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Date : 20221019


Dossier : IMM-7255-21

Référence : 2022 CF 1425

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 octobre 2022

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

CHANTAL UWERA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Chantal Uwera, une citoyenne du Rwanda âgée de 32 ans, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 12 mai 2021 à l’issue d’un examen des risques avant renvoi [l’ERAR] effectué par une agente principale [l’agente], qui a conclu qu’elle n’était pas exposée à un risque de persécution et qu’elle n’était pas une personne à protéger selon les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. Mme Uwera affirme craindre d’être persécutée par les autorités du Rwanda, qui l’ont accusée à tort de faire partie d’un groupe d’opposition, le Congrès national rwandais [le CNR]. Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la présente demande, car je ne suis pas convaincu que la décision de l’agente était déraisonnable.

II. Le contexte et la décision faisant l’objet du contrôle

[2] Mme Uwera a entrepris des études postsecondaires au Collège des arts, des sciences et du commerce de la Management Academy de Bangalore, en Inde, de 2012 à 2015. En janvier 2014, elle a été élue représentante des étudiants rwandais à son école et elle relevait du président de l’Association du Rwanda en Inde. Bien qu’elle n’ait pas d’intérêt pour la politique, Mme Uwera affirme que le président de l’Association du Rwanda l’a interrogée plusieurs fois sur ses affiliations politiques et sur les opinions politiques des autres étudiants. L’intérêt du président à l’égard des opinions politiques de Mme Uwera était accentué par le fait que, durant son séjour en Inde, elle fréquentait le neveu de M. Kayumba Nyamwasa, une personnalité politique importante du Rwanda et le cofondateur du CNR. En fait, le président de l’Association du Rwanda s’est renseigné au sujet de son petit ami à plusieurs reprises et a incité Mme Uwera à démissionner de son poste après seulement sept mois. Celle-ci a fini par mettre fin à sa relation avec le neveu de M. Nyamwasa et est retournée au Rwanda en juin 2015. Durant les trois années qui ont suivi, elle a occupé des emplois précaires, mais en juillet 2018, elle a été embauchée comme acheteuse et planificatrice de médias chez Blu Flamingo Digital, une agence privée de marketing numérique, et elle a rapidement été promue au poste de gestionnaire des comptes.

[3] Selon Mme Uwera, Blu Flamingo Digital avait conclu un contrat avec Akagera Aviation, une entreprise qui semblait avoir des liens étroits avec le gouvernement du Rwanda et le Front patriotique rwandais, le parti au pouvoir. En janvier 2019, Mme Uwera et son équipe ont été chargées de gérer les comptes de médias sociaux d’Akagera Aviation. Mme Uwera a commencé à s’occuper des comptes d’Akagera Aviation la dernière semaine de janvier 2019. Son équipe et elle devaient suivre les représentants du gouvernement, les institutions gouvernementales et les influenceurs des médias sociaux à l’aide des comptes de l’entreprise qu’elles géraient sur Twitter et Facebook.

[4] À l’insu de Mme Uwera, Akagera Aviation aurait effectué une vérification de ses antécédents et découvert qu’elle avait déjà été représentante des étudiants rwandais et qu’elle avait fréquenté le neveu d’un chef de l’opposition. Mme Uwera affirme qu’à un certain moment, Akagera Aviation a informé son superviseur chez Blu Flamingo Digital qu’elle avait utilisé les comptes de médias sociaux de l’entreprise pour suivre des membres de l’opposition et communiquer indirectement avec des membres du CNR. Le 12 février 2019, Mme Uwera a assisté à une audience disciplinaire où on lui aurait demandé de répondre à ces allégations et où on lui aurait dit qu’Akagera Aviation avait demandé son congédiement pour avoir manipulé ses comptes de médias sociaux. Le 15 février 2019, le superviseur de Mme Uwera chez Blu Flamingo Digital lui a demandé d’avouer ses liens avec le CNR, ce qu’elle a refusé de faire. La même journée, Mme Uwera a été congédiée de son poste chez Blu Flamingo Digital.

[5] Mme Uwera affirme qu’alors qu’elle rentrait à la maison cette soirée-là, deux hommes dans une voiture l’ont enlevée et emmenée dans un endroit inconnu, lui ont attaché les bras derrière le dos et lui ont bandé les yeux. Elle ajoute qu’elle a été gardée en captivité pendant quatre jours dans une salle froide, où elle a été victime de torture physique et émotionnelle et où elle a été battue chaque jour, particulièrement au niveau des chevilles et des genoux. Ses ravisseurs lui ont rasé la tête et l’ont presque agressée sexuellement, ses cris ayant mis un frein à l’agression. Mme Uwera a été interrogée sur sa relation avec son ancien petit ami, sur ses études et sur ses liens avec les partis d’opposition du Rwanda. Elle a souffert de déshydratation et est tombée malade durant ces quatre journées. Enfin, le 19 février 2019, elle a été libérée près de chez elle. Elle s’est cachée chez un ami pour la nuit et ses blessures ont été soignées le lendemain à l’hôpital Shyira, un petit hôpital près de Kigali.

[6] Mme Uwera prétend s’être ensuite cachée pendant deux mois, puis avoir quitté le Rwanda le 27 avril 2019 munie d’un visa d’étudiant valide pour les États‑Unis qu’elle avait obtenu en janvier 2019. Elle avait présenté une demande – probablement en 2018 – afin d’obtenir un visa d’étudiant pour les États-Unis, car elle avait été acceptée à l’Université d’État Wright, située en Ohio, où les cours devaient commencer en mai 2019. Mme Uwera affirme qu’elle a réussi à passer les contrôles de sécurité de l’aéroport sans être repérée par les autorités rwandaises grâce à un bon ami [traduction] « qui travaillait pour l’immigration » à l’aéroport. Une fois aux États-Unis, Mme Uwera a demandé l’asile. Elle soutient que là-bas, un ami lui a dit que la police était à sa recherche et s’était rendue chez sa tante le 22 avril 2019, quelques jours avant son départ du Rwanda, et qu’elle y avait laissé une sommation à comparaître. Quoi qu’il en soit, Mme Uwera n’a jamais terminé le processus d’asile aux États-Unis et s’est rendue au Canada le 11 octobre 2019 en passant par le chemin Roxham. Une mesure d’exclusion a été prise contre elle le 18 octobre 2019 et, le 8 novembre 2019, elle a présenté une demande d’ERAR, ne pouvant pas présenter de demande d’asile au Canada parce qu’elle en avait déjà présenté une aux États-Unis. Respectant l’article 113.01 de la Loi, l’agente a accordé une audience à Mme Uwera.

[7] À la suite de l’audience relative à l’ERAR, l’agente a rejeté la demande de Mme Uwera. Elle a reconnu que celle-ci avait fréquenté la Management Academy de Bangalore, qu’elle avait entretenu une relation avec le neveu d’un membre important de l’opposition, qu’elle avait été représentante des étudiants et qu’elle avait été une employée contractuelle de Blu Flamingo Digital au moins jusqu’en décembre 2018. Toutefois, elle a écarté tous les documents à l’appui présentés par Mme Uwera, notamment les rapports médicaux et psychiatriques, la sommation remise par la police, la lettre d’un ami qui l’aurait hébergée après que ses ravisseurs l’ont libérée le 19 février 2019 et sa lettre de congédiement de chez Blu Flamingo Digital. L’agente avait également des doutes quant à l’allégation de Mme Uwera concernant le fait qu’elle était perçue comme une partisane du CNR et elle a souligné que la demanderesse ne correspondait pas au profil de quelqu’un qui serait pris pour cible par les autorités rwandaises, car elle n’était pas une ancienne fonctionnaire ou militaire, une dissidente, une membre du CNR, une détractrice ou une activiste.

III. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[8] Les questions soulevées en l’espèce reviennent à déterminer si la décision de l’agente était raisonnable. En outre, les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable et qu’aucune exception à la présomption d’application de cette norme ne s’applique en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17 [Vavilov]). Pour déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable, la cour de révision doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, aux para 99-101).

IV. Analyse

[9] Mme Uwera fait valoir que l’agente a effectué une évaluation déraisonnable des documents corroborants et a eu tort d’écarter la valeur probante des divers éléments de preuve. Elle affirme également que l’agente a commis des erreurs dans l’évaluation de son profil politique, notamment en ne prenant pas en compte des éléments de preuve censés établir que les autorités rwandaises la soupçonnaient d’avoir des liens avec un groupe de l’opposition.

A. Les rapports médicaux et les autres documents corroborants déposés par Mme Uwera ont-ils été déraisonnablement évalués?

(1) Les rapports médicaux

[10] Mme Uwera avait soumis les éléments de preuve d’ordre médical suivants à l’appui de sa demande d’ERAR :

  1. Un rapport médical de l’hôpital Shyira daté du 20 février 2019 – le jour suivant celui où elle aurait été libérée par ses ravisseurs. Les renseignements contenus dans ce rapport indiquent que Mme Uwera est arrivée à l’urgence en se plaignant d’une grande douleur à la cheville droite, d’enflure et de difficulté à marcher, d’une douleur dans le bas du dos et de quelques ecchymoses qu’elle se serait faites sur le genou droit et la paume de la main gauche en perdant conscience à son retour à la maison. À l’hôpital, Mme Uwera a affirmé qu’elle allait bien avant de perdre conscience. Le rapport indique que Mme Uwera paraissait anxieuse, qu’elle souffrait, qu’elle avait la muqueuse buccale sèche (sécheresse de la bouche) et qu’elle démontrait des signes de déshydratation légère à modérée. Ses signes vitaux étaient normaux. Le médecin a conclu qu’elle avait une entorse à la cheville droite, une contusion au niveau du muscle du bas du dos, une carence en fer – un problème médical dont Mme Uwera admet souffrir depuis quelque temps – et qu’elle souffrait de déshydratation légère à modérée. Il lui a recommandé de se reposer, de s’hydrater et de consommer des aliments riches en fer.

  2. Un rapport médical du Dr Shoucri, du centre de services communautaires local de Côte-des-Neiges, daté du 11 mai 2020 – après son arrivée au Canada – qui indique que Mme Uwera revoit souvent des images du passé, a des pensées envahissantes très fréquentes, souffre d’insomnie sévère, fait des cauchemars récurrents et qu’elle a reçu un diagnostic de syndrome de stress post-traumatique, de dépression sévère et d’insomnie nécessitant une thérapie.

  3. Une évaluation psychologique réalisée par la Dre Sylvie Laurion, datée du 30 juin 2020, qui explique le fondement de la demande d’ERAR de Mme Uwera et révèle de nombreux signes de trouble de stress post-traumatique, d’anxiété généralisée et de trouble panique, selon la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.

[11] En ce qui concerne le rapport médical de l’hôpital Shyira, l’agente a conclu qu’il était crédible et a reconnu que Mme Uwera s’était fait une entorse à la cheville lorsqu’elle a chuté en rentrant chez elle après s’être sentie étourdie et avoir perdu conscience. Cependant, l’agente a accordé une « faible valeur probante » au rapport, car [traduction] « il ne fai[sait] pas état des risques [auxquels Mme Uwera serait exposée] visés aux articles 96 et 97 de [la Loi] ». Mme Uwera fait valoir que l’agente a mal interprété le rôle de la preuve d’ordre médical et qu’elle a commis une erreur en exigeant que les rapports médicaux : a) indiquent ses opinions politiques et b) établissent un lien entre son état de santé et les dispositions applicables de la Loi. Mme Uwera invoque la décision Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 534 [Khan], où le juge Boswell a conclu, au paragraphe 38, que l’agent chargé de l’ERAR commettait une erreur s’il s’attendait à ce qu’un rapport médical détaille les circonstances des blessures d’un demandeur ou les motivations politiques des agresseurs, ajoutant que les rapports médicaux devraient se limiter aux blessures corporelles et aux souffrances morales du demandeur (voir aussi Kanto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 628 aux para 13-14, 17 [Kanto]; Al Mamun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 534 au para 20).

[12] Comme je l’ai mentionné à l’avocate de Mme Uwera lors de l’audience, je pense que Mme Uwera a mal compris l’expression [traduction] « ne fait pas état » employée par l’agente. À la lecture de la décision de l’agente, il m’apparaît qu’elle a simplement dit que la description des blessures de Mme Uwera et les conclusions du médecin dans le rapport ne correspondaient pas à l’allégation principale de Mme Uwera ou ne permettaient pas de la comprendre ou de l’évaluer – ou « d’en faire état ». Cette allégation principale était qu’elle avait passé quatre jours dans une salle froide où on lui avait rasé la tête, où elle avait subi de la torture physique et émotionnelle, avait été battue chaque jour, particulièrement au niveau des chevilles et des genoux et où elle était tombée très malade. Ayant peur qu’elle meure, ses ravisseurs l’avaient libérée.

[13] En outre, contrairement à la situation dans les affaires Khan et Kanto, l’agente n’exigeait pas que les rapports médicaux indiquent les raisons des blessures, les auteurs de celles-ci ou leur motivation, mais s’attendait plutôt à ce que la nature des blessures subies soit compatible avec l’énoncé circonstancié de Mme Uwera. À son avis, ce n’était pas le cas. Ayant lu le rapport médical de l’hôpital Shyira et examiné les éléments de preuve fournis par Mme Uwera, je ne vois rien de déraisonnable dans les conclusions de l’agente à cet égard.

[14] Quant aux deux rapports médicaux préparés au Canada, l’agente a conclu qu’ils étaient crédibles et a convenu que Mme Uwera souffrait d’un trouble de stress post-traumatique. Cependant, elle a de nouveau accordé une faible valeur probante à ces rapports, car ils n’étayaient pas le risque soulevé par Mme Uwera, à savoir qu’elle risquait d’être persécutée si elle retournait au Rwanda en raison de l’opinion politique qu’on lui imputait. Là encore, je ne suis pas convaincu du caractère déraisonnable d’une telle conclusion dans les circonstances.

(2) La sommation de la police

[15] Mme Uwera affirme également qu’il était déraisonnable de la part de l’agente de n’accorder aucune valeur probante et aucun poids à la sommation de la police parce que celle-ci n’indiquait pas pourquoi elle devait comparaître et donc, n’abordait pas l’opinion politique de la demanderesse ni les risques visés à l’article 96 ou 97 de la Loi auxquels elle serait exposée. La sommation mentionnait simplement que [traduction] « la raison [lui] serait communiquée sur place ». Mme Uwera soutient qu’il était totalement déraisonnable de s’attendre à ce que les agents de persécution énoncent expressément leurs soupçons concernant ses penchants politiques dans une sommation. Je ne suis pas du même avis. Je ne crois pas qu’il soit déraisonnable en l’espèce que l’agente ait conclu que la sommation ne permettait pas d’évaluer le risque allégué par Mme Uwera puisqu’elle ne révélait pas la raison pour laquelle elle devait comparaître.

(3) La lettre de l’ami

[16] L’agente a également conclu que la lettre de l’ami de Mme Uwera qui l’aurait hébergée la nuit où elle a été libérée par ses ravisseurs n’était pas crédible parce qu’elle n’était accompagnée d’aucune pièce d’identité confirmant l’identité de l’auteur. Mme Uwera fait valoir que la Cour a accepté l’argument voulant que rien n’oblige une personne à joindre une pièce d’identité à un affidavit (Sunday c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 266 au para 21 [Sunday]) et qu’il devrait en être de même pour une lettre. Je ne suis pas d’accord. Lorsque j’ai rendu ma décision dans l’affaire Sunday, il était évident qu’il était question d’une déclaration sous serment et que l’identité de l’auteur de l’affidavit avait été confirmée par la personne lui ayant fait prêter serment. Il n’existe toutefois aucune mesure de protection similaire pour confirmer l’identité des auteurs d’une simple lettre qui n’a pas été faite sous serment. En l’espèce, le raisonnement suivi par l’agente pour conclure que l’absence de pièces d’identité minait irrémédiablement la fiabilité de la lettre n’est pas déraisonnable. Sans identification, rien ne prouvait que l’ami existe bien et la lettre ne permettait pas d’étayer les allégations de Mme Uwera.

(4) La lettre de congédiement de Blu Flamingo Digital

[17] Mme Uwera a fourni une lettre de congédiement de Blu Flamingo Digital datée du 15 février 2019, dans laquelle il est énoncé que son emploi auprès de l’entreprise prenait fin [traduction] « immédiatement » parce que la [traduction] « direction trouvait que l’utilisation [qu’elle avait] faite du compte du client, soit à des fins personnelles, était très inappropriée ». Je juge que la façon dont l’agente a traité cette lettre de congédiement est problématique, mais quoi qu’il en soit, je ne crois pas qu’une irrégularité dans la manière de traiter la lettre soit déterminante quant à l’évaluation globale que l’agente a faite de la demande de Mme Uwera.

[18] L’agente a accordé une « faible valeur probante » à la lettre, car elle ne présentait aucun lien évident avec l’allégation de Mme Uwera concernant son rôle auprès d’Akagera Aviation, avec son allégation concernant la vérification des antécédents que l’entreprise aurait faite, ou avec l’allégation concernant le fait que Blu Flamingo Digital l’a congédiée parce qu’Akagera Aviation lui aurait demandé de le faire. Je ne vois rien de déraisonnable dans cet aspect de l’évaluation de la lettre de congédiement effectuée par l’agente.

[19] Par contre, je suis d’avis que l’agente a commis une erreur dans son analyse de la lettre de congédiement lorsqu’elle a conclu que Mme Uwera n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle travaillait encore pour Blu Flamingo Digital après la date d’expiration de son contrat de travail, soit le 31 décembre 2018, même si Mme Uwera avait déclaré être en voie de renouveler son contrat, mais n’avait pas encore signé la prolongation en date du 15 février 2019. L’agente a également souligné que Mme Uwera n’avait pas fourni de courriels ou de lettres de collègues ou de son gestionnaire pour confirmer qu’elle avait travaillé chez Blu Flamingo Digital après le 31 décembre 2018 et, par conséquent, elle a accordé peu de poids à la lettre de congédiement. Enfin, l’agente avait des réserves quant au fait que Mme Uwera n’avait eu aucun contact avec les autorités rwandaises et qu’elle avait pu retourner au Rwanda à partir de l’Inde en 2015 et y rester sans problème entre juin 2015 et janvier 2019, même si elle craignait d’être recherchée par ces autorités en raison de ses liens politiques soupçonnés.

[20] Si l’agente avait jugé que l’emploi de Mme Uwera chez Blu Flamingo Digital avait réellement pris fin le 31 décembre 2018, malgré son témoignage à l’effet contraire, cela remettrait en question l’authenticité de la lettre de congédiement datée du 15 février 2019. Toutefois, l’agente n’a pas explicitement mentionné que la lettre n’était pas crédible; elle lui a seulement accordé « peu de poids ». Si l’on fait abstraction pour le moment du fait que la preuve montre aussi que Mme Uwera détenait un visa d’étudiant des États-Unis en janvier 2019 et que ses cours devaient commencer en mai 2019 en Ohio, il demeure que si un agent d’immigration n’est pas convaincu de l’authenticité d’un document, il doit le dire (Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082 au para 20 [Sitnikova]). Comme la juge Mactavish (alors juge à la Cour fédérale) l’a déclaré dans la décision Sitnikova, « [l]es décideurs ne devraient pas jeter des doutes sur l’authenticité d’un document pour ensuite s’efforcer de se couvrir en accordant “peu de poids” au document ». J’ajouterais que l’agente s’est déraisonnablement fondée sur le fait que Mme Uwera a été capable de retourner librement au Rwanda en 2015 et d’y rester sans problème jusqu’en janvier 2019 pour écarter ses allégations concernant ses liens avec Akagera Aviation et sa crainte actuelle des autorités rwandaises. Lors de son témoignage, Mme Uwera a déclaré qu’elle n’avait été sous le radar des autorités rwandaises qu’à compter de janvier 2019 en raison de la vérification des antécédents qu’aurait effectuée Akagera Aviation. Rien de donne à penser que les autorités rwandaises avaient des raisons de soupçonner Mme Uwera avant cela.

[21] Cela étant dit, il demeure que la conclusion de l’agente selon laquelle la lettre de congédiement a peu de valeur probante eu égard aux allégations de Mme Uwera concernant Akagera Aviation, ses liens avec le parti au pouvoir au Rwanda et la question de savoir si le gouvernement la cherchait n’est pas déraisonnable. Je ne suis donc pas convaincu qu’une seule erreur dans l’analyse de l’agente aurait changé le résultat. En bref, je ne suis pas convaincu que les erreurs commises par l’agente dans son examen de cet élément de preuve touchaient au cœur de la décision et ont altéré l’équilibre global de la décision (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 241 au para 26). Le fait est que la lettre de congédiement indiquait simplement que Mme Uwera avait été congédiée pour avoir manipulé, d’une manière non expliquée, le compte d’un client non identifié et qu’elle ne démontrait pas qu’elle avait été congédiée pour une opinion politique qu’on lui imputait ou en raison d’une vérification des antécédents par Akagera Aviation ou quiconque. Il n’était pas déraisonnable pour l’agente de conclure que la lettre n’indiquait pas pourquoi Mme Uwera est la seule à avoir été accusée d’actes répréhensibles alors que ses collègues avaient eux aussi accès au compte.

B. Le caractère suffisant de l’allégation de Mme Uwera dans son affidavit et son témoignage

[22] Mme Uwera soutient que l’agente n’a pas étudié en quoi les documents qu’elle avait présentés corroboraient sa preuve orale et écrite et qu’elle n’a pas énoncé clairement si elle croyait son affidavit et son témoignage. Elle fait valoir que même si l’agente a jugé les rapports médicaux crédibles, elle a fondamentalement mal interprété le rôle de la preuve d’ordre médical dans le contexte des demandes d’ERAR, et que si l’agente a accepté son témoignage concernant les raisons de son congédiement de chez Blu Flamingo Digital et son enlèvement et sa détention de quatre jours – les éléments centraux de sa demande –, son analyse globale des documents corroborants est dénuée de sens.

[23] Mme Uwera souligne que l’agente n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité de son affidavit ou de son témoignage lors de l’audience relative à l’ERAR et qu’elle n’a jamais dit qu’elle ne croyait pas sa version des faits. En fait, selon les notes prises par l’avocate de la demanderesse à la fin de l’audience, l’agente a admis que le témoignage de la demanderesse était [traduction] « spontané ». Mme Uwera invoque la décision A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 498 [A.B.], où le juge Boswell a déclaré que la conclusion tirée par un agent selon laquelle la preuve ne suffisait pas à établir que le demandeur avait été torturé était « contradictoire » et « injustifiable » étant donné que l’agent n’avait pas dit qu’il ne croyait pas la déclaration faite sous serment par le demandeur et qu’il avait accepté les éléments de preuve corroborant les blessures de celui-ci. De plus, comme l’agente n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité de l’affidavit ou des déclarations de Mme Uwera durant l’audience, la demanderesse soutient que l’agente n’a pas convenablement justifié sa conclusion selon laquelle elle n’avait pas [traduction] « établi, selon la prépondérance des probabilités, que les autorités la soupçonnaient d’avoir des liens avec le CNR ».

[24] Tout d’abord, je ne crois pas que la décision A.B. soit d’une quelconque aide pour Mme Uwera. Dans cette affaire, contrairement à l’espèce, l’agent a accepté le rapport médical qui indiquait que les blessures du demandeur étaient compatibles avec l’énoncé circonstancié qu’il avait fourni dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, en particulier le profil de ses blessures aux pieds. En l’espèce, le problème est que l’agente a jugé que les blessures décrites dans le rapport médical de l’hôpital Shyira en particulier n’étaient pas compatibles avec l’explication que Mme Uwera avait donnée. Par conséquent, elle a accordé une faible valeur probante au rapport. Il semble en être de même pour les autres rapports médicaux concernant le trouble de stress post-traumatique de Mme Uwera.

[25] Par ailleurs, je ne suis pas d’accord avec Mme Uwera, car je pense qu’elle confond la présomption de véracité et l’obligation de présenter une preuve suffisante. Je reconnais, comme le juge Gascon l’a mentionné au paragraphe 37 de la décision Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 [Huang], « [qu’i]l est parfois difficile de faire la distinction entre une conclusion d’insuffisance de preuve et une conclusion de manque de crédibilité »; cependant, en fin de compte, je suis d’avis qu’en l’espèce, l’agente a clairement indiqué dans sa décision qu’elle avait des réserves quant à la suffisance de la preuve à l’appui de la demande d’asile de Mme Uwera. Comme le juge Gascon l’a statué dans la décision Huang :

[43] Le juge des faits peut décider d’accorder peu ou pas de poids à la preuve et conclure que la norme prescrite par la loi n’a pas été satisfaite. Dans le même ordre d’idées, la présomption de véracité ou de fiabilité des déclarations faites par les demandeurs d’asile, telle qu’exprimée dans Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF), ne peut être considérée comme une présomption que la preuve est satisfaisante. Même s’ils sont présumés crédibles et fiables, les éléments de preuve d’un demandeur d’asile ne peuvent être présumés suffisants, en soi, pour établir les faits selon la prépondérance des probabilités. Cette question doit être tranchée par le juge des faits. Lorsque l’analyse met en lumière des lacunes dans les éléments de preuve, il appartient au juge des faits de déterminer si le demandeur a satisfait au fardeau de la preuve. Ce faisant, le juge des faits ne met pas en doute la crédibilité du demandeur. Le juge des faits cherche plutôt à déterminer, en présumant que les éléments de preuve présentés sont crédibles, s’ils sont suffisants pour établir, selon la prépondérance des probabilités, les faits allégués (Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305, aux para 17 et 18). Autrement dit, le fait de ne pas être convaincu par les éléments de preuve ne signifie pas nécessairement que le juge des faits ne croit pas le demandeur.

[Non souligné dans l’original.]

[26] En fin de compte, il me semble que la décision de l’agente relativement à l’évaluation de la preuve documentaire revenait à une question d’insuffisance de la preuve et je ne trouve rien de déraisonnable dans une telle conclusion.

C. L’agente a-t-elle mal interprété le profil de Mme Uwera en tant que personne que l’on percevait comme une partisane de l’opposition au Rwanda?

[27] Mme Uwera souligne que l’agente d’ERAR a convenu que les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec l’opposition au Rwanda sont victimes de détention illégale, mais que Mme Uwera n’avait pas le profil d’une personne qui serait prise pour cible par le gouvernement du Rwanda. Elle affirme que cette conclusion n’était ni étayée par la preuve ni adéquatement justifiée. Elle avance également qu’il était évident d’après son affidavit et les déclarations qu’elle a faites à l’audience qu’elle était bien perçue comme une partisane du CNR. Mme Uwera a déclaré dans son affidavit et à l’audience que Blu Flamingo Digital l’avait accusée d’avoir communiqué avec des membres de l’opposition. Elle a également indiqué qu’elle avait été interrogée à propos de ses liens avec son ancien petit ami et l’opposition pendant qu’elle était détenue.

[28] De plus, Mme Uwera affirme que l’agente a inutilement circonscrit le type de personnes qui serait à risque au Rwanda en limitant cette catégorie aux anciens hauts fonctionnaires du gouvernement ou aux officiers de l’armée, aux membres ou aux partisans du CNR, aux dissidents, aux personnes qui critiquent ouvertement le gouvernement, aux activistes ou aux membres d’une famille active sur le plan politique. Elle fait valoir que, comme elle l’a expliqué lors de l’audience relative à l’ERAR, elle croyait que c’était parce qu’elle avait fréquenté le neveu du dirigeant du CNR (ce qui a été découvert lors d’une vérification des antécédents) qu’elle a été perçue comme une opposante possible au gouvernement. Mme Uwera soutient que le silence de l’agente est particulièrement préoccupant étant donné que son ancienne conseil, dans ses observations, avait souligné que des liens étroits avec des membres du CNR constituaient un motif de persécution.

[29] Là encore, je suis d’avis que Mme Uwera n’a pas compris que les réserves de l’agente concernaient la suffisance de la preuve et non la crédibilité de son témoignage. Comme la juge Roussel (alors juge à la Cour fédérale) l’a mentionné au paragraphe 16 de la décision Blidee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 244, « même si la preuve est présumée crédible et fiable, la preuve par affidavit d’un demandeur d’asile ne peut être présumée suffisante, en soi, pour établir les faits selon la prépondérance des probabilités ». En fin de compte, comme l’agente l’a conclu, Mme Uwera n’a tout simplement pas réussi à établir, selon la prépondérance des probabilités, que les autorités rwandaises la soupçonnaient d’avoir des liens avec le CNR. Je ne suis pas non plus convaincu que l’agente a effectué un examen trop restreint du profil de Mme Uwera. Elle a fondé son évaluation sur la preuve dont elle disposait et je ne vois rien de déraisonnable dans ses conclusions.

V. Conclusion

[30] Dans les circonstances, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7255-21

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7255-21

 

INTITULÉ :

CHANTAL UWERA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 AOÛT 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 OCTOBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Pia Zambelli

Pour la demanderesse

Suzanne Trudel

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pia Zambelli, avocate

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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