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Date : 20221214


Dossier : T-1818-22

Référence : 2022 CF 1721

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2022

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

SERGEY KAKUEV

demandeur

et

SA MAJESTÉ LE ROI

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur, M. Kakuev, est un citoyen de la Russie. Le 6 septembre 2022, il a déposé devant la Cour une déclaration de 46 pages (annexes comprises), laquelle contenait 135 paragraphes numérotés (à l’exclusion de ceux contenus dans les annexes) et 48 notes en bas de page (la déclaration). M. Kakuev a affirmé qu’il intentait l’action au nom de sa fille Victoria (Mme Kakueva), qui est majeure et qui lui aurait cédé son droit d’intenter l’action.

[2] La déclaration a pour origine deux demandes distinctes présentées à la Division des petites créances de la Cour du Québec. Les efforts déployés par Mme Kakueva pour faire exécuter le jugement qu’elle a obtenu au Québec sont également visés par la déclaration présentée à la Cour. Dans la première demande (dossier no 500-32-706348-184), déposée contre CRI Group, Mme Kakueva a eu gain de cause et s’est vu accorder 4 368 $, plus les intérêts au taux de 5 %, et 205 $ au titre des dépens.

[3] La seconde demande (dossier no 500-32-707248-185) a été déposée par Mme Kakueva contre Newsam Construction. Mme Kakueva réclamait 15 000 $ sous le régime de la Loi sur la protection du consommateur, RLRQ, c P-40.1, alléguant que Newsam Construction avait mal exécuté un contrat de construction lié à la rénovation de son appartement au Québec. Newsam Construction a présenté une demande reconventionnelle contre Mme Kakueva en vue d’obtenir 4 942,94 $. Newsam Construction a eu gain de cause et les dépens lui ont été adjugés. La Chambre civile de la Cour du Québec a rejeté une demande de révocation du jugement le 30 avril 2021. Le 19 octobre 2021, le Conseil de la magistrature du Québec a rejeté une plainte déposée par Mme Kakueva contre le juge du procès au motif que la plainte était [traduction] « non fondée ».

[4] La déclaration contient également des allégations au sujet des coûts liés à l’exécution du jugement prononcé contre CRI Group Canada le 25 janvier 2021.

[5] Bien qu’il soit impossible de rendre justice à l’ampleur de la déclaration dans les présents motifs, j’énoncerai certains de ses points saillants. M. Kakuev se plaint du paiement anticipé exigé par l’huissier au Québec afin d’exécuter le jugement contre CRI Group Canada dans le dossier no 500-32-706348-184. À cet égard, M. Kakuev se fonde, en partie, dans la déclaration, sur le droit russe. Il s’appuie sur l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, RLRQ, c C-12 [la Charte québécoise], pour affirmer que la province du Québec s’est soustraite à son obligation d’assurer une [traduction] « exécution proportionnelle et prévisible ». Dans la déclaration, M. Kakuev renvoie abondamment au contrat conclu entre Mme Kakueva et Newsam Construction, y compris aux négociations qui se sont déroulées au Québec et qui ont mené à la conclusion du contrat. Il s’appuie largement sur les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme et invoque aussi le livre VIII du Code de procédure civile, RLRQ, c C-25.01. Il soutient que la Cour du Québec a violé le droit de Mme Kakueva à une audience équitable garanti par l’article 23 de la Charte québécoise. Aux paragraphes 54 à 58 de la déclaration, M. Kakuev renvoie au devoir des [traduction] « cours nationales » (notre Cour et la Cour d’appel fédérale, je présume) d’assurer l’accès à la justice. Au paragraphe 65 de la déclaration, il affirme que les décisions arbitraires des tribunaux contreviennent à l’article 6 (droit à un procès équitable) de la Convention européenne des droits de l’homme. Il est ensuite question, dans la déclaration, d’autres décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, de la violation alléguée de l’article 23 de la Charte québécoise (droit, en pleine égalité, à une audience publique et équitable par un tribunal indépendant et impartial), du jugement erroné de la Cour du Québec, de la violation de divers articles de la Loi sur la protection du consommateur du Québec, de la violation de divers articles du Code de procédure civile (renvoi aux articles 9, 338 et 345, entre autres), de la violation par le Conseil de la magistrature du Québec du droit à un procès équitable, de l’absence d’un recours efficace pour corriger les erreurs judiciaires à la Division des petites créances de la Cour du Québec, du tarif des honoraires judiciaires au Québec et de la partie VIII de la Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, c T-16, du Québec.

[6] La cession signée par Mme Kakueva vise à céder à M. Kakuev le droit d’intenter une action [traduction] « contre la province du Québec ». Je note que la province du Québec n’est pas partie au litige.

[7] Fait important, en ce qui a trait à la réparation demandée, M. Kakuev affirme ce qui suit dans la déclaration :

[traduction]

Mesures de réparation demandées

Le demandeur demande à la Cour :

a) de déclarer que les lois mentionnées dans la déclaration et la magistrature de la province du Québec ne respectent pas le droit à un procès équitable garanti par l’article 23 de la Charte;

b) de condamner le défendeur à verser au demandeur une indemnité de 14 341 $ à titre de compensation pour les dommages causés par la magistrature dans le dossier no 500-32-707248-185, ainsi que 4 368 $, plus les intérêts au taux de 5 %, et des dépens de 205 $ à titre de compensation pour les dommages causés par la non-exécution du jugement dans le dossier no 500-32-706348-184;

c) de rendre toute autre ordonnance que l’honorable juge estime appropriée et juste pour rétablir les droits qui ont été violés devant la Division des petites créances de la Cour du Québec.

[8] Le défendeur présente une requête en radiation de la déclaration dans son intégralité, sans autorisation de la modifier, sur le fondement des alinéas 221(1)a), 221(1)c) et 221(1)f) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], et demande des mesures de réparation subsidiaires.

[9] Pour les motifs exposés ci-après, j’accueillerai la requête. La déclaration sera radiée dans son intégralité sans autorisation de la modifier.

II. La disposition pertinente des Règles

[10] La disposition pertinente est le paragraphe 221(1) des Règles :

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106

Federal Courts Rules, SOR/98-106

Requête en radiation

Motion to strike

221 (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

221 (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant;

(b) is immaterial or redundant,

c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

(c) is scandalous, frivolous or vexatious,

d) qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder;

(d) may prejudice or delay the fair trial of the action,

e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;

(e) constitutes a departure from a previous pleading, or

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure.

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court,

Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

III. Analyse

A. Aucune cause d’action valable aux termes de l’alinéa 221(1)a) des Règles et défaut de compétence

[11] L’alinéa 221(1)a) des Règles prévoit qu’un acte de procédure qui « ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable » peut être radié en tout ou en partie, avec ou sans autorisation de le modifier. Au paragraphe 14 de la décision Theriault c Canada (Procureur général), 2022 CF 722, la Cour a résumé le critère applicable pour conclure qu’une déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable, et les principes sous-jacents :

  1. Pour radier une déclaration au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action raisonnable, il doit être évident et manifeste que la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable ou la demande doit n’avoir aucune possibilité raisonnable d’être accueillie (Hunt c Carey Canada Inc, 1990 CanLII 90 (CSC), [1990] 2 RCS 959 au para 36 [Hunt]; R c Imperial Tobacco Canada Ltd, 2011 CSC 42 au para 17);

  2. Toutes les allégations de fait, sauf si elles sont manifestement ridicules ou impossibles à prouver, doivent être considérées comme prouvées (Hunt, aux para 33 et 34; Edell c Canada, 2010 CAF 26 au para 5; Operation Dismantle c La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 RCS 441 [OperationDismantle]);

  3. La déclaration doit être interprétée de manière libérale afin de remédier à toute carence rédactionnelle (OperationDismantle, au para 14)[;]

  4. Pour qu’une déclaration révèle une cause d’action valable, elle doit (1) alléguer des faits susceptibles de donner lieu à une cause d’action; (2) indiquer la nature de l’action; (3) préciser le redressement sollicité. Tout acte de procédure doit contenir un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde, mais pas les moyens de preuve à l’appui de ces faits (Oleynik c Canada (Procureur général), 2014 CF 896 au para 5; art 174 des Règles);

  5. La pertinence des faits est déterminée par la cause d’action et la réparation demandée. L’acte de procédure doit indiquer au défendeur par qui, quand, où, comment et de quelle façon sa responsabilité a été engagée. Un récit des faits et du moment où ces faits se sont déroulés suffit rarement et la Cour et les parties adverses n’ont pas à formuler des hypothèses sur la façon dont les faits étayent les diverses causes d’action (Mancuso c Canada (Santé Nationale et Bien-être Social), 2015 CAF 227 au para 19; Simon c Canada, 2011 CAF 6 au para 18).

[12] Aux termes de l’alinéa 221(1)a) des Règles, la Cour peut également radier une déclaration lorsqu’il est « évident et manifeste » que la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable ou que la demande n’a aucune possibilité raisonnable d’être accueillie (voir R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 (CanLII), [2011] 3 RCS 45 au para 17). La Cour a toujours affirmé que, pour révéler une cause d’action valable, une demande doit satisfaire à trois exigences (voir Bérubé c Canada, 2009 CF 43 (CanLII) au para 24; Oleynik c Canada (Procureur général), 2014 CF 896 (CanLII) au para 5; et Zbarsky c Canada, 2022 CF 195 (CanLII) au para 13). Elle doit :

a) alléguer des faits susceptibles de donner lieu à une cause d’action [l’exigence de l’article 174 des Règles];

b) indiquer la nature de l’action qui doit se fonder sur ces faits;

c) préciser le redressement sollicité, qui doit pouvoir découler de l’action et que la Cour doit être compétente pour accorder.

[13] Même si je dois interpréter de manière libérale la déclaration de M. Kakuev afin de tenir compte des carences rédactionnelles, M. Kakuev n’est pas exempté d’établir des faits substantiels suffisamment précis à l’appui de sa déclaration (voir Mancuso c Canada (Santé nationale et Bien-être social), 2015 CAF 227 (CanLII) au para 16; Brauer c Canada, 2021 CAF 198 (CanLII) au para 14). La demande de M. Kakuev n’a tout simplement aucune possibilité raisonnable d’être accueillie compte tenu du droit et du processus judiciaire. Une interprétation libérale de la déclaration ne permet pas de surmonter ces lacunes.

[14] Dans la déclaration, M. Kakuev présente des observations générales sur une multitude de questions, y compris le coût des services d’huissier au Québec, les décisions rendues par deux juges de la Cour du Québec, la décision rendue par le Conseil de la magistrature du Québec, et l’ensemble de la procédure devant la Division des petites créances. À la base, la déclaration concerne l’insatisfaction de M. Kakuev à l’égard des résultats obtenus dans l’affaire visant CRI Group Canada et dans celle visant Newsam Construction. L’essence de la déclaration concerne la validité et la mauvaise application alléguée des lois, des règlements, des processus et des procédures du Québec. Ces questions relèvent des chefs de compétence provinciale intéressant la propriété et les droits civils et/ou l’administration de la justice dans la province (énoncés, respectivement, aux paragraphes 92(13) et 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict, c 3, reproduit dans LRC 1985, annexe II, no 5). Elles relèvent donc de la compétence des tribunaux provinciaux.

[15] Il est bien établi en droit qu’un acte de procédure ne révèle aucune cause d’action valable s’il est « évident et manifeste » que le tribunal n’a pas compétence. Dans l’arrêt ITO-Int’l Terminal Operators c Miida Electronics, 1986 CanLII 91 (CSC), [1986] 1 RCS 752 [ITO], la Cour a conclu que la compétence de la Cour fédérale est fonction : (1) d’une attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral; (2) de l’existence d’un ensemble de règles de droit fédérales essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence; et (3) la loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où l’expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. Aucun de ces éléments n’est manifestement présent en l’espèce.

[16] De plus, M. Kakuev prétend avoir qualité pour agir devant la Cour et avoir un droit d’action contre le Canada sur le fondement de deux accords de cession en vertu desquels Mme Kakueva lui aurait cédé le [traduction] « droit de poursuivre la Couronne ». Toutefois, aucune des deux procédures judiciaires en question n’a de lien avec le droit fédéral ou des acteurs du gouvernement fédéral. Ces accords n’établissent aucun fondement à la déclaration de M. Kakuev contre la Couronne fédérale, car ils visent à lui céder [traduction] « […] un droit de réclamation et un droit d’action contre la province du Québec ». Comme aucun des éléments énoncés dans l’arrêt ITO n’est présent en l’espèce, la Cour n’a pas compétence pour connaître de la déclaration du demandeur. De plus, une personne ne peut pas céder un droit qu’elle ne possède pas. Mme Kakueva n’avait pas le droit d’intenter une action devant la Cour fédérale relativement à ses plaintes concernant les processus et les procédures au Québec.

B. Allégations relatives au caractère scandaleux, frivole ou vexatoire (alinéa 221(1)c)) et à l’abus de procédure (alinéa 221(1)f))

[17] L’alinéa 221(1)c) des Règles permet également à la Cour de radier une déclaration lorsqu’elle est scandaleuse, frivole ou vexatoire. La norme est respectée lorsque les actes de procédure font état de si peu de faits substantiels que le défendeur ne sait comment y répondre, et est donc incapable de se défendre, et qu’il est impossible pour la Cour de diriger correctement les procédures (voir Kisikawpimootewin c Canada, 2004 CF 1426 au para 8; Zbarsky c Canada, 2022 CF 195 au para 40). La déclaration peut également être radiée en vertu de l’alinéa 221(1)f) des Règles si elle constitue un abus de procédure. Il est évident que ces deux alinéas des Règles s’appliquent en l’espèce. Il n’y a rien d’autre à dire.

IV. Conclusion

[18] Compte tenu de tout ce qui précède, il est clair que la déclaration de M. Kakuev ne comporte pas « la moindre cause d’action ». À la lumière de cette lacune fatale, la déclaration doit être radiée sans autorisation de la modifier (voir Spatling c Canada (Solliciteur général), 2003 CFPI 445 au para 8; Kiely v Canada (Minister of Justice), 10 FTR 10, 4 ACWS (3e) 94, [1987] CarswellNat 236 à la p 11; et Larden v Canada, [1998] FCJ No 445 (QL), 145 FTR 140 aux p 149-150).

[19] La requête du défendeur est accueillie. La déclaration est radiée sans autorisation de la modifier. La somme globale de 2 000 $, taxes et débours compris, est adjugée au défendeur au titre des dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-1818-22

LA COUR ACCUEILLE la requête en radiation de la déclaration, sans autorisation de la modifier, et ordonne au demandeur de payer au défendeur 2 000 $, taxes et débours compris, au titre des dépens.

« B. Richard Bell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1818-22

 

INTITULÉ :

SERGEY KAKUEV c SA MAJESTÉ LE ROI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) EN VERTU DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 DÉCEMBRE 2022

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Sergey Kakuev

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Maria Rodriguez

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sergey Kakuev

Moscou, Russie

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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