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Date : 20060203

Dossier : IMM-4096-05

Référence : 2006 CF 128

Ottawa (Ontario), le 3 février 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE TREMBLAY-LAMER

ENTRE :

M. HAMMADI BEN HASSEN KAMMOUN

MME LEILA BENT MOHAMED M'RAD

M. RAMI BEN HAMADI KAMMOUN

MLLE RIHAD BENT HAMADI KAMMOUN

M. RADHOUAN BEN HAMADI KAMMOUN

Partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

Partie défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire selon le paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 « la LIPR » à l'encontre d'une décision d'un examen des risques avant renvoi « ERAR » par l'agente d'ERAR selon laquelle les demandeurs ne sont pas des « réfugiés au sens de la Convention » ni des « personnes à protéger » , tel que ces expressions sont définies aux articles 96 et 97 de la LIPR.

[2]                 Les demandeurs, citoyens de Tunisie, sont arrivés au Canada le 3 décembre 2000, munis de visas canadiens de visiteur, afin de rendre visite à des membres de leur famille au Canada. Ils ont fait une demande d'asile au Canada le 7 décembre 2000.

[3]                 Ils allèguent les faits suivants au soutien de leur revendication.

[4]                 Le demandeur principal craint d'être arrêté, détenu, torturé et tué par les autorités de la Tunisie, étant donné qu'il a refusé de signer un document favorisant le beau-frère du président Ben Ali pour la possession d'un bateau permettant le trafic de drogue par le gouvernement tunisien. Il a du céder ce bateau sous la menace et a quitté le pays pour protéger sa famille. Il craint de subir la persécution de la part des autorités à cause de son opinion politique imputée et de son appartenance au groupe social de sa famille. Il craint des représailles de la part de son gouvernement du fait qu'il a contesté publiquement au Canada la corruption de son gouvernement.

[5]                 Le 26 février 2002, la Section du statut de la CISR, rejetait la revendication des demandeurs parce que ces derniers n'étaient pas crédibles.

[6]                 Le 18 mars 2002, les demandeurs ont tous signé une demande d'admission à la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada, lesquelles demandes furent reçues par CIC le 19 mars 2002. Ces demandes furent subséquemment converties en demande d'ERAR après l'entrée en vigueur de la LIPR.

[7]                 Le 2 mai 2005, les demandeurs ont tous signé un formulaire IMM 5508, soit une demande d'ERAR.

[8]                 Le 2 juin 2005, l'agente d'ERAR a rejeté la demande des demandeurs, au motif qu'il ne lui avait pas été démontré qu'il existait plus qu'une simple possibilité de persécution de ces derniers dans leur pays (article 96 de la LIPR) ni qu'il existait des motifs sérieux de croire que les demandeurs seraient soumis à la torture ou à une menace à la vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités (article 97 de la LIPR).

[9]                 Quant à la norme de contrôle applicable, je suis d'accord avec mon collègue le juge Martineau qui a décidé dans l'affaire Figurado c. Canada (Solliciteur général), [2005] A.C.F. no 458 (C.F.), que la norme de contrôle appropriée pour une décision d'un agent d'ERAR lorsqu'il s'agit d'une question de fait est celle de la décision manifestement déraisonnable.

[10]            Le demandeur prétend que l'agente d'ERAR a ignoré des éléments de preuve corroborant la vraisemblance de l'abus de pouvoir dont il a été victime en Tunisie. Il allègue principalement avoir été forcé d'être en affaires avec un certain Trabelsi, et que celui-ci a utilisé ses liens avec le pouvoir en place en Tunisie afin de le dépouiller de ses biens.

[11]            Or, quant à l'association avec la famille Trabelsi, l'agente d'ERAR a expressément conclu que même si le demandeur avait été l'objet d'une malversation et de chantage dans son pays, cela ne faisait pas de lui une personne à protéger ni un réfugié au sens de la Convention. Plus particulièrement sur ce point, l'agente d'ERAR a tiré des conclusions de fait importantes. En effet, le demandeur aurait dénoncé à plusieurs reprises la corruption et les abus de pouvoir de la famille présidentielle alors même qu'il était en Tunisie en s'adressant jusqu'au Président lui-même, et ce sans encourir de conséquences fâcheuses. Au contraire, on l'aurait même « décoré » lors de la Journée mondiale des postes du 7 octobre 1999 après qu'il ait expliqué sa situation à plusieurs personnes au pouvoir. La preuve révèle qu'il a toujours conservé son poste de fonctionnaire (et a même obtenu une promotion) et le domicile qui lui était fourni en raison de son poste. Les enfants continuaient de fréquenter l'école jusqu'à l'automne 2000.

[12]            L'analyse détaillée du comportement du demandeur par l'agente d'ERAR quant à l'histoire rapportée par le demandeur principal, démontre qu'elle a bien évalué tous les éléments de preuve et que sa conclusion sur la crainte subjective de celui-ci n'est pas manifestement déraisonnable.

[13]            Le demandeur prétend également avoir eu des activités politiques au Canada et que de ce fait, il est devenu, ainsi que sa famille, un réfugié « sur place » . Il est important de rappeler qu'une demande en vertu de l'alinéa 97(1)a) de la LIPR n'a aucune composante subjective (Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. no 1 (C.A.) au paragraphe 33). Ainsi, la conclusion de l'agente d'ÉRAR au sujet de la crainte subjective ne peut avoir d'impact dans son analyse en vertu de l'alinéa 97(1)a).

[14]            De plus, le fait que les activités en Tunisie aient été jugées non crédibles par la CISR, ne devrait pas affecter ses allégations concernant ses activités au Canada.

[15]            Il est bien établi qu'une crainte fondée d'être persécuté peut surgir après qu'un demandeur ait quitté son pays d'origine, en raison des activités du demandeur dans le pays d'accueil. Il s'agit de la notion de réfugié « sur place » .

[16]            Le guide des procédures et critères pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, a récemment élaboré sur la notion de réfugié « sur place » dans un document traitant de la détermination du statut de réfugié intitulé Détermination du statut de réfugié, Module d'autoformation 2, septembre 2005. Ainsi, une allégation qu'un requérant peut-être un réfugié « sur place » peut-être fondée sur des actions :

[...] menées par le demandeur après son départ, comme :

·          une activité politique, telle que la participation à des manifestations contre la politique du gouvernement dans le pays d'origine, un engagement ouvert dans d'autres activités anti-gouvernementales (p. ex. la participation à des groupes d'opposition en exil, la tenue de discours publics, la rédaction ou la publication d'articles, ou l'existence de rapports étroits avec des réfugiés ou d'autres opposants connus au gouvernement du pays d'origine); ou

·          la conversion à une religion qui n'est pas tolérée par les autorités du pays d'origine; ou

·          un séjour non autorisé à l'étranger, lorsqu'une telle action est passible de sanctions sévères.

Les demandes « sur place » doivent en principe être évaluées sur la même base que toutes les autres demandes de statut de réfugié, à savoir que la personne chargée de prendre la décision doit analyser si chaque élément de la définition de l'Article 1A(2) est satisfait. Si le requérant invoque une crainte de persécution fondée sur ses activités politiques ou sur sa conversion religieuse, il convient d'examiner si :

·          les convictions et/ou la conduite du demandeur ont été portées à la connaissance des autorités du pays d'origine de ce dernier ou risquent de l'être; et

·          s'il existe une possibilité raisonnable qu'à son retour le requérant subisse des persécutions pour une raison liée à un motif de la Convention de 1951.

Si ces conditions sont satisfaites, le demandeur a droit au statut de réfugié. Il en va de même si le requérant n'a peut-être pas véritablement les convictions politiques ou les croyances religieuses exprimées mais où leur simple expression peut néanmoins être considérée comme un acte hostile par les autorités du pays d'origine et risque de donner lieu à des persécutions. Il n'existe pas d'exigence de « bonne foi » dans la Convention de 1951. [...]

[17]            L'agente d'ERAR n'a pas nié que le demandeur ait écrit plusieurs de ces textes et lettres ni qu'il se soit adressé à l'ambassade de Tunisie à Ottawa. Cependant, elle a conclu que le fait qu'il se soit volontairement adressé aux représentants de son pays au Canada pour négocier démontre que ses craintes n'étaient pas sérieuses. D'ailleurs, mentionne-t-elle plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) dénoncent des abus dans plusieurs rapports sans être persécutées pour cette raison. À mon avis, cette conclusion est manifestement déraisonnable.

[18]            En l'espèce, la question que devait se poser l'agente d'ERAR est celle de déterminer si la dénonciation des autorités tunisiennes par M. Kammoun au Canada, malgré que pareille dénonciation ait été volontaire, pouvait engendrer une réaction négative de la part des autorités et de ce fait un risque en cas de retour. Comme j'ai écrit dans l'affaire Ngongo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration),[1999] A.C.F. no 1627 (C.F. 1er inst.) :

¶ 22       James Hathaway dans The Law of Refugee Status est d'avis que l'on doit considérer l'impact des activités politiques à l'extérieur du pays même si ces activités sont motivées par l'intention du revendicateur de s'assurer un refuge.

It does not follow, however, that all persons whose activities abroad are not genuinely demonstrative of oppositional political opinion are outside the refugee definition. Even when it is evident that the voluntary statement or action was fraudulent in that it was prompted primarily by an intention to secure asylum, the consequential imputation to the claimant of a negative political opinion by authorities in her home state may nonetheless bring her within the scope of the Convention definition. Since refugee law is fundamentally concerned with the provision of protection against unconscionable state action, an assessment should be made of any potential harm to be faced upon return because of the fact of the non-genuine political activity engaged in while abroad.

¶ 23       Je suis de cet avis. La seule question pertinente est de savoir si les activités à l'extérieur du pays peuvent engendrer une réaction négative de la part des autorités et de ce fait une possibilité raisonnable de persécution en cas de retour.

[19]            De plus, en ce qui concerne la comparaison entre le demandeur et des responsables d'ONG tunisiennes, la conclusion de l'agente d'ERAR comparant le sort du demandeur à celui des ONG qui dénoncent des abus est selon moi également arbitraire. Je ne crois pas que le demandeur puisse être comparé à une ONG puisque celui-ci n'est pas une organisation pouvant compter sur la force du nombre de ses membres et la solidarité internationale.

[20]            Bien qu'il n'appartienne pas à la Cour en révision judiciaire de déterminer du poids à accorder à la preuve, je note néanmoins que la preuve documentaire fait état de cas de persécution dirigés contre les responsables d'ONG et d'activistes.

[21]            Quant aux documents déposés en preuve par le demandeur le 2 juin 2005, l'agente d'ÉRAR a indiqué avoir reçu ces documents. Cependant, elle ne les a pas commentés alors qu'à mon avis ils sont pertinents puisqu'ils corroborent plusieurs des allégations des demandeurs concernant leurs activités au Canada. Plus le document est au coeur de la question à trancher, plus grande est l'obligation à laquelle est tenu le décideur d'en traiter expressément (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (1ère inst.)).

[22]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Le dossier est retourné à un autre agent d'ÉRAR afin qu'il examine uniquement la question de réfugié « sur place » .

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que

[1]                 La demande de contrôle judiciaire soit accueillie.

[2]                 Le dossier soit retourné à un autre agent d'ÉRAR afin qu'il examine uniquement la question de réfugié « sur place » .

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        IMM-4096-05

INTITULÉ :                                        M. HAMMADI BEN HASSEN KAMMOUN ET AL

                                                            c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 31 janvier 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE TREMBLAY-LAMER

DATE DES MOTIFS :                      Le 3 février 2006

COMPARUTIONS:

Me Denis Girard

    POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Michel Pépin

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Me Denis Girard

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

John H. Sims

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

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