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Date : 20221123


Dossier : IMM-2208-22

Référence : 2022 CF 1609

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 novembre 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

GEG KINAJ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Le demandeur, Geg Kinaj, est un citoyen de l’Albanie. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 14 février 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR], de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant que le demandeur n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur : i) en omettant de procéder à une analyse indépendante de la preuve et d’appliquer la norme de la décision raisonnable; ii) en appliquant le mauvais critère juridique pour l’évaluation de la crédibilité et de la plausibilité; iii) en effectuant une analyse déraisonnable de la possibilité de refuge intérieur [la PRI].

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Norme de contrôle

[4] Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable est la norme de la décision raisonnable, telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable doit être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de la SAR (Vavilov, au para 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de révision que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que les lacunes ou les insuffisances reprochées ne sont pas « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

[5] Le demandeur conteste certaines des conclusions de la SPR et de la SAR en matière de crédibilité. Il convient de rappeler que les conclusions tirées à cet égard font partie du processus de recherche des faits et appellent une déférence considérable lors d’un contrôle (Fageir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 966 au para 29 [Fageir]; Tran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 721 au para 35 [Tran]; Azenabor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1160 au para 6). Les conclusions que tirent la SPR et la SAR quant à la crédibilité requièrent un degré élevé de retenue judiciaire et ne doivent être infirmées que « dans les cas les plus évidents » (Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 720 au para 12).

[6] Les conclusions quant à la crédibilité ont été décrites comme constituant « l’essentiel du pouvoir discrétionnaire des juges des faits, […] et elles ne sauraient être infirmées à moins qu’elles ne soient abusives, arbitraires ou rendues sans tenir compte des éléments de preuve » (Fageir, au para 29; Tran, au para 35; Edmond c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 644 au para 22, citant Gong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 165 au para 9).

[7] Le demandeur allègue que sa femme, qui ne l’a pas accompagné, et lui géraient ensemble une petite entreprise familiale de production laitière à partir de leur résidence. Ils vendaient du fromage et du yogourt à Shkoder et dans les environs. Dans son formulaire de fondement de la demande d’asile, le demandeur affirme que son entreprise a attiré l’attention de deux grands producteurs de fromage (Klegen et Lufra), qui l’ont menacé de représailles, lui et sa famille, s’il continuait à vendre ses produits laitiers. Il soutient que les pneus de son camion de livraison ont été crevés à plusieurs reprises et que la police lui a demandé d’arrêter de travailler et a confisqué le fromage qu’il avait dans son véhicule. En conséquence, le demandeur s’est enfui au Canada.

[8] La SPR et la SAR ont conclu que le demandeur n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger en raison de son manque de crédibilité. Les deux sections n’ont pas jugé crédible le témoignage du demandeur selon lequel il avait dû fermer son entreprise, qui comptait 35 à 40 clients, en raison de l’intimidation et des menaces des deux grands producteurs de fromage, qui comptent plus de 50 000 clients. La SPR et la SAR ont souligné l’absence de preuve corroborante. En outre, la SAR n’a pas cru les allégations du demandeur selon lesquelles les chauffeurs de camion des deux grandes entreprises étaient ses agents de persécution, car ces allégations n’étaient pas corroborées.

[9] Il était loisible à la SAR de conclure, sur le fondement du dossier dont elle disposait, que les allégations du demandeur concernant ses agents de persécution n’étaient pas crédibles. Il convient de faire preuve d’une grande retenue à l’égard de ces conclusions et je ne suis pas convaincue que l’intervention de notre Cour soit justifiée.

[10] Le problème que pose la décision a trait à l’analyse de la protection de l’État effectuée par la SAR. Le point de départ de l’analyse de la protection de l’État est la présomption que les États sont capables de protéger leurs citoyens. La SAR se réfère à bon droit à l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward], dans lequel la Cour suprême du Canada confirme que, « [s]auf dans le cas d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger le demandeur » et qu’« il faut confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection » (Ward, aux pp 724-725).

[11] Il ressort clairement du dossier que le demandeur n’a pas porté plainte auprès de la police ou demandé l’assistance des autorités. Le demandeur a expliqué qu’il ne faisait pas confiance aux policiers puisqu’ils l’avaient arrêté, avaient déjà saisi ses produits et avaient menacé de le faire disparaître. Interrogé sur le dépôt d’une plainte auprès de l’unité de lutte contre la corruption ou de l’ombudsman, le demandeur a répondu qu’il ne s’était pas plaint parce qu’il pensait que cela aggraverait la situation.

[12] La SAR a jugé que « la conclusion de la SPR est correcte, et [que] le défaut de la part [du demandeur] de déposer une plainte auprès de la police, de l’ombudsman ou de l’unité anticorruption mine sa crédibilité ».

[13] Le demandeur soutient que la décision n’explique pas clairement en quoi le fait qu’il n’ait pas déposé de plainte entraîne une conclusion d’absence de crédibilité dans le contexte d’une analyse de la protection de l’État. Je constate que rien n’indique que la SPR ou la SAR ne croyaient pas que le demandeur n’avait pas déposé de plainte auprès des autorités. Bref, les deux sections semblent avoir cru le demandeur lorsqu’il a confirmé qu’il ne s’était pas plaint aux autorités.

[14] Le défendeur soutient qu’il était loisible à la SAR de conclure que les raisons invoquées par le demandeur pour ne pas demander la protection de l’État n’étaient pas crédibles. Il était peut-être loisible à la SAR de tirer cette conclusion, mais le problème est que ce n’est pas ce que la SAR dit dans la décision.

[15] On comprend mal la raison pour laquelle, dans la présente affaire, la déclaration du demandeur selon laquelle il n’a pas déposé de plainte, à elle seule, soulevait des préoccupations en matière de crédibilité. La SAR n’explique pas son raisonnement. En outre, cette situation diffère de celle où l’omission d’un demandeur de divulguer en temps utile qu’une plainte a été déposée auprès de la police constitue un problème de crédibilité. Dans de telles circonstances, une telle omission peut miner la crédibilité du demandeur lorsque la plainte est mentionnée plus tard, ou la crédibilité d’un document qui est présenté tardivement (Lostin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1098 au para 20). Par ailleurs, une plainte déposée auprès de la police peut être jugée non crédible en raison de problèmes liés à la documentation elle-même ou au témoignage du demandeur. De telles situations sont toutefois différentes de celle qui nous occupe, où le demandeur déclare n’avoir jamais déposé de plainte. L’absence de dépôt d’une plainte a simplement pour conséquence que le demandeur ne dispose d’aucune preuve concernant sa situation propre au regard de la manière dont la police, l’unité de lutte contre la corruption ou l’ombudsman l’auraient traité et se seraient occupés de sa plainte.

[16] Pour cette raison, je conclus que la conclusion d’absence de crédibilité de la SAR dans le contexte de son analyse de la protection de l’État n’est ni intelligible ni transparente. Pour ce motif, la décision de la SAR est déraisonnable.

[17] Le demandeur fait également valoir que la SAR n’aurait pas procédé à une analyse indépendante des certificats de police obtenus par sa famille en 2018 et 2019, soit après son arrivée au Canada. Après avoir examiné les observations du demandeur, y compris les observations faites à la SAR, je ne trouve aucune erreur justifiant l’intervention de notre Cour. Je conclus également, après avoir examiné les observations des parties, que la SAR n’a commis aucune erreur susceptible de révision dans son analyse de la PRI proposée.

[18] Enfin, je conclus que l’analyse de la protection de l’État par la SAR n’a pas satisfait aux exigences énoncées dans l’arrêt Vavilov.

IV. Conclusion

[19] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est donc accueillie. La décision de la SAR est renvoyée à un tribunal constitué différemment pour nouvelle décision. Les parties n’ont présenté aucune question de portée générale aux fins de certification et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2208-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  • 1.La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.

  • 2.La décision de la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal constitué différemment pour nouvelle décision.

  • 3.Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2208-22

INTITULÉ :

GEG KINAJ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience tenuE par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

le 15 NOVEMBre 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge ROCHESTER

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 23 NOVEMBRe 2022

COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi

POUR LE DEMANDEUR

Galina M. Bining

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bjorn Harsanyi. Q.C.

Calgary (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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