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Date : 20221024


Dossier : T-540-21

Référence : 2022 CF 1450

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

MARK STENTAFORD

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, le gendarme Marc Stentaford, est membre de la Gendarmerie royale du Canada [la GRC]. Il souffre d’infertilité. Sa femme et lui ont suivi des traitements de fertilité pour concevoir leurs deux enfants. Bien que la GRC ait préapprouvé et remboursé une partie des traitements de fertilité, elle a refusé de rembourser la partie liée à la fécondation in vitro [la FIV]. Le demandeur a déposé un grief pour contester ce refus.

[2] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 23 janvier 2021 [la décision contestée] par laquelle l’arbitre de niveau II, la commissaire de la GRC, a refusé le remboursement des dépenses liées à la FIV au motif que l’intervention avait été effectuée sur la femme du demandeur, laquelle n’est pas membre de la GRC. La commissaire a affirmé qu’elle comprenait la situation du demandeur, mais que, [traduction] « malheureusement, la GRC n’a pas le pouvoir d’accorder le remboursement des dépenses liées à la FIV aux personnes qui ne sont pas membres de la GRC, comme la femme du plaignant ».

[3] Le demandeur fait valoir que la décision contestée est déraisonnable au motif que la commissaire n’a pas : i) examiné les décisions contraires antérieures ayant permis le remboursement de la FIV aux hommes qui sont membres de la GRC; et ii) réalisé une analyse approfondie sur la question de la discrimination. Pour sa part, le défendeur soutient que la décision est raisonnable, car : i) elle est, en fait, compatible avec la grande majorité des décisions antérieures; et ii) la commissaire s’est raisonnablement appuyée sur les précédents bien établis.

[4] À l’instar du Comité externe d’examen [le CEE] et de la commissaire, je comprends la situation du demandeur. Cependant, comme je l’expliquerai en détail ci-après, si une décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, il n’appartient pas à la cour de révision de substituer la conclusion qu’elle préférerait. Pour autant que la décision soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle soit justifiée au regard des faits et du droit, ce qui est le cas à mon avis, je suis tenue, dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, de faire preuve de retenue à l’égard de la décision de la commissaire. Par conséquent, pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Contexte

[5] Le demandeur est membre de la GRC, alors que sa femme ne l’est pas. Puisque le demandeur souffre d’infertilité, son médecin lui a recommandé de suivre des traitements de fertilité. Le 14 février 2011, le demandeur a présenté une demande d’approbation préalable des dépenses liées aux traitements, à savoir la biopsie testiculaire, l’injection intracytoplasmique d’un spermatozoïde [l’IICS] et la FIV.

[6] La GRC a remboursé la biopsie testiculaire et l’IICS (4 021,20 $ au total), mais n’a pas remboursé la FIV (6 137,96 $). Le 28 mars 2011, elle a expliqué que les membres sont admissibles au remboursement des traitements de fertilité, mais que les non-membres ne le sont pas. Elle a jugé que la biopsie testiculaire et l’IICS avaient été effectuées sur le membre, le demandeur, alors que la FIV l’avait été sur sa femme, qui n’est pas membre.

[7] Par suite de la décision de refuser le remboursement des dépenses liées à la FIV, le demandeur a déposé un grief de niveau I le 21 avril 2011. Comme ce grief a été déposé avant 2014, il a été instruit selon l’ancienne procédure, qui diffère de la procédure actuellement en place. Le demandeur a soutenu qu’il avait été victime de discrimination fondée sur le sexe, ce qui lui avait causé un préjudice. Il a soutenu que les membres de sexe féminin de la GRC bénéficiaient de la majorité des avantages. Il a sollicité le remboursement des dépenses de manière à recevoir, selon lui, la même chose qu’une membre de sexe féminin de la GRC. Il a demandé à la GRC d’examiner et de modifier ses politiques conformément à la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6. Il a également demandé que la GRC accorde le remboursement de la FIV à tous les membres, de la même façon, sans égard à leur sexe. Le demandeur a fait valoir que les traitements de fertilité diffèrent des autres actes médicaux, puisqu’ils doivent forcément être suivis par deux personnes.

[8] Le 3 septembre 2013, l’arbitre de niveau I a rejeté le grief au motif que le demandeur n’avait pas établi que le rejet de sa demande de remboursement n’était pas conforme à la loi applicable ou aux politiques de la GRC. L’arbitre a conclu que la femme du demandeur n’avait pas droit au remboursement de la FIV, car elle n’est pas assujettie au régime de soins de santé de la GRC. En ce qui concerne le demandeur, l’arbitre a conclu que la politique applicable établit une distinction entre les traitements, selon qu’ils sont effectués sur un homme ou sur une femme. Il a déclaré que les membres de sexe féminin sont admissibles au remboursement de la FIV, alors que les membres de sexe masculin sont admissibles au remboursement de la biopsie testiculaire et de l’IICS, puisque la FIV est liée à l’anatomie féminine, alors que les deux autres traitements sont liés à l’anatomie masculine.

[9] À l’appui de sa conclusion, l’arbitre s’est fondé sur la décision Canada (Procureur général) c Buffett, 2007 CF 1061 [Buffett], dans laquelle le juge Harrington a conclu que les Forces canadiennes, après avoir décidé d’offrir aux membres de sexe féminin l’avantage de la FIV, ne peuvent priver les membres de sexe masculin de l’accès à l’IICS. Il a également jugé que, bien qu’un membre de sexe masculin ne devrait pas se voir refuser le remboursement des coûts se rapportant à son sperme, les coûts liés « à l’ovule et à l’utérus » (la FIV) ne seraient pas remboursés (Buffett, au para 62).

[10] Le demandeur a déposé un grief de niveau II pour contester la décision de l’arbitre de niveau I. Dans le cadre de l’ancienne procédure, le niveau II est le dernier niveau, et le commissaire de la GRC, ou son délégué, est l’arbitre de niveau II. Conformément à l’ancienne procédure, le grief a été renvoyé au CEE de la GRC pour qu’il procède à un examen indépendant avant la décision de la commissaire. Le CEE est un organisme indépendant qui relève directement du Parlement et qui fournit au commissaire des conclusions et des recommandations non contraignantes. Bien que ces recommandations ne soient pas contraignantes, le paragraphe 32(2) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R-10, dans sa version de l’époque, exigeait que, s’il choisissait de s’écarter des conclusions et des recommandations du CEE, le commissaire motive son choix dans sa décision.

[11] Le 11 décembre 2020, le CEE a communiqué ses conclusions et ses recommandations. Il a recommandé le rejet du grief au motif que la décision de la GRC était conforme à la politique de la GRC ainsi qu’à la décision Buffett rendue par la Cour. Il a rejeté l’argument du demandeur selon lequel la décision Buffett n’était plus valable. Il a également conclu à l’absence de discrimination au sens de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R.-U.), jugeant que la considération pertinente était [traduction] « le fait que les membres de sexe masculin et de sexe féminin ont droit au remboursement des traitements de fertilité conformément à l’article 3 de la [politique] ». Le CEE s’est appuyé sur la décision Buffett pour conclure qu’une [traduction] « allégation de discrimination ne peut être formulée au motif qu’un traitement donné est plus cher qu’un autre ». Il a finalement conclu que la question pertinente n’est pas de savoir si c’est le membre de sexe masculin ou féminin qui a le problème d’infertilité, mais plutôt de savoir si les traitements de fertilité effectués sur les membres, qu’ils soient de sexe masculin ou féminin, sont remboursés.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[12] Dans le cadre de l’ancienne procédure, l’arbitre de niveau II procède à une analyse de novo, sans devoir faire preuve de déférence envers l’arbitre de niveau I (Consignes du commissaire (griefs), DORS/2003-181). Cependant, la commissaire procède à sa nouvelle analyse en tenant compte des conclusions et des recommandations du CEE.

[13] Le 23 janvier 2021, la commissaire a rendu la décision contestée. Elle a déclaré que [traduction] « la question en litige consiste à savoir si le plaignant a droit au remboursement des dépenses liées à la FIV qui serait effectuée sur sa femme, qui n’est pas membre de la GRC ».

[14] La commissaire a retenu la recommandation du CEE de rejeter le grief et a tiré la conclusion suivante au paragraphe 77 :

[traduction]

Le plaignant a fait valoir que les coûts liés à la FIV, qui sera effectuée sur sa femme, devraient être remboursés par la GRC. Cependant, son argument ne me convainc pas. Bien qu’à l’époque pertinente, le plaignant tentait d’agrandir sa famille à l’aide de technologies médicales, les coûts liés à la FIV en question n’allaient pas être engagés par rapport à lui précisément, et ce n’est pas lui qui allait subir l’intervention. Tout comme le CEE, je me rallie au raisonnement de la Cour fédérale dans la décision Buffett, qui démontre que les “coûts liés à l’ovule et à l’utérus” ne devraient pas être remboursés quand il s’agit de membres de sexe masculin.

[15] La commissaire a également conclu que la décision de la GRC était conforme à ses politiques en ce sens que le remboursement des dépenses liées à la FIV n’est pas accordé aux personnes qui ne sont pas membres de la GRC. En ce qui a trait à l’allégation de discrimination, la commissaire a affirmé qu’elle n’était toujours pas convaincue, puisque, selon le rapport du CEE, une [traduction] « allégation de discrimination ne peut être formulée au motif qu’un traitement donné est plus cher qu’un autre ».

[16] La commissaire a conclu que la GRC n’a pas le pouvoir d’accorder le remboursement des dépenses liées à la FIV aux personnes qui ne sont pas membres de la GRC.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[17] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  • La décision de la commissaire était-elle raisonnable compte tenu des décisions antérieures rendues par la GRC relativement à des griefs portant sur la question du remboursement des traitements de fertilité effectués sur des conjoints qui ne sont pas membres de la GRC?

  • La commissaire a-t-elle traité l’allégation de discrimination formulée par le demandeur de façon déraisonnable?

[18] Les parties s’entendent pour dire, et je suis d’accord avec elles, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Cette norme est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). Il incombe au demandeur, la partie qui conteste la décision, d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100). Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit juger si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, aux para 85-86).

[19] La Cour doit centrer son attention sur la décision effectivement rendue par le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait parvenue à la place du décideur administratif. La norme de la décision raisonnable tire son origine du principe de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Vavilov, aux para 13, 46, 75).

V. Analyse

A. La décision de la commissaire était-elle raisonnable compte tenu des précédentes décisions rendues par la GRC relativement à des griefs?

[20] La question en litige est de savoir si la décision de la commissaire est raisonnable compte tenu des décisions antérieures rendues par la GRC sur la question du remboursement des traitements de fertilité effectués sur des conjoints qui ne sont pas membres de la GRC. Le dossier du demandeur comprend un affidavit de Mme Rebecca Morin, gestionnaire des opérations et chef d’équipe par intérim au Bureau de la coordination des griefs et des appels de la GRC, qui atteste du fait que la question du remboursement des traitements de fertilité effectués sur des conjoints qui ne sont pas membres de la GRC a fait l’objet de onze décisions sur des griefs. La première décision a été rendue en 2011 et la plus récente, en 2021. L’affidavit de Mme Morin renvoie à chacune de ces onze décisions, lesquelles y sont annexées ou se trouvent ailleurs dans le dossier.

[21] Quatre des onze décisions ont été rendues sous le régime de l’ancienne procédure (niveau I / niveau II), et sept l’ont été sous le régime de la procédure actuelle (premier niveau / dernier niveau). Huit des décisions étaient de niveau I ou de premier niveau, alors que les trois autres décisions étaient de niveau II ou de dernier niveau. Tous les plaignants étaient des hommes. Dix décisions portaient sur le remboursement de la FIV, et une décision portait sur le remboursement de l’insémination intra-utérine. Dans tous les cas, la GRC a refusé le remboursement. Dans neuf des onze cas, les griefs ont été rejetés. Dans les deux autres cas, les griefs ont été accueillis, et le remboursement a été accordé pour la FIV. Lorsqu’un grief est accueilli au niveau I ou au premier niveau, la GRC, à titre d’intimée, n’a pas le droit d’interjeter appel de cette décision ou de la contester au niveau II ou au dernier niveau.

[22] Selon le demandeur, le fait que la commissaire n’a pas examiné les décisions contradictoires sur la question rend la décision contestée déraisonnable. Le demandeur s’appuie sur les directives données par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, selon lesquelles les personnes « visées par les décisions administratives sont en droit de s’attendre à ce que les affaires semblables soient généralement tranchées de la même façon et que les résultats ne dépendent pas seulement de l’identité du décideur » (Vavilov, au para 129). Le demandeur affirme que la commissaire était tenue d’expliquer dans ses motifs pourquoi elle s’était écartée des décisions antérieures (Vavilov, au para 131).

[23] Le demandeur invoque la décision Dhaliwal c Canada (Procureur général), 2021 CF 1480 [Dhaliwal], récemment rendue par ma collègue la juge Glennys L. McVeigh, dans laquelle elle s’est penchée sur la décision d’un arbitre de dernier niveau de la GRC de rejeter la demande de remboursement d’un demandeur pour la FIV effectuée sur sa femme, qui n’était pas membre de la GRC. Le demandeur soutient que, suivant la décision Dhaliwal, la présente affaire doit être renvoyée à la commissaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[24] Dans la décision Dhaliwal, le demandeur a déposé un affidavit contenant la décision d’un arbitre de premier niveau ayant autorisé le remboursement de la FIV effectuée sur une conjointe qui n’était pas membre de la GRC. La juge McVeigh disposait donc de la décision en litige dans le cas qui l’occupait et d’une décision contraire. Il importe de noter que la juge McVeigh n’avait accès qu’à deux décisions, alors que, dans la présente affaire, le dossier en comporte onze. S’appuyant sur l’arrêt Vavilov, la juge McVeigh a exprimé des réserves quant à l’uniformité générale des décisions administratives (au para 38) et a conclu qu’il était contraire à l’équité procédurale et déraisonnable que la décision contraire ne figurait pas au dossier pour que le demandeur puisse présenter des observations la concernant, puisque la décision faisant l’objet du contrôle contredisait la décision antérieure (au para 40). La juge McVeigh a refusé d’examiner les autres points litigieux, puisque le dossier n’était pas suffisamment complet pour ce faire et que « [l]’expression d’un avis sur les points très importants que soulève la présente affaire n’est possible que sur la base de renseignements complémentaires dont la Cour ne dispose pas actuellement » (aux para 42-43). Elle a souligné que le défendeur souhaitait bénéficier d’orientations sur ce genre de cas, mais a conclu que ce n’était pas approprié puisque l’affaire avait « été faussée par un dossier incomplet » (au para 43) et a renvoyé l’affaire à un autre décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[25] En résumé, le demandeur fait valoir qu’il était loisible à la commissaire de privilégier les décisions antérieures ou de s’en écarter, mais qu’il était déraisonnable qu’elle ne les examine pas, voire qu’elle les ignore.

[26] Le défendeur soutient que la décision de la commissaire est en fait compatible avec la grande majorité des décisions antérieures rendues sur la question. Dans neuf des onze décisions, les griefs ont été rejetés. De plus, dans toutes les décisions de niveau II ou de dernier niveau, les griefs ont été rejetés. Le défendeur affirme également que la commissaire n’était pas obligée d’examiner les deux décisions de niveau I ou de premier niveau dans ses motifs, puisqu’il s’agissait d’exceptions.

[27] Le défendeur ajoute que la présente affaire se distingue de l’affaire Dhaliwal, car la juge McVeigh ne disposait que de deux décisions apparemment contraires et qu’elle était préoccupée par le fait que le demandeur n’avait pas eu accès à la deuxième décision, alors que le décideur y avait eu accès. Par conséquent, c’est sur cette base qu’elle a renvoyé l’affaire à l’arbitre pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[28] Au vu du dossier dont je dispose, je conclus que le demandeur n’a pas démontré la présence d’une lacune importante dans la décision au motif que les affaires semblables n’avaient pas été tranchées de la même façon ou que la commissaire s’était écartée d’une pratique de longue date. La Cour suprême explique que la cour de révision qui procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit tenir compte de la compatibilité d’une décision avec les décisions antérieures de l’organisme administratif et que, lorsqu’un « décideur s’écarte d’une pratique de longue date ou d’une jurisprudence interne constante, c’est sur ses épaules que repose le fardeau d’expliquer cet écart dans ses motifs » (Vavilov, au para 131).

[29] Les deux décisions de niveau I ou de premier niveau par lesquelles étaient accueillies les demandes de remboursement de la FIV présentées par des membres de sexe masculin, par opposition aux neuf décisions par lesquelles étaient rejetées de telles demandes, ne sont pas représentatives d’une jurisprudence interne constante, d’une pratique de longue date ou d’un consensus interprétatif, de sorte que la commissaire était obligée de justifier pourquoi elle s’en écartait dans sa décision (Vavilov, au para 131; Canada (Procureur général) c Karas, 2021 CF 594 aux para 65-64).

[30] Le demandeur soutient qu’il y a des incohérences dans les décisions de la GRC, tant dans leur conclusion que dans leur raisonnement. Le demandeur fait donc valoir que la présente affaire devrait se conclure de la même manière que l’affaire Dhaliwal. Je suis d’accord avec le défendeur que les circonstances de l’espèce diffèrent de celles dont était saisie la juge McVeigh dans l’affaire Dhaliwal. Il ressort également du dossier que les onze décisions ont été rendues sur une période de dix ans et selon des tableaux d’avantages sociaux de la GRC différents. Par conséquent, je ne m’attends pas à ce que les décisions soient identiques. La question importante est plutôt celle de savoir si les décisions antérieures sont généralement cohérentes. D’après le dossier, je juge qu’elles le sont.

[31] Par conséquent, je ne suis pas convaincue que la commissaire a commis une erreur en n’examinant pas les deux décisions contradictoires antérieures dans sa décision.

B. La commissaire a-t-elle traité l’allégation de discrimination formulée par le demandeur de façon déraisonnable?

[32] Le demandeur soutient que la décision de la commissaire de rejeter son allégation de discrimination était déraisonnable, tant dans son raisonnement que dans sa conclusion, et demande à la Cour de conclure à l’existence de discrimination. Plus précisément, il affirme que : i) la commissaire n’a pas réalisé d’analyse approfondie de la discrimination; ii) selon le chapitre intitulé « Admissibilité aux soins de santé et programmes de prestations » [la Politique sur les soins de santé], le remboursement des interventions effectuées sur des tierces parties n’est pas exclu; iii) la décision Buffett n’est plus applicable compte tenu de la décision subséquente rendue dans l’affaire Dhaliwal; et iv) le demandeur satisfait au critère de la discrimination prima facie.

[33] Le défendeur soutient que : i) la décision de la commissaire de s’appuyer sur la décision Buffett était tout à fait raisonnable; ii) il n’était pas nécessaire de réaliser une analyse plus approfondie compte tenu du précédent clair et applicable; et iii) l’interprétation donnée par la commissaire à la Politique sur les soins de santé était raisonnable.

[34] J’examine d’abord la décision rendue dans l’affaire Buffett, dont il est question à la section II du présent jugement. Le demandeur affirme que la commissaire et le CEE se sont indûment appuyés sur la décision Buffett, qui n’est plus applicable. Il fait ressortir la remarque de la juge McVeigh dans la décision Dhaliwal selon laquelle la décision Buffett n’était d’aucune aide et que « le domaine de la procréation médicalement assistée a évolué considérablement depuis l’époque de l’affaire Buffett, qui avait commencé en 1996 » (au para 14). En réponse, le défendeur souligne que la remarque de la juge McVeigh est en fait incidente, puisque la juge ne s’est jamais penchée sur le fond de l’affaire. Elle l’a plutôt renvoyée à un autre décideur au motif que le dossier était incomplet.

[35] Dans la décision Dhaliwal, la juge McVeigh avait formulé les remarques en question sur la décision Buffett en réponse à la demande qui lui avait été formulée par le défendeur en vue d’obtenir des orientations sur l’application du droit, puisque la décision Buffett datait de 2007. Après de brèves remarques, la juge McVeigh a refusé de fournir les orientations demandées. Elle a conclu que, « [m]alheureusement, comme on le verra à la lecture des motifs ci‑après, ce n’est pas le présent cas qui apportera au défendeur les orientations souhaitées » (au para 15). Dans ce contexte, je ne suis pas convaincue que la décision Dhaliwal rend la décision Buffett inapplicable, ou encore qu’elle rend déraisonnable la décision de la commissaire de s’y appuyer. De plus, rien dans le dossier n’indique que, pour les interventions en cause, la procréation médicalement assistée a évolué considérablement depuis l’époque de l’affaire Buffett. Dans la décision Buffett, les interventions en cause étaient la FIV et l’IICS (aux para 1-10), soit les mêmes interventions en cause dans l’affaire qui m’occupe.

[36] De plus, la commissaire a tenu compte de l’argument du demandeur selon lequel la décision Buffett ne fait plus autorité. Elle a cependant jugé que les faits et circonstances sont comparables à la situation du demandeur. La commissaire a conclu que la décision Buffett fait toujours autorité, qu’elle constitue un précédent contraignant pour elle-même et le CEE et que la décision de la GRC y était conforme. Compte tenu du dossier, je ne suis pas d’avis que la commissaire a commis une erreur en s’appuyant sur le raisonnement exposé dans la décision Buffett. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tire son origine du principe de la retenue judiciaire (Vavilov, au para 13). Je juge que rien ne justifie l’intervention de la Cour sur cette question.

[37] En ce qui concerne l’analyse relative à la discrimination réalisée par la commissaire, le demandeur soutient que celle-ci n’était pas approfondie, puisque la commissaire s’est appuyée sans réserve sur la décision Buffett et qu’elle a mal interprété l’article 3 de la Politique sur les soins de santé. Le défendeur, quant à lui, fait valoir que l’analyse de la commissaire, le fait qu’elle se soit appuyée sur la décision Buffett et son interprétation de l’article 3 étaient raisonnables. Il soutient que la décision Buffett et la décision de la commissaire sont conformes à la jurisprudence de la Cour suprême concernant le traitement différentiel fondé sur les différences biologiques entre les sexes.

[38] La commissaire a examiné l’argument du demandeur selon lequel il avait été victime de discrimination fondée sur le sexe et l’équité salariale. Elle était d’accord avec le CEE, qui s’était fondé sur la jurisprudence de la Cour suprême et la décision Buffett, pour conclure que le concept d’équité réelle n’emporte pas nécessairement un traitement identique et qu’une allégation de discrimination ne peut être formulée au motif qu’un traitement donné est plus cher qu’un autre. Le CEE avait conclu que ce qui était pertinent était le [traduction] « fait que les membres de sexe masculin et de sexe féminin ont droit au remboursement des traitements de fertilité conformément à l’article 3 de la [Politique sur les soins de santé] ». La commissaire a souligné qu’une allégation de discrimination ne peut être formulée au motif qu’un traitement donné est plus cher qu’un autre et a conclu que la politique applicable indiquait clairement que les personnes qui ne sont pas membres de la GRC ne sont pas admissibles à un tel remboursement.

[39] Je ne suis pas convaincue que la commissaire a traité l’allégation de discrimination formulée par le demandeur de façon déraisonnable. Bien que le demandeur sollicite une analyse plus approfondie, le raisonnement suivi par la commissaire ne justifie pas l’intervention de la Cour. Comme je l’ai déjà conclu, la commissaire n’a pas commis d’erreur en s’appuyant sur la décision Buffett. En ce qui a trait à l’interprétation de l’article 3 de la Politique sur les soins de santé, je suis consciente des instructions de la Cour d’appel fédérale, qui s’appuie sur l’arrêt Vavilov, quant au rôle de la Cour dans l’examen du caractère raisonnable. Il n’appartient pas à la Cour de mettre en doute l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un décideur administratif ni de faire sa propre interprétation de la loi constitutive ou du règlement constitutif du décideur (Safe Food Matters Inc c Canada (Procureur général), 2022 CAF 19 [Safe Food] aux para 38-39). Tant que l’interprétation que fait le décideur de sa loi constitutive ou de son règlement constitutif « est raisonnable, et que les motifs de sa décision sont justifiables, précis et intelligibles, nous devons faire preuve de retenue et nous ne devrions pas intervenir » (Safe Food, au para 39; Vavilov, aux para 75, 83, 85-86).

[40] Selon l’article 3 de la Politique sur les soins de santé, les soins de santé reçus par les membres réguliers et les membres spéciaux ne sont pas assujettis au régime de la Loi canadienne sur la santé, LRC 1985, c C-6, contrairement à la plupart des particuliers. Ainsi, ces membres reçoivent des soins de santé régis par le Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (2014), DORS/2014-281. En s’appuyant sur la décision Buffett, la commissaire a conclu que, comme les coûts liés à la FIV n’avaient pas été engagés par rapport au demandeur précisément, puisqu’il s’agissait de coûts liés à l’ovule et à l’utérus, ils n’étaient pas remboursés au demandeur et à sa femme qui n’était pas membre de la GRC.

[41] Le demandeur soutient que l’interprétation donnée par la commissaire à la Politique sur les soins de santé est déraisonnable, car cette politique n’exclut pas le remboursement des interventions effectuées sur des tierces parties. De toute manière, la question importante est que la femme du demandeur n’avait aucun problème de fertilité et que, bien que la FIV n’est pas effectuée sur le membre lui-même, elle est effectuée dans son intérêt et en raison de ses problèmes de fertilité. Le défendeur soutient quant à lui qu’une interprétation selon laquelle les personnes qui ne sont pas membres de la GRC n’ont pas droit au remboursement et que, par conséquent, la FIV effectuée sur un conjoint qui n’est pas membre de la GRC n’est pas remboursable, est conforme au texte, au contexte et à l’objet de la Politique sur les soins de santé.

[42] Après avoir examiné les arguments des parties ainsi que les dispositions de la Politique sur les soins de santé et de la Politique sur les soins de santé complémentaires sur lesquelles les parties se sont appuyées, je conclus, conformément aux instructions de la Cour d’appel fédérale, que la Cour doit faire preuve de déférence envers la commissaire, puisque ses motifs sont justifiables, précis et intelligibles (Safe Food, au para 39). Je conviens avec le demandeur que la question de la reproduction est émotive et complexe et que la présente affaire a certainement été une source de stress et de frustration. Il n’appartient cependant pas à la Cour, au vu du dossier dont je dispose et dans le cadre du contrôle judiciaire de la décision de la commissaire, de décider si les traitements de fertilité devraient être remboursés par la GRC en fonction de la question de savoir si la personne qui souffre du problème de fertilité est membre de la GRC ou non, ou de juger si l’approche fondée sur le sexe, c’est-à-dire de qualifier l’intervention d’intervention liée au sexe masculin ou au sexe féminin, est désuète.

[43] Par conséquent, je conclus que la commissaire, en s’appuyant sur la décision Buffett et sur l’article 3 de la Politique sur les soins de santé, n’a pas traité l’allégation de discrimination formulée par le demandeur de façon déraisonnable.

VI. Conclusion

[44] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[45] Le défendeur réclame les dépens. Compte tenu des faits de l’affaire et en vertu du pouvoir discrétionnaire que me confère l’article 400 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, la somme de 500 $ sera adjugée au défendeur au titre des dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-540-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Des dépens de 500 $ sont adjugés au défendeur.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-540-21

INTITULÉ :

MARK STENTAFORD c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 OCTOBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 24 OCTOBRE 2022

COMPARUTIONS :

Adrienne Fanjoy

POUR LE DEMANDEUR

Calina Ritchie

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O’Brien Payne LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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