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Date : 20221116


Dossier : IMM‑6647‑21

Référence : 2022 CF 1566

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

BERHANU ABESHA FEYISSA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 3 septembre 2021 [la décision] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté l’appel du demandeur et a confirmé la décision rendue le 1er mars 2021 par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.

[2] La SPR a conclu que le demandeur n’était pas exposé à un risque prospectif d’être persécuté et qu’il était exclu de la protection accordée aux réfugiés au titre de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II. Contexte

[3] Le demandeur, Berhanu Abesha Feyissa, est un homme de 47 ans, citoyen de l’Éthiopie, d’origine ethnique amharique et résident permanent de l’Allemagne.

[4] En 2005, le demandeur a quitté l’Éthiopie et s’est rendu en Allemagne afin de terminer son doctorat. En 2013, il est devenu résident permanent de l’Allemagne. Le demandeur est entré au Canada le 21 juillet 2019 et a demandé l’asile en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR du fait que, en Allemagne, il avait subi de la discrimination raciale équivalant à de la persécution.

[5] Durant son séjour en Allemagne, le demandeur affirme avoir occupé divers postes où il croit avoir subi de la discrimination de la part de ses employeurs du fait de sa race :

  1. En mai 2012, le demandeur a commencé à travailler comme ingénieur de structures pour une entreprise privée. Son employeur l’a congédié après qu’il eut demandé une augmentation salariale au début de 2014.

  2. En janvier 2015, le demandeur a commencé à travailler comme ingénieur de structures pour une autre entreprise. Il a été congédié trois mois après son embauche; l’employeur a affirmé que la raison était que son salaire était plus élevé par rapport à celui d’ autres employés.

  3. D’octobre 2016 à juin 2017, le demandeur a travaillé comme ingénieur civil. Il a été congédié parce qu’il n’a pas été en mesure d’obtenir un permis de conduire allemand. Une entreprise chargée d’évaluer la demande de permis en a inutilement retardé le traitement.

  4. En janvier 2018, le demandeur a travaillé comme ingénieur de structures. Son employeur lui a interdit d’occuper un emploi secondaire, même si son contrat stipulait qu’il pouvait en occuper un après consultation auprès de son employeur.

[6] Le demandeur soutient en outre qu’il a subi de la discrimination raciale dans d’autres sphères de sa vie en Allemagne, notamment dans le système de soins de santé.

[7] La SPR a rejeté la demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97. La SPR a conclu que le demandeur était exclu de la protection accordée aux réfugiés au titre de l’article 98 de la LIPR et qu’il ne serait pas exposé à un risque prospectif s’il retournait en Allemagne. La SPR a tiré les conclusions pertinentes suivantes :

  1. Le demandeur possède en Allemagne un statut essentiellement semblable à celui d’un ressortissant de ce pays et est exclu au titre de l’article 98 de la LIPR. Il a le droit de retourner en Allemagne, de travailler sans restriction aucune, d’y étudier et d’utiliser les services sociaux dans ce pays.

  2. Le demandeur n’est pas exposé à un risque en Allemagne. Sa race « peut avoir été un facteur » mais n’était pas le motif principal pour lequel il avait eu des problèmes en milieu de travail. Le demandeur a subi de la discrimination dans d’autres sphères de sa vie, mais elle n’équivalait pas à de la persécution. De plus, il existe des lois et des institutions de lutte contre la discrimination en Allemagne.

[8] Le 3 septembre 2021, la SAR a confirmé la décision de la SPR, rejetant ainsi la demande d’asile du demandeur. Ce dernier demande à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire à la SAR pour nouvel examen.

III. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[9] Dans l’ensemble, la SAR a confirmé la décision de la SPR. La SAR a examiné la jurisprudence de la Cour relative aux motifs mixtes, à savoir s’il convient d’analyser le risque après avoir établi qu’une personne détient un statut essentiellement semblable à celui d’un ressortissant du pays en question selon l’article 98 de la LIPR (voir Celestin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 97 [Celestin] au para 103; Saint Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 493 [Saint Paul] au para 57). Toutefois, étant donné que la SAR a comme pratique administrative d’analyser le risque dans de telles affaires, le tribunal de la SAR a néanmoins évalué le risque prospectif auquel serait exposé le demandeur en Allemagne et il a aussi évalué si ce dernier était exclu au titre de l’article 98.

[10] La SAR a confirmé que la discrimination subie par le demandeur en Allemagne n’équivalait pas à de la persécution. La SAR a tiré les conclusions suivantes au sujet de la discrimination alléguée :

  1. La SPR a commis une erreur en confirmant que les problèmes du demandeur en milieu de travail n’étaient pas liés à la discrimination, même si elle a conclu que la race « [pouvait] avoir été un facteur ». Selon la doctrine des motifs mixtes, si la race n’est que l’un des nombreux facteurs dans le cadre d’une décision, alors cela équivaudra à de la discrimination fondée sur la race. Toutefois, il n’y a pas de preuve indiquant que la discrimination raciale est largement répandue en Allemagne. Le demandeur a travaillé pour différentes entreprises et, en Allemagne, il existe des recours judiciaires pour remédier à des pratiques d’emploi discriminatoires.

  2. Les autorités ont interdit au demandeur de monter dans l’ambulance avec son enfant, lorsque celui‑ci a nécessité des soins intensifs, et lui ont plutôt offert un transport dans un véhicule de police. La SAR a rejeté l’argument du demandeur selon lequel il croyait que cet incident était lié à de la discrimination raciale.

  3. La discrimination subie par le demandeur, examinée de manière cumulative, n’équivaut pas à de la persécution.

[11] La SAR a examiné les quatre facteurs applicables pour déterminer si un demandeur d’asile jouit d’un statut semblable à celui des ressortissants du pays visé aux termes de l’article 98 (Shamlou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1537 (1re inst) aux para 35‑36). La SAR a tiré les conclusions suivantes en lien avec chaque facteur tel qu’il s’applique au demandeur :

  1. Le droit de retourner dans le pays : le demandeur n’a pas contesté qu’il a le droit de retourner en Allemagne.

  2. Le droit de travailler sans restriction aucune : la SAR a réitéré les conclusions qu’elle a tirées lors de l’analyse du risque prospectif. Le demandeur a déjà occupé divers postes en Allemagne et il conserve le droit d’y travailler.

  3. Le droit d’étudier : le demandeur a étudié en Allemagne et il ne prétend pas ne pas avoir le droit d’y étudier.

  4. Le droit d’utiliser sans restriction les services sociaux : rien n’empêche le demandeur d’utiliser les services sociaux.

[12] Par conséquent, la SAR a conclu que le demandeur était exclu de la protection accordée aux réfugiés au titre de l’article 98 de la LIPR.

IV. Question en litige

[13] La question en litige est de savoir si la décision est raisonnable.

V. Norme de contrôle applicable

[14] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25).

VI. Analyse

[15] Aux termes de l’article 98 de la LIPR : « La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. »

[16] La section E de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 est ainsi libellée :

E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

E. This Convention shall not apply to a person who is recognized by the competent authorities of the country in which he has taken residence as having the rights and obligations which are attached to the possession of the nationality of that country.

[17] Par conséquent, le demandeur d’asile qui détient un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants du tiers pays est exclu de la protection accordée aux réfugiés au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

[18] La Cour d’appel a ainsi décrit le critère pour établir si une personne est exclue au titre de l’article 98 (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, 2010 CAF 118 [Zeng] au para 28) :

Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[19] La jurisprudence récente de la Cour est partagée quant à savoir si la SAR est tenue d’examiner le risque prospectif dans le contexte de l’article 98 lorsque la réponse à la première question posée dans Zeng est « affirmative » (Celestin, au para 103; Saint Paul, au para 57). Néanmoins, la SAR a examiné les allégations du demandeur relatives à la discrimination et à la prétendue crainte de persécution.

[20] Le demandeur conteste les conclusions tirées par la SAR à cet égard. Il croit que la SAR a commis une erreur du fait qu’elle a refusé de conclure qu’il serait exposé à un risque prospectif s’il retournait en Allemagne. Le demandeur soutient que la SAR, en tirant cette conclusion erronée, a ignoré de manière sélective la preuve contenue dans le Cartable national de documentation [le CND] qui démontrait la prévalence de la discrimination en Allemagne.

[21] Je suis en désaccord. Je conclus qu’il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que la discrimination subie par le demandeur n’équivalait pas à de la persécution. La SAR a démontré qu’elle connaissait le droit applicable qui exige qu’elle tienne compte de la discrimination de manière cumulative pour évaluer si celle‑ci équivaut à de la persécution et qui exige qu’elle examine les facteurs contextuels pertinents, telles les conditions générales et l’existence de recours juridiques contre la discrimination pour les employés en Allemagne. La SAR avait le droit, et a exercé ce droit, de soupeser la preuve du demandeur afin d’établir quels incidents équivalaient ou non à de la discrimination. Le rôle de la Cour n’est ni d’apprécier à nouveau la preuve examinée par la SAR, ni de la soupeser.

[22] Le simple fait que la SAR a mentionné certaines parties du CND et pas d’autres ne rend pas la décision déraisonnable. De toute façon, les extraits du CND qui, selon le demandeur, n’auraient pas été pris en compte par la SAR, et auxquels il fait référence, ne contredisent pas les conclusions tirées par la SAR. La SAR n’a jamais affirmé que la discrimination n’existe pas en Allemagne; elle a seulement conclu que la discrimination alléguée par le demandeur n’équivalait pas à de la persécution.

[23] La décision est raisonnable.

VII. Conclusion

[24] La demande est rejetée. Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6647‑21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM‑6647‑21

 

INTITULÉ :

BERHANU ABESHA FEYISSA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 NovembrE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 NovembRe 2022

 

COMPARUTIONS :

Daniel Tilahun Kebede

POUR Le demandeur

Brad Bechard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

The Law Office of Daniel Kebede

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR Le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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