrent comme évidentes retire à la SAR son objet essentiel. La Cour n’est pas le filet de sécurité de la SPR, et il convient de garder en mémoire le rôle de la Cour consistant à contrôler les décisions de la SAR.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑6798‑21

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La question proposée pour certification est rejetée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6798‑21

 

INTITULÉ :

FAUSTIN MBOKOLA JOHN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 AOÛT 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 OCTOBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

David Matas

 

POUR LE DEMANDEUR

Rebecca Kunzman

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

Winnipeg (Manitoba)

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