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Date : 20221026


Dossier : IMM-8875-21

Référence : 2022 CF 1468

Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2022

En présence de l’honorable juge Pamel

ENTRE :

YOUSSOUPHA GAYE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Youssoupha Gaye, citoyen du Sénégal, demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR], datée du 8 novembre 2021, laquelle concluait que M. Gaye n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi]. La SPR a déterminé que la demande d’asile n’avait pas un minimum de fondement aux termes du paragraphe 107(2) de la Loi.

[2] Dans sa décision, la SPR a relevé des incohérences et des omissions dans le témoignage de M. Gaye sur la persécution qu’il alléguait avoir subie aux mains de son père et de ses oncles et a conclu à l’absence de preuve à cet effet. La SPR a également conclu à l’absence de crainte subjective de M. Gaye en raison de la présentation tardive de sa demande d’asile.

[3] M. Gaye allègue que la SPR a tiré des inférences déraisonnables de son témoignage concernant la persécution familiale subie. Il soutient que c’est sur la base de ces inférences que la SPR a conclu à l’incohérence du témoignage de M. Gaye eu égard à cet élément central de sa demande, ce qui rend déraisonnable la conclusion de la SPR quant à l’absence totale de crédibilité de M. Gaye.

[4] Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec M. Gaye, et conclus que la présente demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie.

II. Faits et décision sous-jacente

[5] M. Gaye, membre d’une famille musulmane, allègue avoir été persécuté par son père et trois de ses oncles du fait de sa passion pour la musique qui, selon eux, irait à l’encontre de la religion musulmane et serait réservée à la caste des gueweuls, la caste des chanteurs au Sénégal. Étant jeune, alors qu’il résidait chez sa tante, son père qui venait le visiter chaque semaine se serait aperçu de l’amour de son fils pour la musique et se serait mis à utiliser la force pour l’empêcher de poursuivre dans cette voie. M. Gaye allègue qu’en 2010, à la sortie d’une répétition, son père l’attendait avec trois de ses oncles et l’aurait battu afin qu’il ne puisse plus jouer de musique, lui infligeant une fracture au bras droit ainsi que des points de suture au front. En 2011 et suite à cet incident, son père l’aurait amené au daara, une institution d’enseignement coranique imposant une discipline stricte, d’où il fuguera en 2015. En 2016, après plusieurs mois sans domicile fixe, il aurait rencontré des percussionnistes et intégré leur groupe de musique. En décembre 2017, M. Gaye accompagne ce groupe au Canada pour une tournée artistique et y restera définitivement. Le 11 mai 2020, M. Gaye demande l’asile, craignant de subir de mauvais traitements de la part de sa famille advenant un retour au Sénégal.

[6] La SPR a conclu que l’audience a révélé une incohérence majeure, dans le témoignage de M. Gaye, entre les raisons de la persécution prétendument subie et les déclarations faites dans son formulaire de fondement de la demande d’asile [FDA]. La SPR a noté que dans son FDA, M. Gaye avait présenté son père comme un traditionaliste musulman, disciple du chef religieux Serigne Touba, hostile à l’idée que son fils joue de la musique, parce qu’il « ne fait pas partie des gueweuls ». La SPR a conclu que ce portrait de son père a été confirmé par M. Gaye dans son témoignage oral à l’audience, celui d’un chef de famille hostile à tout anticonformisme, déçu par son fils qui l’aurait couvert de honte et déshonoré toute la famille en jouant de la musique, sortant ainsi du droit chemin.

[7] La SPR a toutefois déterminé que cette image donnée du père, gardien de l’orthodoxie musulmane, disciple des mourides, était remise en cause par le fait que les parents de M. Gaye l’ont scolarisé, dès son jeune âge, dans une école catholique pour les études primaires et dans une école privée laïque pour les études secondaires. La SPR a ainsi retenu que la preuve au dossier, voulant que le père de M. Gaye ait fait éduquer son fils dans un lieu autre qu’une école musulmane, ne cadrait pas avec l’image véhiculée de lui et constituait une incohérence majeure avec le portrait du père dressé par M. Gaye, ainsi que les raisons de sa crainte. La SPR a relevé que c’était uniquement pour redresser son fils que le père de M. Gaye l’avait envoyé au daara entre 2011 et 2015. La SPR a noté que M. Gaye, afin d’expliquer cette incohérence, a fait valoir que les écoles catholiques sont les meilleures, puis ajusté son témoignage en ajoutant que l’école catholique en question accueillait aussi bien les musulmans que les catholiques. M. Gaye a aussi ajouté que pendant les vacances, il allait à Touba pour étudier le Coran.

[8] La SPR a rejeté ces explications, les jugeant insuffisantes et déraisonnables. D’une part, elle a conclu qu’il était déraisonnable qu’un gardien de l’orthodoxie musulmane, disciple de Serigne Touba, scolarise son fils dans une école catholique ou privée laïque. D’autre part, la SPR a conclu que d’envoyer son fils dans de telles écoles au motif qu’elles sont les meilleures était plutôt un signe d’ouverture d’esprit, contraire à l’image d’un homme fermé s’opposant à tout ce qui va à l’encontre de la religion musulmane. La SPR a par ailleurs déterminé que les explications de M. Gaye, soit que son père lui faisait étudier le Coran pendant les vacances et que l’école catholique où il était inscrit était ouverte tant aux catholiques qu’aux musulmans, ne permettaient pas de comprendre pourquoi un musulman gardien de l’orthodoxie musulmane aurait choisi de scolariser ses enfants dans des écoles catholiques et privées plutôt que coraniques. La SPR a conclu que, compte tenu du portrait fait par le demandeur de son père, il était raisonnable de s’attendre à ce que ce dernier scolarise son fils dans une école coranique, et que le fait d’envoyer son fils dans une école autre que coranique confirmait l’ouverture d’esprit du père de M. Gaye. La SPR a ainsi conclu que l’absence d’explication raisonnable de l’incohérence entre le portrait brossé de son père et la scolarisation du demandeur dans des écoles catholiques et privées laïques minait l’allégation de M. Gaye selon laquelle son père l’avait battu parce qu’il s’écartait des préceptes religieux et musulmans en s’adonnant à la musique.

III. Question en litige et norme de contrôle

[9] La présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question : la décision du commissaire est-elle raisonnable? Plus précisément, la SPR a-t-elle raisonnablement conclu à l’absence d’un minimum de fondement de la demande de M. Gaye?

[10] La norme de contrôle applicable aux conclusions de la SPR est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17 [Vavilov]). Le rôle de la cour est de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable, c’est-à-dire si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov aux para 85-86).

IV. Analyse

[11] M. Gaye allègue que nulle part dans son FDA il n’a affirmé que son père était le disciple de l’orthodoxie musulmane et qu’il était contre les autres religions ou contre le fait qu’il étudie dans une école catholique ou laïque. M. Gaye soutient que, comme l’a reconnu la SPR, celui-ci a affirmé dans son FDA et lors de son témoignage oral à l’instance que son père est un musulman mouride, disciple de Serigne Touba, et est hostile à l’idée que son fils joue de la musique parce qu’il ne fait pas partie des gueweuls. Il soumet que la SPR s’est basée sur sa propre hypothèse en qualifiant son père de « gardien de l’orthodoxie musulmane » et en affirmant qu’il était déraisonnable que celui-ci scolarise son fils dans une école catholique ou privée laïque.

[12] M. Gaye soutient que la SPR ne disposait d’aucune preuve en ce sens et que, bien au contraire, la preuve documentaire disponible indiquait que le Sénégal est un pays de tolérance religieuse où les religions catholique et musulmane cohabitent harmonieusement. M. Gaye soumet que l’inférence de la SPR selon laquelle sa scolarisation dans une école catholique était un signe d’ouverture d’esprit de la part de son père n’est ni fondée, ni pertinente en l’espèce, puisque c’est à l’égard de la musique que son père est hostile. Il soutient qu’il existe une différence entre le fait d’être hostile à la musique et le fait de scolariser son fils à l’école catholique, et qu’il était déraisonnable pour la SPR d’identifier une incohérence majeure entre ces deux éléments qui l’amène à conclure qu’elle minait la crédibilité de son allégation de persécution.

[13] À mon avis, la décision de la SPR ne laisse pas suffisamment de place aux subtilités qui existent dans chaque religion et qui permettent de définir les préceptes de la conformité au dogme religieux. M. Gaye souligne qu’il n’a jamais allégué que son père était un musulman orthodoxe qui refusait qu’il étudie dans une école catholique. Ici, la SPR a simplement sauté à cette conclusion alors même que l’allégation de M. Gaye était uniquement que son père, étant certes orthodoxe, ne voulait pas qu’il joue de la musique.

[14] Il est vrai que le demandeur peut éviter toute persécution en renonçant simplement à jouer de la musique – il n’y a pas de droit protégé de jouer de la musique –, mais ce n’est pas la raison pour laquelle la SPR a rejeté la demande. Pour aggraver les choses, la SPR a élevé les enjeux de crédibilité de la demande à une situation faisant intervenir l’application du paragraphe 107(2) de la Loi. Or, la SPR doit franchir un seuil très élevé pour rendre une telle décision sur toute demande d’asile (Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 89, [2002] 3 CF 537 aux para 19, 27 à 30, 51 et 52; Mahdi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 218 au para 10). M. Gaye soutient que, même si sa demande a effectivement été rejetée pour des raisons de crédibilité ou d’insuffisance, celle-ci n’a pas atteint le seuil du paragraphe 107(2) de la Loi.

[15] Pour décider si une conclusion au titre du paragraphe 107(2) est déraisonnable, notre Cour applique le critère défini dans la décision Ramón Levario c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 314, à savoir :

[18] Pour conclure à l’absence d’un minimum de fondement d’une demande d’asile, le seuil à franchir est élevé, ainsi qu’il est indiqué dans l’arrêt Rahaman, au paragraphe 51 :

[…] Comme j’ai tenté de le démontrer, la Commission doit, suivant le paragraphe 69.1(9.1), examiner tous les éléments de preuve qui lui sont présentés et conclure à l’absence d’un minimum de fondement seulement s’il n’y a aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu se fonder pour reconnaître le statut de réfugié au revendicateur.

[19] C’est donc dire que s’il existe un élément de preuve crédible ou digne de foi quelconque qui est susceptible d’étayer une reconnaissance positive, il n’est pas loisible à la Commission de conclure que la demande d’asile est dénuée d’un minimum de fondement, même si, au bout du compte, elle conclut que cette demande n’a pas été établie selon la prépondérance des probabilités.

[16] Ce seuil élevé s’explique par les conséquences particulièrement graves de la décision pour M. Gaye, soit l’interdiction d’interjeter appel devant la SAR (alinéa 110(2)c) de la Loi; Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952 au para 13), le privant ainsi du sursis – automatiquement accordé sauf désignation ministérielle de la nature visée au paragraphe 109.1(1) de la Loi – à l’exécution de la mesure de renvoi en attendant l’issue du contrôle judiciaire (paragraphe 231(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227; Pournaminivas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1099 au para 9).

[17] Le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [Ministre], soutient que les inférences formulées par la SPR étaient le résultat du portrait que M. Gaye a lui-même peint de son père. Le Ministre a peut-être raison; cependant, ce portrait, possiblement d’un homme intolérant, était lié uniquement à la pratique musicale de M. Gaye. À aucun moment, la SPR n’a demandé à M. Gaye pourquoi son père, un musulman orthodoxe, permettrait à son fils d’aller à l’école catholique privée. Elle a simplement sauté à la conclusion qu’un père musulman qui permettrait à son fils de fréquenter une école catholique est nécessairement ouvert d’esprit dans son application des principes qui guident sa pratique religieuse, sans fournir d’explications à l’appui de cette conclusion. Qui plus est, la SPR a considéré qu’une telle conclusion, qui a mon sens est inintelligible car elle ne laisse place à aucune nuance dans l’expression de la croyance religieuse, était incohérente avec l’image de fermeture suggérée par M. Gaye, rendant ainsi son témoignage non crédible. Cette considération, jointe aux autres éléments de son histoire qui ont raisonnablement miné la crédibilité de son allégation selon laquelle son père le battait parce qu’il jouait de la musique, a amené la SPR à conclure à l’absence d’un minimum de fondement de la demande et à rejeter celle-ci en vertu du paragraphe 107(2) de la Loi.

[18] À mon avis, sans aucune motivation qui permette de suivre le raisonnement de la SPR, étant donné que le portrait d’intolérance qui a été peint par M. Gaye semblait ne concerner que sa musique, une telle conclusion est insoutenable. Puisqu’il n’est pas clair dans quelle mesure cette conclusion de la SPR a pesé sur sa décision ultime de déterminer que la demande d’asile de M. Gaye n’avait pas un minimum de fondement aux termes du paragraphe 107(2) de la Loi, et compte tenu de la gravité d’une telle détermination, j’estime que la décision elle-même n’est pas raisonnable.

V. Conclusion

[19] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 


JUGEMENT au dossier IMM-8875-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la SPR datée du 8 novembre 2021 est cassée et le dossier retourné pour un nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8875-21

 

INTITULÉ :

YOUSSOUPHA GAYE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 octobre 2022

 

jugement ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 octobre 2022

 

COMPARUTIONS :

Me Mohamed Diaré

Pour le demandeur

Me Sean Doyle

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Mohamed Diaré, avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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