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Date : 20221121


Dossier : IMM-4796-21

Référence : 2022 CF 1591

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 novembre 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

SUBESTEN SHYAM MEHRA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Subesten Shyam Mehra [M. Mehra], a présenté une demande d’asile au Canada. Sa demande est fondée sur sa crainte d’être persécuté par les autorités indiennes. Il craint en effet que son ancienne belle-famille n’use de son influence au sein de la police et de l’armée indiennes pour lui faire du mal. M. Mehra craint également d’être persécuté du fait de sa foi chrétienne.

[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile de M. Mehra. Elle a jugé qu’il n’était pas crédible en ce qui concerne ses principales allégations, soit qu’il avait été marié et s’était séparé de sa femme, que son beau-père l’avait menacé et qu’il était chrétien. M. Mehra a fait appel de cette décision auprès de la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. Celle‑ci n’a pas tiré les mêmes conclusions que la SPR quant à la crédibilité. Elle a plutôt rejeté l’appel au motif que le demandeur n’avait pas réussi à établir que son ancienne belle-famille avait les moyens de lui faire du mal à Jalandhar, ville de résidence du demandeur inscrite sur son passeport, ni la motivation pour le faire, et que, s’il est vrai que les chrétiens sont exposés à la persécution dans certaines régions de l’Inde, la preuve présentée était insuffisante pour établir que c’est le cas à Jalandhar.

[3] M. Mehra conteste la décision de la SAR dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Il invoque deux arguments principaux. Premièrement, la SAR a manqué à l’équité procédurale en soulevant une nouvelle question sans l’en informer, et il n’a donc pas pu y répondre. Deuxièmement, l’évaluation par la SAR de la preuve corroborante et du témoignage du demandeur sur certains aspects de la demande était déraisonnable.

[4] Je suis d’avis que la question déterminante est de savoir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale. Je suis d’accord avec M. Mehra qu’il était injuste que la SAR soulève une nouvelle question, à savoir le risque encouru par le demandeur à Jalandhar. La SPR n’a pas soulevé cette question dans sa décision et n’a même pas questionné M. Mehra à ce sujet lors de l’audience. Je suis également d’accord avec M. Mehra pour dire que la SAR aurait dû l’informer de cette préoccupation et lui donner l’occasion d’y répondre. Cette façon d’agir constitue un fondement suffisant pour l’annulation de la décision de la SAR.

[5] Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

II. Les faits

[6] M. Mehra a la seule citoyenneté indienne bien qu’il n’ait jamais vécu en Inde. Il est né au Pakistan, où sa mère, qui vivait alors à Bahreïn, était en visite au moment de sa naissance. Il a grandi à Bahreïn. Il n’est citoyen ni de Bahreïn ni du Pakistan. M. Mehra prétend être un chrétien pratiquant.

[7] En 2013, M. Mehra a épousé une citoyenne indienne de confession hindoue, dont il est maintenant divorcé. Il a par la suite occasionnellement visité l’Inde avec elle. Il allègue que, lors de ces premiers voyages en Inde, il a été détenu à l’aéroport pendant plusieurs heures et harcelé en raison de son lieu de naissance, le Pakistan. Sa belle‑famille serait finalement intervenue auprès des autorités afin qu’il puisse se rendre en Inde sans problème.

[8] M. Mehra s’est séparé de sa femme en mars 2019. Il allègue qu’en septembre 2019, son ex-femme a commencé à répandre des rumeurs à son lieu de travail à Bahreïn selon lesquelles il était homosexuel. Il aurait perdu son emploi et son statut d’immigrant à Bahreïn aurait été mis en péril en raison de ces rumeurs. M. Mehra allègue également qu’il a reçu en septembre 2019 un appel de son ancien beau-père, qui l’a menacé de mort s’il retournait en Inde et qui l’a averti qu’il devrait se convertir à l’hindouisme s’il allait y vivre.

[9] Le même mois où son ancien beau-père l’a menacé, M. Mehra est entré au Canada. Il a déposé une demande d’asile peu de temps après.

III. Question en litige et norme de contrôle

[10] Comme je l’ai déjà indiqué, la seule question déterminante dans le cadre du présent contrôle judiciaire est de savoir si la SAR a manqué à l’équité procédurale en soulevant une nouvelle question sans en aviser M. Mehra, comme le fait valoir ce dernier. Les deux parties conviennent que la norme de contrôle de la décision raisonnable ne s’applique pas à mon examen de cette question (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23, 77). La question que je dois trancher est de savoir si la procédure de la SAR était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

[11] Le niveau d’équité procédurale exigé est élevé compte tenu des intérêts en jeu dans la détermination du statut de réfugié (Bouchra c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 1063 aux para 34-35; Dalirani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 258 au para 31).

IV. Analyse

[12] Le point de désaccord principal entre les parties est la question de savoir si la SAR a soulevé une « nouvelle question » en appel, dont M. Mehra aurait dû être informé. Notre Cour a défini cette expression dans le contexte d’un appel devant la SAR comme suit : « une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel » (Kwakwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 600 au para 25).

[13] Une grande partie de l’argumentation de M. Mehra porte sur les différences importantes entre le raisonnement de la SPR et celui de la SAR. La SPR a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité à l’égard de tous les aspects essentiels de la demande d’asile du demandeur, y compris les questions de savoir s’il était marié, s’il s’était séparé de son ex-femme, s’il avait été menacé par son beau-père et s’il était un chrétien pratiquant. La SAR n’a pas formulé ces mêmes conclusions et a plutôt conclu que l’ancienne belle-famille de M. Mehra n’avait pas la volonté ou les moyens de lui faire du mal à Jalandhar et que les chrétiens n’y subissaient pas de persécution. M. Mehra soutient qu’on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’il traite d’un motif de refus aussi fondamentalement différent de celui que lui avait donné la SPR.

[14] Le défendeur soutient que, s’il est vrai que la SAR n’a pas fondé sa décision sur le même raisonnement que la SPR, il n’y avait toutefois pas de nouvelles questions auxquelles M. Mehra ne pouvait s’attendre compte tenu de la décision de la SPR et de l’appel interjeté par ce dernier. Le défendeur invoque à l’appui de cet argument le fait que M. Mehra a contesté la façon dont la SPR a traité une lettre corroborante. Le défendeur soutient que le désaccord concernant cette lettre vise la conclusion de la SPR selon laquelle la lettre n’appuyait pas suffisamment l’affirmation de M. Mehra que son ancienne belle‑famille faisait partie de la police et de l’armée. Étant donné que M. Mehra a contesté en appel le traitement de cette lettre par la SPR, il ne peut pas maintenant se plaindre que la SAR ne l’a pas prévenu qu’elle examinerait la question de savoir si son ancienne belle‑famille a la volonté et les moyens de le retrouver.

[15] Le problème que pose l’argument du défendeur est que la SAR ne s’arrête pas à la question de savoir si l’ancienne belle‑famille de M. Mehra faisait partie de la police ou de l’armée. L’analyse de la SAR est axée sur l’influence de l’ancienne belle‑famille dans une ville particulière en Inde, Jalandhar. La SAR tient compte de la taille de la ville et de la distance entre cette ville et la région d’origine de l’ancienne belle-famille de M. Mehra. La SPR n’a pas mentionné Jalandhar comme possibilité de refuge intérieur ni considéré cette ville comme le lieu de résidence du demandeur, comme l’a fait la SAR. M. Mehra n’a jamais vécu en Inde, mais la SAR estime que Jalandhar est un lieu approprié puisque la ville est inscrite sur son passeport indien comme lieu de résidence. M. Mehra n’a pas eu l’occasion de présenter des observations sur l’à-propos de Jalandhar et sur le risque qu’il y court.

[16] L’analyse de la SAR de la prétention de M. Mehra fondée sur sa foi chrétienne est elle aussi axée sur la ville de Jalandhar. Contrairement à la SPR, la SAR semble reconnaître que M. Mehra est un chrétien pratiquant et elle admet que les chrétiens sont persécutés dans certaines régions de l’Inde. Elle conclut ensuite qu’il n’y a « aucune preuve relative à des incidents de persécution dont seraient victimes des chrétiens en particulier dans la ville de Jalandhar ». Comme je l’ai déjà expliqué, M. Mehra n’a pas eu l’occasion de répondre à cette nouvelle question particulière concernant Jalandhar.

[17] Il est loisible à la SAR de tirer des conclusions sur des questions qui n’ont pas été examinées par la SPR, mais l’équité procédurale exige que, lorsqu’elle le fait, elle veille à ce que les parties aient la possibilité de formuler des observations (Husian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 684 au para 10). La SAR a omis de donner cette possibilité au demandeur et, par conséquent, l’appel doit faire l’objet d’une nouvelle décision.

[18] Aucune des parties n’a présenté de question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4796-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue le 21 juin 2021 par la SAR est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à la SAR pour qu’un tribunal constitué différemment rende une nouvelle décision.

  4. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4796-21

 

INTITULÉ :

SUBESTEN SHYAM MEHRA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 6 AVRIL 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 21 novembrE 2022

 

COMPARUTIONS :

Samuel Plett

POUR Le DEMANDEuR

 

Nicholas Dodokin

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Desloges Law Group Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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