Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20221205


Dossier : IMM‑3997‑20

Référence : 2022 CF 1677

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

ZAURESH TUYEBEKOVA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, madame Zauresh Tuyebekova, est une citoyenne du Kazakhstan âgée de 74 ans. Sa fille unique est citoyenne du Canada. Mme Tuyebekova a présenté, depuis le Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Au moment où Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a traité sa demande, elle vivait au Canada avec sa fille, son gendre et ses trois petits-enfants depuis environ quatre ans. Un agent principal d’IRCC a rejeté la demande pour considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Tuyebekova. Cette dernière conteste cette décision dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

[2] Mme Tuyebekova allègue que l’agent n’a pas évalué de manière raisonnable les trois aspects suivants : i) les difficultés qu’entraînerait pour elle un retour au Kazakhstan; ii) l’intérêt supérieur de ses trois petits-enfants au Canada; et iii) le préjudice psychologique que subirait sa fille au Canada.

[3] Je conviens que l’agent a fait une analyse déraisonnable des difficultés ainsi qu’une analyse minimale de l’intérêt supérieur des enfants. Ces lacunes dans les analyses de l’agent suffisent pour exiger que la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire fasse l’objet d’un nouvel examen. Par conséquent, je ne me suis pas prononcé sur la dernière question soulevée par Mme Tuyebekova.

[4] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Le contexte

[5] Mme Tuyebekova est citoyenne du Kazakhstan. Elle n’entretient aucune relation avec les membres de sa famille qui vivent encore dans ce pays, soit ses cinq frères et sœurs. Mme Tuyebekova a été rejetée par sa famille lorsqu’elle s’est convertie au christianisme, il y a plus de vingt-cinq ans. Au Kazakhstan, elle appartenait à la communauté chrétienne évangélique pentecôtiste.

[6] En 2012, la fille de Mme Tuyebekova s’est installée au Canada avec sa famille.

[7] Mme Tuyebekova est venue au Canada en tant que visiteur en septembre 2016. Elle habitait alors avec sa fille, son gendre et leurs trois enfants, dans leur maison. À l’époque, les enfants étaient âgés de huit mois, de neuf ans et de onze ans.

[8] En septembre 2018, Mme Tuyebekova a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en vue de rester au Canada avec sa famille. Cette demande a été rejetée en août 2020.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[9] Les deux questions déterminantes concernent les difficultés auxquelles Mme Tuyebekova ferait face si elle devait retourner au Kazakhstan et l’analyse qu’a faite l’agent de l’intérêt supérieur de ses trois petits-enfants. Les deux parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives sur le fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait de s’écarter de cette présomption.

IV. Analyse

A. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[10] L’étranger qui demande le statut de résident permanent au Canada peut demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin de le dispenser des obligations prévues dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], pour des considérations d’ordre humanitaire, dont l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché (art 25(1) LIPR). Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], citant l’arrêt Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338, la Cour suprême du Canada a confirmé que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est d’offrir « une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (au para 21).

[11] Étant donné que l’objectif de ce pouvoir discrétionnaire est de « mitiger la sévérité de la loi selon le cas », il n’y a pas d’ensemble limité et prescrit de facteurs justifiant une dispense (Kanthasamy, au para 19). Ces facteurs varieront selon les circonstances, mais « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 74-75 [Baker]).

[12] En l’espèce, Mme Tuyebekova a soulevé plusieurs facteurs importants, à savoir son établissement au Canada, l’intérêt supérieur de ses trois petits-enfants vivant dans ce pays, les conditions défavorables au Kazakhstan compte tenu de ses croyances religieuses ainsi que les difficultés auxquelles elle ferait face si elle devait être séparée des seuls membres de sa famille avec lesquels elle entretient une relation.

1) Le caractère déraisonnable de l’analyse des difficultés liées au retour au Kazakhstan

[13] Dans son analyse des difficultés, l’agent n’a pas tenu compte de la preuve ni des observations présentées par Mme Tuyebekova. Ses conclusions sur la question ne témoignent pas d’une interprétation raisonnable de la preuve. En effet, l’agent a déformé certains éléments de preuve et a fait abstraction d’éléments de preuve essentiels.

[14] Dans ses observations et la preuve qu’elle a présentées, Mme Tuyebekova décrit la période difficile qu’elle a traversée entre 2012 et 2016, alors qu’elle vivait au Kazakhstan. Ces difficultés découlaient principalement du fait que les seuls membres de sa famille avec lesquels elle entretenait encore des liens vivaient maintenant au Canada. À l’appui de ses affirmations concernant cette période difficile, Mme Tuyebekova a fourni une lettre de sa médecin au Kazakhstan datée de septembre 2016 ainsi qu’une lettre de sa fille vivant au Canada, dans laquelle cette dernière décrivait ce qu’elle savait des difficultés que sa mère avait éprouvées durant cette période.

[15] Dans sa lettre, la médecin précisait que Mme Tuyebekova l’avait consulté environ quatre ans auparavant, aux alentours de 2012, en raison de symptômes qu’elle éprouvait, dont la dépression, une tristesse perpétuelle, un sentiment de désespoir, un trouble du sommeil et un état de fatigue généralisé. La médecin lui avait alors prescrit des antidépresseurs. Elle a également souligné que la dépression de Mme Tuyebekova était sans doute attribuable à la perte du lien étroit qu’elle entretenait avec les membres de sa famille en raison de leur déménagement au Canada. En août 2016, la même médecin a réexaminé Mme Tuyebekova et a augmenté sa dose d’antidépresseurs.

[16] Dans leurs lettres, Mme Tuyebekova et sa fille expliquent toutes deux que, bien qu’elles communiquaient fréquemment par Skype, le fait d’être séparées pendant quatre ans leur a causé du stress.

[17] L’agent n’a fait aucune mention de la lettre fournie par la médecin de Mme Tuyebekova ni de l’incidence de la séparation de Mme Tuyebekova et de sa fille, qui est décrite en détail dans leurs lettres. Or, l’agent indique que le fait que Mme Tuyebekova avait vécu pendant une certaine période au Kazakhstan alors que sa fille était au Canada avec sa famille démontre que la demanderesse était en mesure de vivre seule dans ce pays, loin de sa famille. Une telle interprétation modifie totalement le fondement principal de la demande de dispense présentée par Mme Tuyebekova. Il était déraisonnable de la part de l’agent de mentionner cette période de séparation sans mentionner les éléments de preuve, dont la lettre de la médecin, qui indiquent qu’il s’agissait effectivement d’une période difficile que Mme Tuyebekova ne souhaite pas revivre.

[18] L’agent n’a pas pris en considération le fondement principal de la demande de dispense présentée par Mme Tuyebekova. Par exemple, l’agent a écrit ce qui suit : [TRADUCTION] « Toutefois, la capacité de la demanderesse à déménager au Canada et à s’établir dans un pays qui ne lui est pas familier me donne à penser qu’elle serait en mesure de faire de même dans un pays où elle a vécu pendant de nombreuses années. » Une fois de plus, en tirant pareille conclusion, l’agent n’a pas tenu compte du fait que la raison principale pour laquelle Mme Tuyebekova avait présenté une demande de dispense était pour éviter d’être séparée de sa famille; les observations et les éléments de preuve qu’elle a présentés mettaient en évidence les difficultés associées à une telle séparation. Par ailleurs, aucune observation ou preuve ne portait sur les difficultés d’adaptation à la vie au Canada. Les éléments de preuve et les observations présentés par Mme Tuyebekova visaient plutôt à démontrer qu’il lui serait difficile de vivre au Kazakhstan sans sa famille. Le raisonnement de l’agent au sujet de l’adaptation à la vie au Kazakhstan n’est pas logique compte tenu de ce contexte.

[19] Le défaut de l’agent d’examiner les observations et les éléments de preuve essentiels rend son analyse des difficultés déraisonnable (Vavilov aux para 126, 128).

2) Le caractère déraisonnable de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants

[20] Suivant le paragraphe 25(1) de la LIPR, l’agent qui examine une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire doit tenir compte de « l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». À propos de cette exigence, la Cour suprême du Canada a conclu ce qui suit dans l’arrêt Kanthasamy : « Lorsque, comme en l’espèce, la loi exige expressément la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant “directement touché”, cet intérêt représente une considération singulièrement importante dans l’analyse » (Kanthasamy, au para 40).

[21] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a également confirmé la conclusion qu’elle avait tiré dans l’arrêt Baker selon laquelle « quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable » (Kanthasamy, au para 38, citant Baker, au para 75). En outre, la Cour a réaffirmé que, dans une analyse raisonnable de l’intérêt supérieur de l’enfant, cet intérêt doit être « “bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy, au para 39, citant Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 CAF 125 aux para 12, 31; Kolosovs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 165 aux para 9‑12).

[22] Trois enfants, aujourd’hui âgés de 17, de 15 et de 6 ans, sont touchés par la décision de l’agent. Ce dernier a fait une analyse superficielle de leur intérêt. Il n’a pas examiné l’intérêt supérieur de ces enfants avec toute l’attention et le soin requis. L’agent a reconnu que les enfants pourraient être touchés négativement par l’absence de leur grand-mère, mais a conclu qu’en définitive, ce sont leurs parents qui pourvoient à leurs besoins et qu’ils pourront communiquer avec leur grand-père par Skype.

[23] D’après la preuve dont disposait l’agent, l’un des petits-enfants présente un trouble du langage pour lequel il a besoin d’une aide supplémentaire et le rôle de Mme Tuyebekova auprès de cet enfant est essentiel à cet égard. L’agent a admis que la grand-mère de l’enfant jouait un rôle majeur dans la prestation du soutien nécessaire. Il a toutefois conclu que, s’il peut s’avérer difficile de modifier les habitudes de l’enfant, la preuve ne permettait pas d’établir que les parents n’étaient pas en mesure de combler eux-mêmes les besoins éducatifs et émotionnels de celui-ci ou alors, à défaut, de retenir les services d’un tuteur privé. Selon la preuve dont disposait l’agent, les parents de l’enfant travaillent tous deux à temps plein, touchent des revenus modestes et comptent grandement sur l’aide de Mme Tuyebekova pour subvenir aux besoins quotidiens de leur enfant. De plus, la preuve témoigne de la relation particulière qui existe entre cette dernière et son petit-fils aux besoins particuliers de même que le soutien personnalisé qu’elle lui offre en tant que grand-mère ainsi qu’en sa qualité d’ancienne enseignante. La médecin de l’enfant décrit en ces mots leur relation et leur attachement particuliers : [TRADUCTION] « Je suis donc d’avis qu’une séparation d’avec sa grand-mère aurait un effet délétère sur le garçon, compte tenu du trouble dont il souffre et de ses affections mentales, lesquels se traduisent par des crises de colère. Une telle séparation aurait des répercussions négatives sur le garçon et aggraverait ses difficultés d’apprentissage. » L’agent n’a fait aucune mention de cette lettre rédigée par la médecin de l’enfant.

[24] De façon générale, la prise en compte de l’intérêt supérieur des enfants par l’agent a été négligeable; il n’a pas examiné cet intérêt « avec beaucoup d’attention », comme il est prescrit de le faire. Je juge donc que la décision de l’agent était déraisonnable.

V. Conclusion

[25] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3997‑20

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La décision rendue par IRCC le 11 août 2020 est annulée.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’IRCC pour nouvel examen.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3997‑20

 

INTITULÉ :

ZAURESH TUYEBEKOVA C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 juin 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Hart Kaminker

 

POUR LE DEMANDEUR

Brendan Stock

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Pour le défendeur

Toronto (Ontario)

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.