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Date : 20221025


Dossier : IMM-1175-21

Référence : 2022 CF 1451

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2022

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

MOHANDAI LEANNA JIWANRAM

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Leanna Jiwanram, est une citoyenne du Guyana qui est arrivée au Canada en 2017. Depuis, elle a pris soin de sa mère âgée. Elle a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaires (demande CH), qui a été rejetée. Elle sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

I. Contexte

[2] La demande CH concerne essentiellement les soins et le soutien constants que la demanderesse procure à sa mère qui souffre de plusieurs problèmes de santé et qui était âgée de 85 ans au moment où la demande a été présentée. Ces faits étaient étayés par les déclarations de son frère et de ses sœurs installés au Canada, qui ont indiqué que leurs professions et leurs obligations familiales entravaient de plus en plus leur capacité à fournir les soins nécessaires à leur mère. Ils ont tous déclaré que leur mère avait pris du mieux depuis que la demanderesse avait commencé à s’occuper d’elle à temps plein. Ces déclarations étaient également corroborées par la lettre d’un médecin.

[3] Dans sa demande CH, la demanderesse a également présenté en détail l’étroite relation qu’elle entretient avec sa famille immédiate au Canada, ainsi que sa participation dynamique aux activités de son église. De surcroît, elle a mis l’accent sur sa participation aux activités de son église lorsqu’elle habitait au Guyana, sur les efforts qu’elle a déployés pour poursuivre sa scolarité et ouvrir un salon de coiffure dans son pays d’origine, ainsi que sur sa bonne moralité en général.

[4] L’agent a repris l’ensemble des éléments exposés dans la demande, et a pris acte du fait que la demanderesse était la principale proche aidante de sa mère depuis son arrivée au Canada en 2017. Il a également pris note des déclarations des autres membres de la famille immédiate selon lesquelles la mère avait pris du mieux, mais qu’elle aurait à être hébergée dans un foyer pour personnes âgées si la demanderesse était contrainte de quitter le Canada. Or, l’agent a constaté que la mère vivait au Canada depuis 2005 et qu’avant l’arrivée de la demanderesse, des membres de la fratrie avaient pris soin d’elle.

[5] L’essentiel de la décision de l’agent concerne les lacunes de la preuve au regard de la dégradation de l’état de santé de la mère et des raisons pour lesquelles le frère et les sœurs ne peuvent prendre soin d’elle. L’agent fait mention de la preuve portant que le frère et les sœurs ont fait face à des obstacles grandissants pour prodiguer les soins requis par leur mère, mais conclut ensuite qu’il existe [traduction] « peu de renseignements permettant de déceler un changement majeur dans leur situation ou dans celle de leur mère qui justifie maintenant le besoin d’une aide supplémentaire ». Il a également conclu que la lettre du médecin n’apportait pas de renseignements particuliers sur les limitations physiques de la mère ni ne faisait autrement état d’un degré de dépendance de celle-ci envers la demanderesse. Après s’être livré à [traduction] « une analyse complète des facteurs d’ordre humanitaire présentés [...] », l’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas produit [traduction] « de preuve suffisante pour établir l’existence de motifs d’ordre humanitaire qui justifient l’octroi d’une dispense ».

II. Question en litige et norme de contrôle applicable

[6] La seule question en litige en l’espèce consiste à savoir si la décision de l’agent de rejeter la demande CH est raisonnable.

[7] Cette question doit être évaluée au regard du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Ce cadre vise à renforcer une culture de la justification dans l’administration publique canadienne en exigeant que la décision rendue par un décideur administratif soit « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [soit] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99).

[8] Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable, et la Cour doit être convaincue que « la lacune ou la déficience […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, au para 100). En outre, « [i]l est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait » (Vavilov, au para 125). Le passage suivant offre un aperçu du type d’erreur factuelle qui peut justifier l’annulation d'une décision : « [l]e caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov au para 126).

III. Analyse

[9] Selon la demanderesse, dans sa décision, l’agent a fait abstraction de la preuve produite, surtout en ce qui concerne les déclarations solennelles de son frère et de ses sœurs, ainsi que celle de sa mère. Elle affirme que ces déclarations sont cohérentes sur plusieurs points, à savoir que la santé de sa mère s’est affaiblie depuis son arrivée au Canada en 2005; que les membres de sa famille ont travaillé ensemble pour prendre soin d’elle dans le passé, mais que cette charge est devenue de plus en plus lourde parce qu’ils ont tous un travail et une famille; et que la mère a pris du mieux depuis qu’elle a commencé à prendre soin d’elle.

[10] La demanderesse plaide que, dans sa décision, l’agent ne sonde pas avec suffisamment de profondeur et de détail ces éléments de preuve. Elle fait observer que l’agent a pris acte de la santé chancelante de la mère, des précédents efforts déployés par les membres de la famille, et de leurs déclarations portant que si la demanderesse était contrainte de quitter le Canada, la mère devrait être hébergée dans un foyer de personnes âgées parce qu’elle ne peut plus rester seule chez elle. L’agent a jugé, cependant, qu’il n’existait que [traduction] « peu de renseignements permettant de déceler un changement majeur dans [la] situation [des membres de la fratrie] ou dans celle de leur mère qui justifierait maintenant le besoin d’une aide supplémentaire ».

[11] La demanderesse plaide que cette conclusion fait fi des déclarations solennelles non contredites de tous les membres de la famille selon lesquelles la santé et la qualité de vie de la mère s’étaient notablement améliorées depuis l’arrivée de sa fille au Canada. Elle fait valoir que la preuve objective contenue dans la lettre du médecin appuie cette prétention. La demanderesse soutient que le silence de l’agent sur tous ces éléments est loin de correspondre au type d’analyse de la preuve qui doit se faire depuis l’arrêt Vavilov.

[12] Je ne suis pas convaincu que la demanderesse a relevé le type de lacune dans l’évaluation factuelle faite par l’agent qui justifierait d’infirmer sa décision. À ce chapitre, il doit être rappelé que la question qui fait l’objet du contrôle judiciaire suivant le cadre établi dans l’arrêt Vavilov n’est pas de savoir si la cour de révision aurait tiré la même conclusion que le décideur, mais plutôt de savoir si la décision est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables. Je suis incapable, en suivant cette approche, de conclure que la décision de l’agent est déraisonnable.

[13] Aux dires de la demanderesse, l’agent n’a pas accordé un poids suffisant aux déclarations solennelles des membres de la famille ou à la lettre du médecin. Toutefois, un examen attentif de ces éléments de preuve tend à appuyer la conclusion de l’agent selon laquelle la preuve n’a pas révélé de changement précis dans l’état de santé de la mère ou dans la situation personnelle des membres de la fratrie qui expliquerait pourquoi il était essentiel pour la mère de continuer à recevoir les soins prodigués par la demanderesse.

[14] Il n’est pas nécessaire de revoir l’ensemble de la preuve en détail pour prouver ce point. Une description de la lettre d’appui du frère de la demanderesse suffira à la place. Dans sa lettre, le frère signale que sa mère a vécu auprès de lui et de sa famille depuis son arrivée au Canada, tout comme la demanderesse l’a fait depuis qu’elle se trouve au pays. Il indique que lui et son épouse disposent des ressources financières nécessaires pour continuer de subvenir aux besoins de la mère et de la demanderesse. Il décrit la relation étroite que la demanderesse entretient avec sa mère et précise que cette dernière a besoin d’une aide quotidienne, que lui et ses sœurs éprouvaient de plus en plus de difficultés à offrir. Il expose ensuite comment sa mère a pris du mieux depuis que la demanderesse est arrivée au Canada, et affirme sa croyance selon laquelle sans l’aide fournie par celle-ci, sa mère devrait être hébergée dans un foyer pour personnes âgées.

[15] Le frère ajoute les propos suivants:

 

[traduction]

Si Leanna ne réussit pas à obtenir le statut de résidente permanente et doit quitter le Canada au lieu de continuer à s’occuper à temps plein de ma mère, nous n’aurons pas d’autres moyens d’appuyer celle-ci au quotidien. Avant l’arrivée de Leanna au Canada, nous étions toujours très inquiets de laisser ma mère seule à la maison durant le jour. Elle ne pouvait pas continuer à vivre dans notre demeure familiale sans être aidée à temps plein. Nous n’avons demandé aucune subvention du gouvernement ni sollicité l’aide d’un programme gouvernemental pour soutenir ma mère et nous ne le ferons pas tant que Leanna pourra demeurer au Canada et tenir ce rôle essentiel.

[16] Quoique la teneur des lettres des sœurs et de la mère de la demanderesse révèle d’autres détails, le résumé de celle du frère permet de saisir correctement l’essentiel des renseignements portés à la connaissance de l’agent. En termes simples, la preuve montre une famille aimante confrontée aux obstacles grandissants qui accompagnent le fait de prendre soin d’une mère vieillissante souffrant de divers problèmes de santé, et les divers avantages suscités par la décision de la demanderesse de devenir proche aidante à temps plein depuis son arrivée au Canada. Toutefois, la preuve ne révèle aucun exemple précis de la manière dont les besoins de la mère se sont accrus, ni pourquoi la famille ne peut pas continuer à prendre soin d’elle si la demanderesse était contrainte de quitter le Canada. La mère souffre de ses problèmes de santé depuis un certain temps. Ainsi, elle a subi une arthroplastie du genou en 2009, et prend des médicaments pour d’autres problèmes de santé pour une durée indéterminée.

[17] En outre, la preuve présentée par les membres de la famille est cohérente avec leur croyance selon laquelle si la demanderesse part, la mère devra être hébergée dans un endroit où elle pourra recevoir les soins et le soutien quotidiens dont elle a besoin. Cependant, la preuve est muette quant aux efforts déployés par la famille en vue de sonder d’autres options pour continuer de prendre soin de leur mère à domicile, ou sur les raisons pour lesquelles la présence continue de la demanderesse est essentielle pour son bien-être. Dans le même ordre d’idées, la preuve du médecin établit que la mère souffre de divers problèmes de santé et qu’elle a besoin d’un appui quotidien pour prendre ses médicaments, mais ne fait aucune mention d’un changement important dans sa situation.

[18] Il ne peut être reproché à l’agent d’avoir pris note de ces lacunes dans la preuve, surtout compte tenu du fait qu’il mentionne dans sa décision les déclarations faites par la fratrie et par le médecin au regard de la situation de leur mère et des soins et du soutien procurés par la demanderesse. La demanderesse ne prétend pas que l’agent n’a pas tenu compte de cette preuve, mais plutôt qu’il ne lui a pas accordé assez de poids. Il ne s’agit pas d’un motif retenu pour infirmer une décision, selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov.

[19] En outre, la demanderesse plaide que l’agent ne s’est pas livré au type d’analyse privilégiée par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61, qui demande de tenir compte de la situation selon des considérations fondées sur l’equity, et de juger si les circonstances de l’espèce commandent le soulagement des malheurs du demandeur (les « facteurs énoncés dans la décision Chirwa »).

[20] Encore une fois, je ne suis pas convaincu. La décision de l’agent démontre de la compassion envers la mère et les membres de la famille installés au Canada, y compris la demanderesse. Il ne s’agit pas d’un cas où la décision laisse entrevoir que l’agent a omis d’examiner « outre les difficultés, de[s] facteurs humanitaires au sens plus élargi » (Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 au para 33). En l’espèce, l’agent a plutôt examiné les éléments de preuve importants versés au dossier, à savoir que la mère était arrivée au Canada depuis plusieurs années et que ses enfants avaient pris soin d'elle; que depuis l’arrivée de la demanderesse en 2017, elle avait pris du mieux; et finalement que rien ne démontrait qu’il y avait eu un changement notable dans son état de santé ou dans la situation de la fratrie qui indiquerait pourquoi elle ne serait plus en mesure de prendre en charge ses soins si la demande de la demanderesse était rejetée.

[21] Bien qu’un autre agent aurait certainement pu prononcer une autre décision au vu de la preuve produite en l’espèce, je ne suis pas en mesure de conclure que la demanderesse a démontré que le raisonnement ou la décision sont déraisonnables.

[22] La demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée.

[23] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-1175-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Frédérique Bertrand-Le Borgne, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIER :

IMM-1175-21

INTITULÉ :

MOHANDAI LEANNA JIWANRAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 FÉVRIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

Le 25 octobre 2022

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

 

Pour la demanderesse

David Knapp

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law, Immigration Law Office

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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