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Date : 20221116


Dossier : IMM-6140-21

Référence : 2022 CF 1568

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

NAYMA FARDUSI

KAZI MD RAUFUL ISLAM

et KAZI JAIMA ISLAM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 6 mai 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Chittagong, au Bangladesh. Par conséquent, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs n’ont pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, la présente demande sera accueillie parce que la SAR a commis une erreur dans son analyse visant à déterminer si elle devait admettre les nouveaux éléments de preuve des demandeurs dans le cadre de l’appel.

II. Le contexte

[3] Les demandeurs, à savoir la demanderesse principale, Nayma Fardusi, et ses enfants mineurs [les demandeurs d’âge mineur], sont citoyens du Bangladesh. Ils affirment craindre avec raison d’être persécutés par des personnes qui auraient été impliquées, selon la demanderesse, dans des conflits avec son époux. La demanderesse principale craint également de subir de la violence de la part de son époux.

[4] Les demandeurs affirment être victimes de harcèlement continu et de menaces d’extorsion. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, la demanderesse principale a indiqué que son fils avait été enlevé en juillet 2018, gardé en otage pendant six heures et relâché seulement une fois la rançon payée. La demanderesse principale soutient qu’elle a par la suite été menacée verbalement à trois reprises. Le premier incident est survenu en septembre 2018, alors qu’elle rentrait à la maison. Elle dit que trois inconnus armés se sont approchés d’elle, ont bloqué son pousse-pousse et ont exigé que son époux leur verse de l’argent, faute de quoi ils les tueraient, elle et ses enfants.

[5] Le deuxième incident est survenu en octobre 2018. Encore une fois, la demanderesse principale affirme avoir été interceptée alors qu’elle rentrait chez elle après le travail. Elle dit que deux inconnus ont de nouveau menacé de la tuer. Ils ont également appelé ses enfants par leur nom et ont menacé de les tuer s’ils ne recevaient pas l’argent demandé.

[6] Le troisième incident se serait produit moins d’une semaine plus tard. Les agresseurs attendaient la demanderesse principale et lui auraient crié des menaces. Ils lui auraient dit que si son époux signalait l’incident à la police ou à toute autre personne influente, ses enfants seraient découpés en morceaux et disparaîtraient.

[7] La demanderesse principale a affirmé dans son formulaire Fondement de la demande d’asile qu’elle était préoccupée par les activités commerciales de son époux et qu’il pourrait avoir des ennemis. Elle soupçonnait son époux d’avoir des dettes liées à certaines transactions commerciales, qui seraient à l’origine des incidents décrits précédemment. Elle a mentionné qu’elle avait l’impression que son époux lui cachait des choses et que, selon elle, il en savait plus qu’il n’en disait au sujet de l’enlèvement et des menaces qui ont suivi.

[8] La demanderesse principale soutient que sa méfiance à l’égard de son époux est due à une liaison amoureuse qu’il entretient toujours. Elle affirme également que son époux l’a maltraitée tout au long de leur mariage et qu’il est devenu plus violent au fil du temps. Il l’aurait agressée sexuellement, parfois jusqu’à lui infliger des blessures physiques. La demanderesse principale indique qu’elle craint son époux, mais qu’elle n’a pas été capable de le quitter puisque le divorce est stigmatisé au Bangladesh. Elle craint que sa fille soit stigmatisée si elle vient d’une [traduction] « famille brisée » et que personne ne veuille l’épouser.

[9] Les demandeurs sont arrivés au Canada en décembre 2018 et ont demandé l’asile en janvier 2019. La SPR a entendu la demande d’asile le 6 janvier 2020 et l’a rejetée dans une décision rendue le 10 février 2020. La SPR a jugé que les demandeurs étaient généralement crédibles, que la demanderesse principale était victime de violence conjugale et que les incidents impliquant des criminels locaux avaient bien eu lieu. Cependant, elle a conclu que les demandeurs avaient une PRI viable à Chittagong. Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[10] En premier lieu, la SAR s’est penchée sur la question de savoir si elle devait admettre les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs et qui, selon eux, permettaient d’établir que les agents de persécution étaient puissants et liés à la Ligue Awami, le parti politique au pouvoir au Bangladesh. Parmi les nouveaux éléments de preuve, notons une demande présentée par l’époux de la demanderesse principale devant les tribunaux ontariens en vue d’obtenir la garde partagée des demandeurs d’âge mineur et un droit de visite à leur égard [la demande de garde]. Dans sa demande de garde, l’époux fournit des renseignements au sujet des agents soupçonnés de persécution, les identifie, établit sa relation avec eux et explique leurs liens au Bangladesh. Sur la base de ces éléments de preuve, les demandeurs ont fait valoir que les agents de persécution devaient être assimilés à l’État et que la PRI envisagée par la SPR n’était donc pas viable.

[11] Les demandeurs ont aussi cherché à faire admettre en preuve devant la SAR un certain nombre d’autres documents. La SAR a accepté d’admettre les rapports de psychothérapie se rapportant à la demanderesse principale, mais a refusé d’admettre les autres nouveaux éléments de preuve, dont la demande de garde, d’autres documents en lien avec les personnes identifiées dans la demande de garde comme étant les agents soupçonnés de persécution, ainsi que certaines parties d’un affidavit de la demanderesse principale se rapportant aux renseignements figurant dans la demande de garde.

[12] La SAR a conclu que la demande de garde ne satisfaisait pas aux exigences énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR, qui régit l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’un appel interjeté à la SAR. Elle a jugé que, bien que la demande de garde eût été présentée après le rejet de la demande d’asile par la SPR, les renseignements qu’elle contient étaient accessibles avant le rejet de la demande d’asile. Les demandeurs ont soutenu que les renseignements n’avaient été portés à la connaissance de la demanderesse principale qu’après le rejet de la demande d’asile et que la demande de garde indiquait d’ailleurs que l’époux n’avait pas fourni les renseignements à la demanderesse principale. Cependant, la SAR a estimé que cela n’expliquait pas pourquoi les demandeurs n’auraient pas pu produire les renseignements avant le rejet de leur demande, le 10 février 2020. La SAR était d’avis que, puisque les questions relatives à la PRI et à l’identité des agents soupçonnés de persécution avaient été mises en cause par la SPR, il aurait été raisonnable pour les demandeurs de tenter d’obtenir ces renseignements plus tôt, d’autant plus que les demandeurs avaient quand même des contacts, bien que limités, avec l’époux par l’intermédiaire de leurs avocats.

[13] La SAR a finalement conclu que les renseignements contenus dans la demande de garde étaient normalement accessibles à la demanderesse principale et qu’il aurait été possible, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’ils soient présentés au moment du rejet de la demande par la SPR.

[14] En ce qui a trait à l’analyse de fond, la question déterminante que la SAR devait trancher concernait l’existence d’une PRI viable. La SAR a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Chittagong et qu’aucun élément de preuve n’étayait les nouvelles allégations des demandeurs quant à l’affiliation des agents de persécution au parti au pouvoir, la Ligue Awami. Par conséquent, la SAR a établi que les demandeurs fuyaient des agents non étatiques.

[15] Au sujet du premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas réussi à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que l’époux de la demanderesse principale ou les autres agents de persécution avaient les moyens ou la motivation nécessaires pour les poursuivre jusqu’à Chittagong. En conséquence, la SAR a conclu que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait au titre du premier volet du critère relatif à la PRI.

[16] Pour ce qui est du deuxième volet, soit le caractère raisonnable de la PRI, la SAR a conclu que la demanderesse principale : (i) était instruite, (ii) avait de la famille à Chittagong et (iii) serait en mesure de se loger et de trouver un emploi. La SAR a également noté que, selon la documentation objective, les femmes célibataires subissent une stigmatisation sociale importante et peuvent être confrontées à des difficultés si, en plus, elles n’ont pas de réseau de soutien, mais que, dans la présente affaire, la demanderesse principale disposait d’un réseau de soutien à Chittagong. La SAR a également conclu que la séparation de la demanderesse principale de son époux était insuffisante en soi pour démontrer que la PRI était déraisonnable.

[17] Lorsqu’elle a étudié les rapports de psychothérapie admis en tant que nouvelle preuve, la SAR a constaté que, malgré la présence de symptômes associés à divers problèmes de santé mentale, l’état de santé mentale de la demanderesse principale ne rendait pas la PRI envisagée déraisonnable. Les documents sur les conditions dans le pays indiquent que des soins de santé mentale sont offerts et que la demanderesse principale y aurait accès compte tenu de sa capacité à subvenir à ses besoins. La SAR a donc conclu que les demandeurs n’avaient pas réussi à démontrer qu’il serait déraisonnable qu’ils se réinstallent à Chittagong.

[18] Ayant conclu à l’existence d’une PRI viable, la SAR a rejeté l’appel.

IV. Les questions en litige

[19] Les demandeurs affirment que la présente demande soulève trois questions en litige :

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve des demandeurs?

  2. La SAR a-t-elle commis une erreur en appliquant la norme de la prépondérance des probabilités à une menace future?

  3. La SAR a-t-elle commis une erreur en omettant de tenir compte de l’ensemble de la preuve avant de conclure qu’il existait une PRI viable?

[20] Les parties conviennent, et je suis du même avis, que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

V. Analyse

[21] Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur la première question soulevée par les demandeurs.

[22] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de conclure que les renseignements contenus dans la demande de garde étaient normalement accessibles à la demanderesse principale au moment du rejet de sa demande par la SPR. La SAR a tiré cette conclusion en s’appuyant sur le fait qu’il aurait été raisonnable pour la demanderesse principale d’essayer d’obtenir les renseignements en question auprès de son époux. Cependant, comme le font valoir les demandeurs, ce raisonnement ne tient pas compte du fait que l’époux est l’un des agents de persécution de la demanderesse principale. La SAR devait, à tout le moins, tenir compte des circonstances en l’espèce et expliquer ce qui l’avait menée à conclure qu’une femme dont les allégations de persécution avaient été jugées crédibles était tenue de communiquer avec son agent de persécution pour obtenir des renseignements à l’appui de sa demande d’asile.

[23] En outre, l’intelligibilité de l’analyse de la SAR doit être évaluée sur la base des renseignements dont disposait la demanderesse principale au moment où la SPR a rejeté sa demande d’asile. À ce stade des procédures, elle a témoigné qu’elle soupçonnait son époux d’avoir des dettes liées à certaines transactions commerciales, qui seraient à l’origine de l’enlèvement et des autres incidents décrits dans son formulaire Fondement de la demande d’asile. Elle a affirmé qu’elle avait l’impression que son époux lui cachait des choses et que, selon elle, il en savait plus au sujet de l’enlèvement et des incidents subséquents qu’il n’en disait. De toute évidence, la situation a changé lorsqu’elle a reçu signification de la demande de garde dans laquelle son époux a fourni des renseignements sur les agents de persécution à l’appui de sa demande de garde et de droit visite. Cependant, j’ai de la difficulté à accepter la conclusion de la SAR selon laquelle il y avait des raisons de penser que l’époux de la demanderesse lui aurait divulgué ces renseignements si elle ou son conseil les lui avait demandés avant qu’elle en prenne connaissance au moment de la signification de la demande de garde.

[24] Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada au paragraphe 102 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, pour qu’une décision administrative soit raisonnable, la cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale. J’estime que l’analyse par la SAR de l’admissibilité de la demande de garde à titre de nouvel élément de preuve et, par conséquent, des autres éléments de preuve liés aux renseignements divulgués dans la demande de garde, repose sur une logique déficiente.

[25] Comme cet élément de preuve se rapporte à l’identité des agents soupçonnés de persécution et à leurs prétendus liens avec l’État bangladais, il est manifestement important dans le contexte de la demande d’asile des demandeurs et de l’analyse de la PRI sur le fondement de laquelle la SAR a rejeté l’appel. Ma conclusion quant au caractère déraisonnable de l’analyse relative à l’admissibilité de la demande de garde à titre de nouvel élément de preuve est suffisante pour accueillir la présente demande de contrôle judiciaire. Il n’est pas nécessaire que la Cour examine les autres questions en litige en l’espèce.

[26] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune n’est énoncée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-6140-21

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section d’appel des réfugiés est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6140-21

INTITULÉ :

NAYMA FARDUSI

KAZI MD RAUFUL ISLAM

KAZI JAIMA ISLAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR téléconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 NOVEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 16 NOVEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

POUR LES DEMANDEURS

Margherita Braccio

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lorne Waldman, C.M

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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