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Date : 20221220


Dossier : T-124-21

Référence : 2022 CF 1746

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2022

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

JANSSEN INC. et

JANSSEN PHARMACEUTICA N.V.

demanderesses

et

APOTEX INC.

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

(Jugement et motifs confidentiels rendus le 20 décembre 2022)

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une requête déposée par les demanderesses, Janssen Inc. et Janssen Pharmaceutica N.V. [collectivement « Janssen »], par laquelle cette dernière vise à modifier l’ordonnance conservatoire et de confidentialité rendue par la Cour le 22 mars 2021 [l’« ordonnance de confidentialité »] en vertu de l’article 151 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. Les modifications proposées par Janssen permettraient l’utilisation de documents ayant été désignés « confidentiels » aux termes de l’ordonnance de confidentialité dans quatre actions ultérieures concernant les mêmes parties (dossiers de la Cour T-1121-22, T‑1122-22, T-1248-22 et T-1249-22 [collectivement les « nouvelles actions »]).

II. Mise en contexte

A. L’action sous-jacente

[2] L’action sous-jacente est une action en contrefaçon de brevet intentée par Janssen en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, à l’égard du brevet canadien no 2655335 [le « brevet 335 »].

[3] Le 3 juin 2020, Apotex a déposé la présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) no 23382 en vue d’obtenir une approbation pour une version générique d’INVEGA SUSTENNA, une injection de palmitate de palipéridone, dans des doses de 50, 100 et 150 mg éq. Apotex a affirmé qu’elle ne contrefaisait pas le brevet 335 et n’a pas allégué que ce dernier était invalide.

[4] Le 22 mars 2021, une ordonnance de confidentialité a été rendue sur consentement des parties. L’ordonnance de confidentialité prévoit que les renseignements confidentiels produits dans le cadre de l’action sous-jacente doivent être utilisés [traduction] « uniquement aux fins de l’instance ». Le terme « instance » décrit l’action sous-jacente et tout appel en découlant.

[5] Le 4 mai 2021, Apotex a déposé une requête en procès sommaire, dans laquelle elle soulevait la question de savoir si elle contrevenait au brevet 335, et ce, malgré le fait qu’elle ne demandait pas l’approbation relativement à une dose de 75 mg éq. par injection du produit générique proposé.

[6] En décembre 2021, l’audience du procès sommaire s’est déroulée à huis clos. Par conséquent, les transcriptions du procès sont tenues sous scellés par la Cour.

[7] Le 31 janvier 2022, la Cour a jugé qu’Apotex contrefaisait le brevet 335, et ce, malgré le fait que cette dernière n’ait pas demandé l’approbation d’une dose de 75 mg éq. La Cour a rendu une déclaration de contrefaçon et une injonction à l’égard du produit d’Apotex (voir Jansen Inc. c Apotex Inc., 2022 CF 107).

[8] Par le dépôt d’un avis daté du 10 février 2022, Apotex a interjeté appel de ce jugement. L’appel est actuellement en instance (dossier A-36-22 de la Cour d’appel fédérale).

B. Les nouvelles actions

[9] Apotex a déposé un avis d’allégation le 20 avril et un autre le 5 mai 2022, dans lesquels elle alléguait que le brevet 335 était invalide au motif qu’il s’agit d’une méthode de traitement médical non brevetable. En réponse, Janssen a intenté les nouvelles actions.

[10] Janssen a l’intention de déposer des requêtes en jugement sommaire dans le contexte des nouvelles actions. Janssen explique qu’elle fera valoir que les avis d’allégation d’Apotex et les formulaires V qui y sont associés sont frappés de nullité, et que la défense d’Apotex fondée sur l’invalidité du brevet est irrecevable en raison du principe de l’autorité de la chose jugée ou du principe de l’abus de procédure.

[11] Le 8 août 2022, Janssen a demandé à Apotex de donner son consentement à ce que l’ordonnance de confidentialité soit modifiée de façon à permettre à Janssen de faire référence à certaines informations confidentielles liées à l’action sous-jacente dans les nouvelles actions. Apotex a refusé de souscrire aux conditions de Janssen.

[12] Le 4 octobre 2022, Janssen a déposé la présente requête, dans laquelle elle demande à la Cour de modifier l’ordonnance de confidentialité.

III. Les questions en litige

A. La requête de Janssen est-elle entachée d’un vice de procédure en raison du fait que Janssen n’a pas cherché à obtenir la levée de son engagement implicite?

B. La requête de Janssen visant à modifier l’ordonnance de confidentialité a-t-elle une portée trop large?

IV. Analyse

A. La requête de Janssen est-elle entachée d’un vice de procédure en raison du fait que Janssen n’a pas cherché à obtenir la levée de son engagement implicite?

[13] Conformément à la « règle de l’engagement implicite », les informations obtenues lors de l’enquête préalable ne peuvent être utilisées par les parties à d’autres fins que celles de l’instance au cours de laquelle elles ont été recueillies (Juman c Doucette, 2008 CSC 8 au para 1). Une partie qui demande la levée de son engagement implicite doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, « l’existence d’un intérêt public plus important que les valeurs visées par l’engagement implicite » (Fibrogen, Inc. c Akebia Therapeutics Inc, 2022 CAF 135 au para 49 [Akebia]).

[14] Apotex, s’appuyant sur le récent arrêt Akebia rendu par la Cour d’appel fédérale, soutient que la requête de Janssen est prématurée, car cette dernière n’a pas présenté de requête en vue de faire lever l’engagement (Akebia, au para 48).

[15] Dans l’arrêt Akebia, la Cour d’appel a également estimé que ce n’est que lorsque les documents sont versés en preuve lors d’une audience publique qu’il y a levée de l’engagement (Akebia, au para 60). En l’espèce, les documents visés n’ont pas été présentés lors d’une audience publique, car la partie de l’instance se rapportant aux documents confidentiels s’est déroulée à huis clos. Je suis donc d’avis que la plupart des documents demandés par Janssen sont toujours soumis à la règle de l’engagement implicite.

[16] Plus précisément, Janssen affirme qu’elle a l’intention de s’appuyer sur les documents suivants [collectivement, les « documents visés »] :

  1. transcriptions de la requête en procès sommaire présentée par Apotex;

  2. jugement et motifs confidentiels rendus le 31 janvier 2022;

  3. affidavit de Duane Terrill, notamment les pièces A, D, E, G et I (déposés avec le dossier de requête en procès sommaire);

  4. pièce no 9 du procès sommaire;

  5. mémoire des faits et du droit d’Apotex pour la requête en procès sommaire;

  6. mémoire d’appel d’Apotex (extrait du dossier A-36-22 de la Cour d’appel).

[17] Parmi les documents visés, les deux premiers ne sont pas des documents qui, en tout état de cause, ont été exigés à Apotex. Les autres documents, en revanche, n’ont pas été présentés lors de l’audience publique et font toujours l’objet d’un engagement implicite.

[18] Lors de l’audition de la requête, Janssen a mis de l’avant une interprétation différente du principe de l’engagement implicite. Selon Janssen, l’engagement implicite concernant la preuve est levé dès que les éléments en question sont versés au dossier de la Cour, et il importe peu que l’instance soit publique ou confidentielle.

[19] Toutefois, je ferais remarquer que, même si cela était vrai, dans sa proposition d’ordonnance conservatoire et de confidentialité modifiée, jointe à son avis de requête à titre d’Annexe A, Janssen propose des modifications qui lui permettraient d’utiliser dans les nouvelles actions toutes les informations confidentielles échangées entre les parties dans le cadre de l’action sous-jacente. Cela englobe les documents visés, mais aussi potentiellement d’autres documents à l’égard desquels l’engagement implicite, duquel Janssen n’a pas été libérée, s’applique toujours. La demande, telle qu’elle est formulée, a une portée trop large.

[20] J’ai informé l’avocat que j’étais d’avis qu’il serait inapproprié de modifier l’ordonnance de confidentialité avant que Janssen ne présente une requête en vue de faire lever son engagement implicite. Néanmoins, lors de l’audition de cette requête, les parties ont convenu d’une modification plus restreinte de cette ordonnance.

B. La requête de Janssen visant à modifier l’ordonnance de confidentialité a-t-elle une portée trop large?

[21] Même si le dépôt d’éléments de preuve devant la Cour avait entraîné la levée de l’engagement implicite, la requête en modification de l’ordonnance de confidentialité a une portée trop large.

[22] En vertu du paragraphe 152(3) des Règles, une ordonnance de confidentialité « demeure en vigueur jusqu’à ce que la Cour en ordonne autrement ». Le paragraphe 399(2) des Règles dispose que la Cour peut, sur requête, annuler ou modifier une ordonnance dans le cas où « des faits nouveaux sont survenus ou ont été découverts après que l’ordonnance a été rendue ».

[23] La Cour d’appel a confirmé que le critère applicable en ce qui concerne la modification d’une ordonnance préventive est celui de savoir si les faits engendrent un changement des circonstances ou un motif convaincant de modifier l’ordonnance (Apotex Inc c AstraZeneca Canada Inc., 2004 CAF 226, confirmant AstraZeneca Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 378).

[24] Bien que je sois d’avis que les modifications proposées par Janssen ont une portée trop large, les parties ont accepté lors de l’audition de modifier l’ordonnance de confidentialité, en vue d’inclure certains éléments de preuve, décrits ci-dessous.

[25] Janssen souhaite utiliser des documents liés à l’action sous-jacente pour appuyer son argument basé sur le principe de la chose jugée et le principe de l’abus de procédure. Plus précisément, Janssen souhaite apporter une preuve fondée sur les documents visés, afin de démontrer :

  1. qu’Apotex s’est défendue dans l’action sous-jacente en se basant uniquement sur l’absence de contrefaçon et non pas en invoquant l’invalidité du brevet;

  2. |||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| | | | ||||||||||||

[26] Bien que la nécessité de disposer de preuve pour étayer de manière adéquate l’argument de l’autorité de la chose jugée ou de l’abus de procédure constituerait un motif convainquant de modifier l’ordonnance, aucun des faits mentionnés ci-dessus n’est controversé ou contesté. En ce qui concerne le premier, il n’est même pas confidentiel : les motifs publics de l’ordonnance indiquent explicitement qu’Apotex n’a pas allégué l’invalidité du brevet (Janssen Inc. c Apotex Inc., 2022 CF 107 aux para 23, 105).

[27] En ce qui concerne le deuxième fait, Apotex admet que Janssen devrait être en mesure de faire valoir cet argument dans le cadre d’une demande de jugement sommaire et consent à une modification restreinte de l’ordonnance de confidentialité à cette fin. Apotex accepte de permettre à Janssen d’invoquer les mêmes éléments de preuve que ceux qu’elle cite à l’appui de cet argument dans la présente requête [collectivement, « la preuve concédée »] :

  1. les paragraphes 1 à 5, 21, 23, 26, 53 à 57, 60 à 62, 64, 69 à 70, 76 à 81 et 83 à 89 du mémoire des faits et du droit du procès sommaire d’Apotex;

  2. les paragraphes 12, 13 et 16 à 20, et les pièces D et I, de l’affidavit de Duane Terrill souscrit le 30 avril 2021;

  3. les lignes 4 à 21 de la page 124; tout le contenu compris entre la ligne 22 de la page 128 et la ligne 3 de la page 129 de la transcription du contre-interrogatoire de M. Terrill;

  4. les lignes 9 à 15 de la page 330 de la transcription de la plaidoirie finale d’Apotex (comme le mentionne la note de bas de page 10 des observations écrites de Janssen);

  5. les paragraphes 79, 151, 161 et 165 des motifs du jugement confidentiel ainsi que le paragraphe 2 de ce jugement;

  6. l’avis d’allégation déposé par Apotex en l’espèce.

[28] Les concessions faites par Apotex permettront à Janssen d’étayer pleinement et équitablement ses revendications dans les nouvelles actions. Il n’y a aucun motif impérieux pour que Janssen exige d’obtenir tous les renseignements confidentiels divulgués au cours de l’action sous-jacente.

[29] Il est dans l’intérêt de la justice d’admettre la preuve concédée et d’éviter d’autres procédures judiciaires inutiles.

V. Conclusion

[30] La requête concernant la preuve concédée est accueillie.

[31] Étant donné que les avocats ont accepté, au cours de l’audience, d’inclure davantage d’éléments de preuve que ce a quoi avait initialement consenti Apotex, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire et n’accorde aucuns dépens relativement à la présente requête.


JUGEMENT dans le dossier T-124-21

LA COUR ORDONNE :

  1. L’ordonnance conservatoire et de confidentialité du 22 mars 2021 est modifiée pour permettre l’utilisation des éléments de preuve suivants dans les procédures T-1121-22, T-1122-22, T-1248-22 et T-1249-22 :

  1. les paragraphes 1 à 5, 21, 23, 26, 53 à 57, 60 à 62, 64, 69 à 70, 76 à 81 et 83 à 89 du mémoire des faits et du droit du procès sommaire d’Apotex;

  2. les paragraphes 12, 13 et 16 à 20, et les pièces D et I, de l’affidavit de Duane Terrill souscrit le 30 avril 2021;

  3. les lignes 4 à 21 de la page 124; tout le contenu compris entre la ligne 22 de la page 128 et la ligne 3 de la page 129 de la transcription du contre-interrogatoire de M. Terrill;

  4. les lignes 9 à 15 de la page 330 de la transcription de la plaidoirie finale d’Apotex (comme le mentionne la note 10 des observations écrites de Janssen);

  5. les paragraphes 79, 151, 161 et 165 des motifs du jugement confidentiel ainsi que le paragraphe 2 de ce jugement;

  6. l’avis d’allégation déposé par Apotex en l’espèce.

  1. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-124-21

INTITULÉ :

JANSSEN INC. et JANSSEN PHARMACEUTICA N.V. c APOTEX INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 décembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 décembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Peter Wilcox

Marian Wolanski

Juliette Sakran

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Daniel Cappe

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Belmore Neidrauer LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demanderesses

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

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