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Date : 20221103


Dossier : IMM-5180-21

Référence : 2022 CF 1502

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

SHANMUGATHEES SHANMUGARAJAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’instance

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision [la décision] datée du 11 juin 2021 rendue par un agent principal [l’agent] du Bureau de migration humanitaire. L’agent a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] présentée par le demandeur en concluant que celui-ci ne serait pas exposé au risque d’être persécuté ou d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Sri Lanka.

II. Faits

[2] Le demandeur est un Tamoul originaire du nord du Sri Lanka âgé de 26 ans. Il craint de subir des mauvais traitements aux mains des autorités sri lankaises en raison de liens perçus avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET) étant donné que son frère aurait été en relation avec des partisans des TLET au début de 2010, et en raison de son profil en tant que demandeur d’asile débouté qui retourne dans son pays. Sa demande d’asile a été rejetée. D’où la présente demande de contrôle judiciaire.

[3] En l’espèce, la question en litige est celle du caractère suffisant des éléments de preuve.

[4] Il convient de noter que l’agent a bénéficié du témoignage fourni par le demandeur de vive voix et par écrit. Ce dernier a produit des affidavits de sa mère et de sa tante, bien qu’il se soit agi des mêmes affidavits que son frère avait présentés dans la procédure le concernant en Suisse et dans le cadre de laquelle il avait obtenu l’asile. Il y avait d’autres documents, dont une lettre du Département des enquêtes criminelles [le CID] de la police du Sri Lanka lui donnant instruction de se présenter pour être interrogé et précisant qu’il serait arrêté s’il n’obtempérait pas.

[5] Il convient également de noter, particulièrement vu l’importance que revêt la preuve en l’espèce, que l’agent n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité en ce qui concerne les éléments de preuve écrits ou de vive voix du demandeur, la preuve par affidavit ou la preuve documentaire, dont la convocation écrite du CID à un interrogatoire sous peine d’arrestation en cas d’inobservation.

[6] Dans son exposé circonstancié non contredit, le demandeur affirme qu’au début de 2010, son frère aîné a accueilli un groupe de trois amis au domicile familial pendant trois jours et deux nuits. En juin 2010, le frère du demandeur a été arrêté, battu et interrogé par des agents du renseignement de l’armée en raison de ses liens avec ces trois personnes. Le demandeur a par la suite appris que les amis de son frère étaient des partisans des TLET, et il a lui aussi été accusé d’avoir des liens avec les TLET. Le frère du demandeur a été mis en liberté sous conditions le 4 juin 2010. Le demandeur a porté plainte auprès de la police et de la Commission des droits de la personne, mais [traduction] « le tout est demeuré sans suite ».

[7] Vers le 26 décembre 2013, le frère du demandeur a été enlevé par des agents du renseignement de l’armée pour être interrogé, et il a à nouveau été roué de coups à cette occasion. Le frère du demandeur a été mis en liberté le lendemain matin, et il a été envoyé vivre en Inde par sa mère pour assurer sa sécurité.

[8] Le 14 janvier 2014, des agents du renseignement se sont rendus au domicile familial du demandeur pour savoir où se trouvait son frère. Le demandeur affirme qu’il a été interrogé, battu et menacé de mort s’il ne révélait pas où était son frère. Après sa détention, le demandeur a été mis en liberté et a reçu instruction de ne pas rapporter l’incident à la police et de ne pas chercher à obtenir de soins médicaux.

[9] Le demandeur a été détenu à deux autres occasions en janvier 2014 et à trois autres en février 2014.

[10] Le demandeur a commencé à éprouver des problèmes de santé, plus précisément des pertes de conscience et des douleurs à l’estomac, qu’il croit être le résultat des mauvais traitements qu’il a subis. Comme il n’a pas pu leur révéler ses démêlés avec les agents du renseignement, les médecins qu’il a consultés n’ont pas été en mesure de poser de diagnostic. Le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve médicale, en dépit du fait qu’il a prétendu avoir subi une intervention chirurgicale qui n’a pas eu les effets escomptés.

[11] Le frère du demandeur est rentré au Sri Lanka en mai 2017 parce que leur mère était malade et pour assister au mariage de leur sœur, en juillet 2017.

[12] En août 2017, des agents du renseignement de l’armée sont venus dans leur localité pour chercher le frère du demandeur, mais celui-ci s’était absenté pour assister aux funérailles d’un oncle qui avaient lieu dans une autre ville.

[13] Par conséquent, le demandeur a été interrogé et [traduction] « maltraité » pendant deux jours. Les agents lui ont aussi fait savoir qu’ils reviendraient deux jours plus tard et qu’il devrait alors révéler où était son frère.

[14] La mère du demandeur a par la suite envoyé le demandeur résider avec un membre de la famille dans un autre village, où le demandeur aurait vécu caché pendant 16 mois. Elle a fait savoir aux autorités qu’il avait quitté le pays.

[15] Après avoir reçu une information quant à l’endroit où le demandeur se cachait, des militaires armés se sont présentés à l’entrée de la maison du membre de la famille pour chercher le demandeur. Celui-ci a fui les lieux et a fini par résider ailleurs chez un ami de la famille.

[16] La mère du demandeur a pris des dispositions pour qu’il fuie le Sri Lanka au printemps de 2021. Le demandeur s’est rendu aux États-Unis en passant par la Turquie, la Colombie, le Panama et l’Équateur.

[17] Le demandeur est entré aux États-Unis en traversant la frontière vers le mois de juillet 2019 et a été détenu par les autorités de l’immigration. Le demandeur a traversé la frontière pour entrer au Canada en décembre 2019.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

A. Interactions avec les autorités

[18] L’agent a particulièrement remis en question les allégations du demandeur concernant l’intérêt que les autorités portaient à son égard et à l’égard de son frère, surtout à la lumière des trois années qui se sont écoulées entre les incidents de 2010 et les incidents de 2014. L’agent estime que le demandeur n’a pas mentionné d’élément déclencheur ayant ravivé l’intérêt des autorités à son égard trois ans après les interactions initiales. De la même façon, le demandeur n’a pas souligné pendant l’entrevue les raisons pour lesquelles les autorités avaient recommencé à s’intéresser à lui en 2017 et en 2019. L’agent a admis que le fait que le demandeur s’exprimait par l’intermédiaire d’un interprète pouvait expliquer ses réponses vagues sur l’intérêt renouvelé des autorités à son égard; cependant, l’agent n’en a pas moins souligné que le demandeur n’avait nullement indiqué qu’il ne comprenait pas les questions qui lui étaient posées et, en dernière analyse, a affirmé qu’il n’y avait eu aucun autre incident ni aucune altercation découlant de l’intérêt que les autorités manifestaient à nouveau à son égard.

[19] L’agent n’était pas non plus convaincu que les autorités s’intéressent toujours au demandeur à l’heure actuelle. Il estimait que les réponses du demandeur aux questions portant sur la lettre de convocation du [traduction] « Quartier général de la police » n’étaient pas franches et consistaient en des conjectures quant à la question de savoir si les autorités savaient que le demandeur avait quitté le pays. L’agent a estimé qu’il y avait peu d’éléments de preuve montrant que le CID avait suivi la trace du demandeur depuis que celui-ci avait omis de se présenter au poste de police, et que le CID avait conclu que le demandeur avait quitté le pays. Je souligne que l’agent n’a pas mis en cause l’authenticité de la lettre du CID. Pour résumer cet élément, à la lumière d’éléments de preuve qui ne figuraient pas au dossier et que le demandeur, de l’avis de l’agent, aurait dû produire, et abstraction faite du témoignage de vive voix et/ou écrit du demandeur au sujet duquel aucune conclusion défavorable n’a été tirée, l’agent a estimé qu’il lui était impossible de conclure si la police du Sri Lanka s’intéressait toujours au demandeur.

B. Insuffisance des éléments de preuve corroborants

[20] À ce sujet, l’agent a estimé que les éléments de preuve sur les mauvais traitements subis personnellement par le demandeur se limitaient aux affirmations faites par celui-ci. Là encore, cette conclusion reposait sur ce qui ne figurait pas au dossier. Je tiens à rappeler que l’agent n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité à l’égard du moindre élément de preuve écrit, de vive voix ou documentaire produit par le demandeur à l’appui de ces allégations.

[21] L’agent a souligné que le demandeur n’avait pas présenté d’éléments de preuve documentaire se rapportant aux soins médicaux qu’il avait reçus pour ses blessures. Pour cette raison, il n’a pas pu conclure que le demandeur avait obtenu de tels soins ni qu’il présentait des signes de mauvais traitements. Cette conclusion contredisait aussi les éléments de preuve présentés par le demandeur.

[22] L’agent a critiqué l’omission du demandeur de présenter des éléments de preuve corroborants, comme des affidavits de membres de sa famille ayant une connaissance directe des mauvais traitements que le demandeur prétend avoir subis. Il a estimé qu’aucun des affidavits présentés par le demandeur ne contenait de preuve corroborante des mauvais traitements que celui-ci a prétendu avoir subis personnellement en 2014 ou en 2017. Là encore, il s’agit d’une conclusion qui ne reposait pas sur les éléments de preuve, mais sur ce qui n’y figurait pas. Il s’agit également d’une conclusion qui contredit le témoignage de vive voix et écrit du demandeur et les affidavits que celui-ci a présentés à l’appui de sa demande, au sujet desquels aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité n’a été tirée.

C. Profil au retour

[23] L’agent n’a pas pu conclure, là encore en raison d’un prétendu manque de preuve corroborante, qu’il était plus vraisemblable que le contraire que le demandeur subirait de mauvais traitements en raison de ses liens perçus avec les TLET s’il devait retourner au Sri Lanka.

[24] L’agent a reconnu que la preuve sur la situation dans le pays mettait en lumière la possibilité de mauvais traitements aux mains des autorités sri lankaises, mais il a souligné que cette façon de faire visait à prévenir les activités criminelles ou terroristes.

[25] L’agent n’a cependant pas examiné le fait que la preuve sur la situation dans le pays faisait mention de mauvais traitements de la part de la police et de militaires, mais aussi d’autres mauvais traitements, dont le harcèlement et la discrimination, infligés aux Tamouls originaires du Nord comme le demandeur.

[26] L’agent a également invoqué un document désuet sur la situation dans le pays datant de 2017 selon lequel la situation des demandeurs d’asile déboutés s’améliorait à la lumière d’une surveillance accrue exercée à l’échelle internationale, et que rien n’indiquait que les traitements et les interrogatoires subis par les demandeurs d’asile déboutés équivalaient à de la torture ou à des peines cruelles et inusitées.

[27] En ce qui concerne les mauvais traitements subis par les Tamouls et, particulièrement, les Tamouls du Nord qui entrent au Sri Lanka, l’agent a affirmé qu’il ne pouvait pas conclure, en raison de l’insuffisance des éléments de preuve mentionnée précédemment, que le demandeur risquait de subir de mauvais traitements. Cela était attribuable à l’omission du demandeur d’indiquer s’il avait eu le moindre lien avec des groupes de la diaspora tamoule pendant qu’il était à l’étranger, en dépit du fait que le demandeur n’a pas avancé un tel argument.

[28] De plus, l’agent a précisé qu’il ne pouvait pas conclure, sans éléments de preuve convaincants, comme un mandat d’arrestation ou une ordonnance de tribunal, que la situation que vivrait le demandeur serait la même que celle vécue par la population tamoule en général. À cet égard, et à tort, ainsi que je le conclus plus loin dans les présents motifs, l’agent a estimé que la lettre du CID exigeant la comparution du demandeur sous peine d’arrestation n’équivalait pas à un mandat d’arrestation.

[29] De plus, l’agent a conclu qu’il y avait [traduction] « peu » de preuve permettant de conclure que le demandeur était recherché dans un autre but que celui d’être interrogé au sujet de son frère ou que la lettre qu’il a reçue constituait un mandat d’arrestation. Pour cette raison, l’agent a affirmé qu’il ne pouvait pas conclure que le demandeur était exposé à davantage qu’une simple possibilité d’arrestation et d’interrogatoire à son retour au Sri Lanka.

[30] En résumé, l’agent a estimé que le demandeur risquerait d’être interrogé à son retour au Sri Lanka, étant donné que c’est la procédure habituelle afin de confirmer l’identité des personnes qui pourraient tenter de se soustraire à des mandats d’arrestation et des ordonnances de tribunaux – conclusion déraisonnable étant donné l’erreur commise quant au fait que la lettre du CID n’équivalait pas à un mandat, comme on le verra plus loin -, mais il a conclu que le demandeur avait démontré que son nom ne figurait pas dans un tel document.

IV. Questions en litige

[31] La question en litige est celle de savoir si la décision est raisonnable.

V. Norme de contrôle

[32] La norme de contrôle applicable en l'espèce est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, qui a été rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653, le juge Rowe a expliqué, au nom de la majorité, les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, au para 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, au para 90). La cour de révision doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99, citant Dunsmuir, aux para 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 RCS 5, au para 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, au para 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience qu’invoque la partie [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable » (Vavilov, au para 100).

[Non souligné dans l’original.]

VI. Analyse

A. Preuve corroborante du risque

[33] Le demandeur soutient de façon générale que l’agent a eu tort de ne pas prendre en compte la preuve objective et corroborante du risque, particulièrement à la lumière des liens perçus du demandeur avec les TLET.

[34] Le demandeur affirme avec raison que pour établir un risque de persécution, il n’est pas nécessaire qu’un demandeur démontre un [traduction] « risque personnalisé », mais plutôt son appartenance à un groupe qui subit de la persécution. À cet égard, il cite les décisions Ramasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 473 et Rasalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 718 rendues par la Cour. Dans la décision Ramasamy, la juge Tremblay‑Lamer affirme :

[26] Pour établir un risque de persécution, un demandeur n’a pas besoin de prouver qu’il coure ou courra lui-même un « risque personnel de préjudice «, mais peut simplement établir qu’il appartient à un groupe dont les membres subissent ou sont susceptibles de subir des actes de persécution (Salibian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] ACF n° 454 (CAF); Navaratnam, au paragraphe 12.

[35] Dans la décision Rasalingam, le juge Diner affirme :

[22] Cet énoncé ne tient pas la route. Le demandeur n’avait pas l’obligation de présenter une preuve « objective » sur la situation dans le pays selon laquelle il serait exposé à des risques dans l’éventualité de son renvoi au Sri Lanka (étant donné que l’agent n’avait accordé aucun poids à la preuve produite par la famille et par l’avocat au Sri Lanka, laquelle traitait de risques personnels). En fait, les risques personnels peuvent être inférés de la preuve circonstancielle, par l’appartenance du demandeur à un groupe qui est pris pour cible (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au paragraphe 53), Kanakasingam, au paragraphe 20).

[23] Étant donné que la décision était déraisonnable en ce qui a trait à quelque chose d’aussi déterminant que l’omission de la preuve sur la situation dans le pays se rapportant directement à la question clé que l’agent devait examiner, soit le risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur les autres questions soulevées en ce qui a trait au traitement de la preuve « personnelle », en l’espèce la preuve médicale ainsi que la preuve provenant de la famille et de l’avocat.

[36] Avec égards, le demandeur a raison quant aux principes juridiques contraignants à ce sujet. Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] la Cour suprême affirme expressément que les éléments de preuve directs ne sont pas nécessaires pour établir un risque de discrimination et les difficultés qui en découlent. La majorité, par la voix de la juge Abella, déclare :

[52] L’agente accepte d’attribuer les difficultés qu’éprouverait vraisemblablement Jeyakannan Kanthasamy au Sri Lanka à la discrimination qui y est exercée contre les jeunes hommes tamouls. Elle admet en outre une preuve démontrant que les Tamouls du Sri Lanka, en particulier les jeunes hommes du nord, sont couramment pris pour cibles par la police. À son avis, toutefois, les jeunes Tamouls ne sont pris pour cibles que s’ils sont soupçonnés de liens avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul, et le gouvernement a fait des efforts pour améliorer la situation des Tamouls. Elle dit : [traduction] « il incombe au demandeur de démontrer que cette situation le toucherait personnellement ».

[53] Tout cela amène l’agente à conclure que, à défaut d’éléments de preuve selon lesquels Jeyakannan Kanthasamy ferait personnellement l’objet de mesures discriminatoires, il n’y a pas de preuve de discrimination. Soit dit tout en respect, la démarche de l’agente ne tient pas compte du fait que la discrimination peut être inférée lorsqu’un demandeur établit qu’il appartient à un groupe qui est victime de discrimination. Pour les besoins d’une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire, la discrimination [traduction] « peut se manifester sous forme d’incidents isolés ou être de nature systémique », et même « les actes discriminatoires qui n’emportent pas individuellement persécution doivent être considérés cumulativement » : (Jamie Chai Yun Liew et Donald Galloway, Immigration Law (2e éd. 2015), p. 413, citant Divakaran c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 633).

[54] Or, en l’espèce, l’agente exige de Jeyakannan Kanthasamy une preuve directe qu’il courrait un tel risque d’être victime de discrimination s’il était expulsé. Non seulement cette exigence mine la vocation humanitaire du par. 25(1), mais elle traduit une conception très réductrice de la discrimination que notre Cour a largement désavouée au fil des décennies : Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 173‑174;. Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU [Meiorin], [1999] 3 R.C.S. 3 Québec (Procureur général) c. A, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 318‑319 et 321‑338).

[...]

[56] Il appert de ces extraits que le demandeur doit seulement montrer qu’il sera vraisemblablement touché par une condition défavorable comme la discrimination. La preuve d’actes discriminatoires contre d’autres personnes qui partagent les mêmes caractéristiques personnelles est donc clairement pertinente pour l’application du par. 25(1), et ce, que le demandeur puisse démontrer ou non qu’il est personnellement visé. Des inférences raisonnables peuvent en être tirées. Dans Aboubacar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 714, le juge Rennie énonce de façon convaincante les raisons pour lesquelles il est alors possible de tirer des inférences raisonnables :

Bien que les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 doivent s’appuyer sur la preuve, il existe des circonstances où les conditions dans le pays d’origine sont telles qu’elles confortent l’inférence raisonnable relativement aux difficultés auxquelles un demandeur en particulier serait exposé à son retour . . . Il ne s’agit pas d’une hypothèse, mais bien d’une inférence raisonnée, de nature non hypothétique, relativement aux difficultés auxquelles une personne serait exposée, et, de ce fait, cela constitue le fondement probatoire d’une analyse sérieuse et individualisée [...] [par. 12 (CanLII)]

[Non souligné dans l’original.]

[37] À la lumière de ces principes, je conclus que l’agent a eu tort d’exiger des éléments de preuve directs ou corroborants comme il l’a fait maintes fois au sujet de multiples questions dans toute la décision.

[38] Avec égards, les principes juridiques contraignants (c.-à-d. le droit que doit appliquer le tribunal) prévoient que « le demandeur doit seulement montrer qu’il sera vraisemblablement touché par une condition défavorable comme la discrimination. La preuve d’actes discriminatoires contre d’autres personnes qui partagent les mêmes caractéristiques personnelles est donc clairement pertinente pour l’application du par. 25(1), et ce, que le demandeur puisse démontrer ou non qu’il est personnellement visé. Des inférences raisonnables peuvent en être tirées. »

[39] Je ne vois aucune raison de traiter l’appréciation de la discrimination aux termes de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés différemment de l’appréciation de la discrimination au titre des articles 96 et, surtout, 97 de la LIPR. À cet égard, la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy, au paragraphe 56, a invoqué les motifs rédigés par le juge Rennie (alors juge à la Cour fédérale) en estimant que celui-ci avait « [d]ans Aboubacar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 714, [...] énonc[é] de façon convaincante les raisons pour lesquelles il est alors possible de tirer des inférences raisonnables » [non souligné dans l’original] :

Bien que les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 doivent s’appuyer sur la preuve, il existe des circonstances où les conditions dans le pays d’origine sont telles qu’elles confortent l’inférence raisonnable relativement aux difficultés auxquelles un demandeur en particulier serait exposé à son retour [...] . . . Il ne s’agit pas d’une hypothèse, mais bien d’une inférence raisonnée, de nature non hypothétique, relativement aux difficultés auxquelles une personne serait exposée, et, de ce fait, cela constitue le fondement probatoire d’une analyse sérieuse et individualisée [...] [par. 12 (CanLII)].

[40] En l’espèce, l’agent n’a pas pris en compte ni appliqué la doctrine des inférences raisonnables. Il était loisible à l’agent de tirer de telles inférences à la lumière de la preuve écrite, testimoniale et documentaire présentée par le demandeur à l’égard de laquelle aucune conclusion défavorable n’avait été tirée. Le demandeur avait droit à pareil traitement à cet égard.

[41] Par conséquent, et avec égards, la situation du demandeur en tant que demandeur d’asile débouté n’a pas été appréciée comme il se devait.

[42] C’est aussi le cas de l’exposé circonstancié, qui est plutôt convaincant et qui n’a pas non plus fait l'objet de conclusions défavorables quant à la crédibilité.

[43] De plus, le demandeur souligne que la Cour a récemment admis d’office le « profilage ethnique, [la] surveillance et [le] harcèlement » dont font l’objet les citoyens du Sri Lanka d’origine tamoule. Dans la décision Ratnasingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 274, le juge Pamel affirme ce qui suit :

[4] Les demandeurs sont des citoyens du Sri Lanka d’origine tamoule. Au Sri Lanka, les Tamouls sont souvent victimes de profilage ethnique, de surveillance et de harcèlement de la part de représentants de l’État et de certains représentants politiques.

[44] En outre, le demandeur cite la décision Gopalapillai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 228, selon laquelle :

[12] Cette conclusion ne tient toutefois pas la route. Il n’est pas nécessaire qu’une crainte fondée de persécution repose sur des opinions politiques véritables. Des opinions politiques imputées suffisent, comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 747 :

[…] les opinions politiques imputées au demandeur et pour lesquelles celui‑ci craint d’être persécuté n’ont pas à être nécessairement conformes à ses convictions profondes. Les circonstances devraient être examinées du point de vue du persécuteur, puisque c’est ce qui est déterminant lorsqu’il s’agit d’inciter à la persécution. Les opinions politiques qui sont à l’origine de la persécution n’ont donc pas à être nécessairement attribuées avec raison au demandeur. Des considérations similaires sembleraient s’appliquer aux autres motifs de persécution.

[45] En l’espèce, le demandeur soutient, et je souscris à sa position, que l’agent n’a pas rejeté son profil de risque sur le fondement de son témoignage, mais qu’il l'a rejeté uniquement en raison d’une prétendue insuffisance de preuves démontrant qu'il avait des liens avec les TLET et que les autorités l’auraient pris pour cible pour ce motif, en dépit d’une conclusion selon laquelle l’événement survenu en 2010 a été corroboré. En l’espèce, de telles preuves n’étaient pas nécessaires.

[46] Étant donné la jurisprudence qui a été citée, le demandeur affirme qu'un lien perçu avec les TLET suffirait, et que ce lien existait en l’espèce. Pour cette raison, le demandeur estime que l’analyse effectuée par l’agent était déraisonnable. De plus, le demandeur réitère ces principes en citant la décision de la Cour dans l’affaire Sathasivam c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2016 CF 408, selon laquelle :

[14] En l’espèce, le demandeur n’invoque pas un risque d’extorsion en raison de son statut de SriLankais qui est perçu comme étant nanti, mais plutôt de SriLankais qui est aussi un jeune homme tamoul du nord du pays. Dans l’arrêt Gunaratnam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 358, dans des circonstances identiques, le juge Russell a longuement examiné la question du risque spécifique d’extorsion auquel sont confrontés les jeunes hommes tamouls, sur la foi des menaces de dénonciation en tant que partisans des TLET, en concluant que la Commission avait commis une erreur susceptible de révision en omettant de faire une évaluation sur ce plan :

[53] À mon avis, ce qui manque à l’analyse est l’examen de la preuve présentée par le demandeur et le Rapport du Département selon lequel les jeunes hommes tamouls originaires du nord sont ciblés de cette façon. La Commission n’a pas traité des autres groupes ou races ciblés de cette façon, et il est clair que l’EPDP et le groupe Karuna ciblent particulièrement les jeunes hommes tamouls, car ils peuvent les menacer de les dénoncer au gouvernement comme étant des partisans des TLET.

[54] Cette façon de faire ne me semble pas être de l’extorsion sans ciblage racial, ou un risque auquel d’autres personnes sont généralement exposées au Sri Lanka.

[...]

[58] Je ne vois pas comment la Commission a pu conclure qu’il s’agit d’un risque auquel sont généralement exposées les autres personnes au Sri Lanka. La preuve dont disposait la Commission révèle que l’EPDP et le groupe Karuna ne ciblent pas le demandeur uniquement à des fins économiques. Ils ciblent plutôt les jeunes hommes tamouls originaires de Jaffna, parce qu’ils peuvent les menacer de les dénoncer dans le but d’appuyer leurs demandes d’extorsion. Seuls les jeunes hommes tamouls peuvent être exposés à ce risque particulier, à savoir l’extorsion de concert avec les menaces de dénonciation en tant que partisan des TLET. La Commission doit alors être en mesure d’expliquer pourquoi un groupe ciblé, du moins en partie, du fait de sa race, peut se prévaloir de l’exception prévue au sous­alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi.

[59] Je crois que ce fait, à lui seul, exige que l’affaire soit renvoyée pour nouvel examen. Le demandeur a soulevé plusieurs autres questions, mais je ne crois pas devoir examiner chacune d’entre elles. La Commission tire une conclusion fondamentale selon laquelle le demandeur ne correspond pas au profil d’une personne exposée à un risque de la part du gouvernement srilankais, advenant son retour. Toutefois, je constate l’absence d’une discussion et d’un examen exhaustifs sur le fait que le demandeur est une personne qui a été détenue à trois reprises et accusée d’entretenir des liens avec les TLET, et que le groupe Karuna a détenue, battue, et menacée de dénonciation au gouvernement comme étant un partisan des TLET s’il ne versait pas les sommes exigées (ce qu’il n’a pas fait) (DCT, à la page 634) :

[traduction]


 

Si vous ne le faites pas, vous… et nous dirons à l’armée que vous êtes un partisan des TLET « puis ils ont dit que si j’étais remis à l’armée, ils me tortureraient et maintiendraient ma détention.

[60] Il n’y a rien dans la preuve qui laisse entendre que ce genre de choses ne se produit pas. La propre preuve de la Commission indique que sont exposées à un risque notamment « les personnes soupçonnées d’entretenir des liens avec les TLET ». Si le groupe Karuna exécute sa menace, le demandeur sera donc soupçonné d’entretenir ces liens.

[Souligné dans l’original.]

[47] Je n’ignore pas que chaque affaire est unique, et que les décisions précédentes de la Cour ne constituent pas de la preuve. Toutefois, les décisions de la Cour concernant des personnes dans des circonstances similaires, comme, par exemple, les hommes tamouls originaires du Nord qui rentrent au Sri Lanka de façon générale et plus particulièrement en tant que demandeurs d’asile déboutés, apportent des mises en garde susceptibles d’être utiles aux agents dans l’exercice de leurs fonctions.

[48] De plus, le demandeur conteste le fait que l’agent se fonde sur l’absence de mandat d’arrestation ou d’ordonnance d'un tribunal pour estimer qu’il ne serait pas exposé à des difficultés à son retour au Sri Lanka. Il affirme que cette conclusion montre que l’agent a écarté les éléments de preuve objectifs sur le Sri Lanka, qu’il a mal interprété le sens de la lettre du CID et qu’il croit qu’il a des liens avec les TLET. Avec égards, c’est aussi mon avis. La lettre du CID constitue une convocation sans condition et une menace d’arrestation. J’estime que la lettre du CID équivaut à un mandat : la lettre a le même objet avec les mêmes conséquences. C’est un ordre de se présenter sous peine d’arrestation. L’agent s’est livré, à tort, à des hypothèses en écartant les ordres donnés par le CID en raison de l’absence de lettre supplémentaire ou de suivi de la part des autorités sri lankaises – ces considérations ne reposent sur aucun fondement probant.

[49] Sur la foi de ce qui précède, je conclus que la décision n’est pas raisonnable, de sorte que la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[50] Les deux parties ont relevé d’autres questions, mais il n’est pas opportun que je les examine.

VII. Conclusion

[51] Avec égards, le demandeur a établi que la décision de l’agent était déraisonnable en ce qui concerne son appréciation du risque auquel sont exposés les membres du groupe auquel le demandeur s’identifie. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

VIII. Question à certifier

[52] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5180-21

LA COUR REND LE JUGEMENT QUI SUIT : La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision. Aucune question de portée générale n’est certifiée, et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5180-21

 

INTITULÉ :

SHANMUGATHEES SHANMUGARAJAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 OCTOBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 3 NOVEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Yasin Ahmed Razak

POUR LE DEMANDEUR

Rishma Bhimji

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Razak Law

Avocat

Etobicoke (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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