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Date : 20221115


Dossier : IMM-43-20

Référence : 2022 CF 1560

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 novembre 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

MOHAMED AMIN ABDIRAHMAN ELMI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur est citoyen de la Somalie. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision rejetant sa demande de résidence permanente en tant que membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie de personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières dans le cadre du Programme de parrainage privé de réfugiés.

[2] Cette décision a été rendue le 29 novembre 2019 par un agent de migration du haut‑commissariat du Canada à Nairobi, au Kenya.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie. L’agent a fondé sa décision sur une version non signée du formulaire de l’annexe 2 figurant au dossier certifié du tribunal [le DCT], sans toutefois faire mention de la version signée figurant également au DCT. Cette deuxième version renferme des détails supplémentaires qui vont à l’encontre des conclusions de l’agent.

II. Le contexte

[4] Le demandeur allègue avoir été victime de persécution en Somalie en raison de son appartenance au clan minoritaire Butiya Awlayd.

[5] Il affirme que Hussein Jirde, membre des forces armées somaliennes et du clan majoritaire Hawiye, a tenté de s’emparer de force de sa maison familiale. Son père a été tué par des hommes de Hussein Jirde en 2012, et sa mère a reçu des menaces disant que d’autres membres de la famille seraient tués si elle refusait d’abandonner la maison.

[6] Le demandeur soutient que la maison familiale a été attaquée de nouveau en avril 2013 : un groupe d’hommes y est entré et a commencé à casser des choses alors que le demandeur, sa mère, sa grand-mère ainsi que sa sœur aînée et les deux enfants de celle-ci se trouvaient sur place.

[7] Le demandeur s’est alors enfui de la maison avec sa grand-mère, qui était blessée au ventre. Ensemble, ils se sont terrés dans la maison d’un ami du défunt père du demandeur.

[8] Le demandeur n’était pas en mesure de conduire sa grand-mère à l’hôpital sans être repéré par Hussein Jirde et ses hommes. Deux jours plus tard, la grand-mère succombait à ses blessures.

[9] Le demandeur a alors fui à Jigjiga, en Éthiopie, où il est resté de 2013 à 2018. Il est par la suite entré en contact avec sa tante maternelle et son cousin au Canada. C’est ce dernier qui parraine la demande du demandeur au titre du Programme de parrainage privé de réfugiés.

III. La décision contestée

[10] La décision est énoncée dans une lettre de deux pages adressée au demandeur, et les motifs connexes figurent dans les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC].

[11] La lettre indique que l’agent s’est entretenu avec le demandeur le 5 novembre 2019 avec l’assistance d’un interprète et que le demandeur n’a pas laissé entendre avoir de la difficulté à comprendre l’interprète ni à se faire comprendre par celui‑ci.

[12] Selon les notes du SMGC, l’agent a conclu que le témoignage du demandeur n’était pas crédible en raison des déclarations divergentes ou contradictoires qu’il avait faites durant l’entretien, quant à savoir :

  1. si la grand-mère du demandeur a été tuée ou si elle était toujours en vie;

  2. qui se trouvait dans la maison avec le demandeur au moment de l’attaque;

  3. si le demandeur a fui seul ou accompagné après l’attaque;

  4. combien de temps s’était écoulé entre l’attaque et le moment où le demandeur a décidé de fuir.

[13] Vu ces divergences et déclarations contradictoires, l’agent n’était pas convaincu que le demandeur appartenait à l’une des catégories réglementaires ni qu’il craignait avec raison d’être persécuté ou encore qu’il satisfaisait aux exigences de la catégorie de personnes de pays d’accueil.

[14] Ainsi, l’agent n’était pas convaincu, comme le veut le paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR], LC 2001, c 27, que le demandeur n’était pas interdit de territoire. L’agent a donc rejeté la demande, car, selon lui, le demandeur ne remplissait pas les exigences de la LIPR.

IV. La question en litige

[15] Les parties conviennent, et je suis d’accord, que la question en litige en l’espèce est celle de savoir si la décision est raisonnable.

[16] Le demandeur soutient que les conclusions tirées par l’agent en matière de crédibilité ne sont pas raisonnables, car elles font fi de l’essentiel des éléments de preuve pertinents dont l’agent disposait.

[17] Chacune des quatre déclarations énoncées précédemment sera traitée dans la partie « Analyse » des présents jugement et motifs.

V. La norme de contrôle

[18] La Cour suprême du Canada a conclu que, lors du contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond (le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne porte pas sur un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23. Bien que cette présomption soit réfutable, aucune des exceptions n’est applicable en l’espèce.

[19] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de révision qu’elle fasse preuve de retenue envers une telle décision : Vavilov, au para 85.

[20] Avant de pouvoir infirmer une décision, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision : Vavilov, au para 100.

VI. Analyse

A. Les deux versions du formulaire de l’annexe 2 qui figurent au DCT

[21] Le tableau suivant résume les distinctions qui existent entre les deux versions du formulaire de l’annexe 2 qui figurent au DCT.

Annexe 2 (DCT, aux pages 20-24)

Annexe 2 (DCT, aux pages 39-46)

Annexe non signée, datée du 2018-06-12

Annexe signée, datée du 2018-06-12

Réponse à la question 2A :

[TRADUCTION] « Ma mère, ma sœur et mon neveu ont fui après l’attaque de notre maison et je ne sais pas comment ni où ils sont allés. »

Réponse à la question 2A :

[TRADUCTION] « Ma mère, ma sœur et mes deux neveux ont fui après l’attaque de notre maison et je ne sais pas comment ni où ils sont allés. »

On ne trouve aucun renseignement supplémentaire.

On trouve des renseignements supplémentaires à propos de la question 1.

Aucun addenda donnant le nom des frères et sœurs.

Addenda rattaché à la question 10 indiquant le nom de la sœur en somali.

[22] La seule autre différence entre les deux annexes concerne la date de décès du père du demandeur. La version non signée de l’annexe 2 indique qu’il serait décédé le 1er janvier 1993, tandis que la version signée donne le 1er décembre 2012. Les notes du SMGC montrent que, lors de son entretien avec l’agent, le demandeur a affirmé que son père avait été tué en décembre 2012.

B. La grand-mère du demandeur

[23] L’agent a soulevé auprès du demandeur la question de savoir si sa grand-mère avait été tuée ou si elle était toujours en vie, car le demandeur a mentionné à un certain moment ne pas savoir si elle était vivante ou non.

[24] Les notes du SMGC indiquent : [traduction] « A dit : n’a pas parlé à sa grand-mère depuis l’attaque, aucune mention de ce qui est arrivé, ne sait pas si elle est encore vivante, a plus tard affirmé qu’elle était décédée, l’annexe 2 indique qu’elle est décédée à cause du manque de traitement. »

[25] Le récit supplémentaire du demandeur, qui est joint uniquement à la version signée de l’annexe 2, fournit de plus amples détails concernant le groupe d’hommes qui est entré dans la maison et la décision du demandeur de fuir avec sa grand-mère.

[26] Le demandeur a clairement indiqué, dans son récit comme dans son entretien, que sa grand-mère avait succombé à ses blessures deux jours après qu’ils se furent réfugiés dans la maison de l’ami du père du demandeur.

[27] Si l’agent avait consulté la version signée de l’annexe 2, il n’aurait relevé aucune divergence entre la réponse donnée par le demandeur lors de son entretien et le contenu de l’annexe 2.

C. Les autres occupants de la maison au moment de l’attaque

[28] L’agent a demandé qui vivait dans la maison au moment de l’attaque. Les notes du SMGC montrent que le demandeur a répondu [traduction] « moi, ma mère, ma grand‑mère, ma sœur et ses deux enfants, des garçons ».

[29] L’agent s’est focalisé sur le nombre de neveux, un ou deux, qui vivaient dans la maison.

[30] Selon les notes du SMGC, le demandeur a affirmé qu’il y avait [traduction] « deux neveux dans la maison et des voisins »; de son côté, l’agent a noté [traduction] « l’annexe 2 précise un neveu et aucun voisin ».

[31] Selon la version signée de l’annexe 2, il y avait deux neveux.

[32] La version non signée de l’annexe 2 mentionne que le demandeur, sa mère, sa sœur et son neveu ont fui la maison après l’attaque.

[33] Comme il ressort clairement de ce qui précède, l’agent a conclu que les réponses du demandeur étaient divergentes sur cette question du fait que seule la version non signée de l’annexe 2 a été prise en compte. Si l’agent avait pris en compte la version signée, il n’aurait relevé aucune divergence quant au nombre de personnes présentes dans la maison.

[34] La conclusion de l’agent selon laquelle le témoignage du demandeur présentait des divergences quant aux personnes présentes dans la maison est déraisonnable du fait qu’elle ne repose pas sur les éléments de preuve au dossier.

D. La question de savoir si le demandeur a fui seul ou accompagné après l’attaque

[35] Selon les notes du SMGC, le demandeur a affirmé que [traduction] « tout le monde s’est enfui seul » et a plus tard dit avoir « fui avec sa grand-mère ». Le demandeur a répondu : [traduction] « Je voulais dire mis à part ma mère et ma sœur. »

[36] Le demandeur avance qu’une lecture attentive des notes d’entretien dans leur ensemble et des deux versions de l’annexe 2 donne à penser que ses réponses sont essentiellement concordantes.

[37] Le défendeur fait valoir que la justification qu’a donnée le demandeur quant à la divergence relevée est plausible, mais qu’il ne s’agit pas de la seule explication raisonnable.

[38] Dans son récit supplémentaire qui est joint à la version signée de l’annexe 2, le demandeur précise : [traduction] « Chacun de nous a couru dans une direction opposée; j’ai pris ma grand-mère et nous avons essayé de courir hors de la maison le plus vite possible. »

[39] Comme je l’ai déjà conclu, il est évident que le demandeur affirme, dans son récit, avoir quitté la maison avec sa grand-mère.

[40] En ce qui a trait aux autres membres de la famille, les notes du SMGC indiquent que le demandeur a affirmé : [traduction] « Nous avons perdu notre père, nous nous sommes séparés et avons fui séparément. J’ai ensuite quitté la Somalie. »

[41] L’examen du dossier sous‑jacent me permet de conclure que les éléments de preuve confirment que le demandeur et sa grand-mère ont fui de la maison ensemble. Je ne suis toutefois pas en mesure de déterminer si les autres ont fui avec le demandeur ou s’ils l’ont fait individuellement. Par conséquent, je m’en remets à la conclusion de l’agent selon laquelle le témoignage du demandeur n’était pas crédible en ce qui concerne la fuite des autres occupants de la maison.

E. Le temps écoulé entre l’attaque et le moment où le demandeur a décidé de quitter le pays

[42] Les notes du SMGC montrent le résultat de l’échange qui a eu lieu entre l’agent et le demandeur :

[traduction]

A dit : 4 jours se sont écoulés entre l’attaque et la fuite du pays, a plus tard dit une semaine.

Réponse : Quatre jours, c’est le temps que j’ai mis à fuir de la Somalie vers l’Éthiopie.

[43] Dans les deux versions de l’annexe 2, le demandeur explique : [traduction] « Yususf Osman a facilité mon voyage, il m’a fait monter dans son petit autobus, qu’il avait été engagé pour conduire jusqu’à Beledweyne. Il m’a amené là-bas, puis m’a présenté un autre chauffeur, qui m’a demandé 150 $ pour m’emmener à Jigjiga. En tout, ça nous a pris 4 jours pour aller de Mogadiscio à Jigjiga. »

[44] L’agent n’a pas fait mention de cet extrait, qui est conforme à la réponse donnée par le demandeur lors de son entrevue. L’agent n’a pas non plus expliqué en quoi il avait relevé une divergence entre ces réponses.

[45] Je suis d’avis que la conclusion de l’agent voulant qu’il y ait une divergence en ce qui concerne cet élément de preuve est déraisonnable, puisqu’elle ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence à la lumière du dossier sous-jacent.

VII. Conclusion

[46] L’agent a tiré quatre conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur. J’ai conclu que trois de ces quatre conclusions sont déraisonnables, car elles ne sont pas étayées par le dossier sous-jacent. Par conséquent, la décision est viciée. La seule conclusion défavorable en matière de crédibilité à n’être pas clairement contredite ne permet pas, à elle seule, de justifier le rejet de la demande.

[47] J’estime que le demandeur s’est acquitté de son fardeau de démontrer que la décision est déraisonnable. Les lacunes relevées dans la décision sont plus que simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Elles ne constituent pas une simple erreur mineure. Elles correspondent en fait aux motifs mêmes invoqués par l’agent pour rejeter la demande du demandeur sur la base d’un manque de crédibilité. Comme l’agent a écarté la version signée de l’annexe 2, les motifs justifiant ses conclusions en matière de crédibilité ne sont ni justifiés, ni transparents ni intelligibles.

[48] Pour les motifs qui précèdent, je juge que la décision contestée est déraisonnable.

[49] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[50] La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

[51] Les faits en l’espèce ne soulèvent aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-43-20

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision est annulée. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-43-20

 

INTITULÉ :

MOHAMED AMIN ABDIRAHMAN ELMI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 décembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 NOVEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Alastair Clarke

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Alexander Menticoglou

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Clarke Immigration Law

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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