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Date : 20221220


Dossier : T-1471-15

Référence : 2022 CF 1763

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2022

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

RYAN RICARDO RICHARDS

demandeur

et

SA MAJESTÉ LE ROI

défendeur

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION 3

II. RÉSUMÉ DES CONCLUSIONS 6

III. LE CONTEXTE 11

A. La demande d’habeas corpus de M. Richards 14

B. Autres litiges concernant le recours à l’isolement préventif 16

IV. L’INCIDENT DU 30 SEPTEMBRE 2013 23

A. L’enregistrement vidéo tiré de la caméra de sécurité 23

B. L’absence d’autres enregistrements de l’incident 27

C. Les événements ayant mené à l’incident du 30 septembre 2013 29

D. Les événements du 30 septembre 2013 31

(1) La distribution des repas du midi 31

(2) Entre 12:28:00 p.m. et 12:43:43 p.m. 33

(a) La pulvérisation d’aérosol capsique 36

(b) Les efforts déployés pour maîtriser M. Richards 45

(c) La douche de décontamination et les événements subséquents 52

(3) L’évaluation de l’état physique suivant un recours à la force 56

E. Les causes d’action de M. Richards en lien avec le recours à la force le 30 septembre 2013 59

(1) Cause d’action en droit privé 59

(2) Les causes d’action fondées sur les droits constitutionnels 61

V. LE PLACEMENT EN ISOLEMENT PRÉVENTIF DU 30 SEPTEMBRE 2013 65

A. Introduction 65

B. Les causes d’action de M. Richards fondées sur le placement en isolement préventif 66

(1) Causes d’action en droit privé 66

(2) Les causes d’action fondées sur les droits constitutionnels 68

VI. L’ENQUÊTE RELATIVE À L’INCIDENT D’OCTOBRE 2013 69

A. L’implication alléguée dans des voies de fait 69

B. Le placement en isolement préventif à l’Établissement de Springhill 69

C. La réévaluation de la cote de sécurité au niveau maximal et le transfèrement à l’Établissement de l’Atlantique 73

D. Le rétablissement de la cote de sécurité moyenne et le transfèrement au Pénitencier de Dorchester 74

E. Les conclusions tirées par la juge saisie de la demande d’habeas corpus 75

F. Les cause d’action de M. Richards en ce qui concerne l’enquête relative à son implication alléguée dans les voies de fait 78

(1) Causes d’action de droit privé 78

(2) Les causes d’action fondées sur les droits constitutionnels 82

VII. LE TRANSFÈREMENT AU PÉNITENCIER DE DORCHESTER 85

A. Introduction 85

B. Les causes d’action visant le Pénitencier de Dorchester 86

VIII. LES RÉPARATIONS 87

A. Introduction 88

B. Les dommages-intérêts de droit privé 88

(1) Les dommages-intérêts généraux 88

(a) Incident du 30 septembre 2013 comportant un recours à la force 88

(b) La détention en isolement préventif à l’Établissement de Springhill du 30 septembre au 8 octobre 2013 94

(c) L’enquête relative aux voies de fait et ses conséquences 94

(2) Les dommages‑intérêts spéciaux 96

(3) Les dommages-intérêts punitifs 96

C. L’octroi de dommages-intérêts en guise de réparation fondée sur la Charte 97

(1) Les principes généraux 97

(2) Les principes appliqués 101

(a) Incident du 30 septembre 2013 comportant un recours à la force 101

(b) La détention en isolement préventif à l’Établissement de Springhill du 30 septembre au 8 octobre 2013 104

(c) L’enquête relative aux voies de fait et ses conséquences 105

(d) La détention en isolement préventif au Pénitencier de Dorchester du 9 avril au 22 septembre 2014 105

IX. LES INTÉRÊTS AVANT ET APRÈS JUGEMENT 106

X. LES DÉPENS 108

XI. CONCLUSION 108

 

JUGEMENT ET MOTIFS

I. INTRODUCTION

[1] En 2013 et en 2014, Ryan Ricardo Richards a été détenu dans trois pénitenciers fédéraux de la région de l’Atlantique. Il affirme y avoir été soumis pendant une période prolongée à un traitement illégal de la part d’employés et de représentants du Service correctionnel du Canada (le SCC), dont le recours excessif à la force, des transfèrements injustifiés et des placements en isolement préventif (couramment désigné « isolement cellulaire »). Dans la présente action contre la Couronne fédérale, M. Richards sollicite réparation, notamment des dommages-intérêts au titre de plusieurs délits de droit privé qui auraient été commis contre lui et d’atteintes à ses droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

[2] Le traitement réservé aux détenus dans les établissements correctionnels fédéraux est régi par la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la Loi), le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 (le Règlement), les directives du commissaire du SCC, des lois d’application générale comme la Charte et la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6, ainsi que par la common law.

[3] Je souligne d’emblée que M. Richards (qui n’est pas représenté par un avocat) possède une excellente compréhension des lois et politiques auxquelles est assujetti le SCC de même qu’un sens aigu de ses droits en tant que détenu. Il est juste aussi de mentionner qu’il n’a ménagé aucun effort dans la rédaction de son acte introductif d’instance. Cette remarque ne constitue pas une critique à son endroit. On peut certainement comprendre pourquoi, du point de vue de M. Richards, il était prudent de formuler son action dans les termes les plus larges possibles. En même temps, la vaste portée et l’imprécision de ses actes de procédure ont posé certains problèmes pour la Couronne, qui devait se défendre, aussi bien que pour la Cour, qui devait statuer sur l’action en cause.

[4] En septembre 2015, M. Richards a intenté deux actions contre la Couronne où il soulevait des allégations semblables contre les mêmes parties – il s’agit de la présente action dans le dossier de la Cour no T-1471-15 et d’une deuxième dans le dossier no T-1472-15. À la suite d’une requête du défendeur, le 24 novembre 2015, le protonotaire Morneau a ordonné que les deux affaires soient jointes sous le numéro T-1471-15. Le protonotaire Morneau a également radié plusieurs causes d’action énoncées dans les deux déclarations, au motif que M. Richards n’avait pas épuisé tous les recours administratifs dont il pouvait se prévaloir grâce à la procédure de règlement des griefs des délinquants. Il a été enjoint à M. Richards de déposer une déclaration modifiée, ce qu’il a fait le 24 juin 2016.

[5] La déclaration modifiée ratissait encore large, puisqu’elle faisait état de diverses causes d’action de droit privé et d’atteintes possibles aux droits de M. Richards visés à l’alinéa 2a) de même qu’aux articles 7, 8, 9, 10, 12 et 15 de la Charte. De plus, outre les dommages-intérêts, M. Richards sollicite des jugements déclarant que diverses dispositions de la Loi et du Règlement ont été enfreintes ainsi qu’une ordonnance de mandamus qui obligerait le commissaire du SCC à apporter certaines modifications à ses dossiers correctionnels. Qui plus est, de nombreux documents versés à la demande de M. Richards dans le cahier conjoint de documents ont trait à des questions qui ont été radiées des déclarations initiales (dont un grand nombre de plaintes et de griefs reprochant au SCC des inconduites diverses) ou bien qui n’entrent pas dans l’horizon temporel de l’action en l’espèce ou qui sont par ailleurs simplement non pertinentes.

[6] Une fois que le procès s’est enclenché, toutefois, il est devenu clair que l’action découlait essentiellement d’un incident survenu le 30 septembre 2013 à l’Établissement de Springhill, pendant lequel des employés du SCC auraient, selon M. Richards, utilisé une force excessive contre lui, de son placement en isolement préventif pendant environ une semaine après l’incident ainsi que de l’enquête menée par le SCC en octobre 2013 au sujet de sa participation alléguée à des voies de fait dans un autre événement et des conséquences qu’a eues cette enquête sur lui – notamment une réévaluation de sa cote de sécurité, des transfèrements non sollicités et d’autres périodes de détention en isolement préventif. Ces incidents résidaient au cœur du témoignage de M. Richards et de son contre-interrogatoire des témoins de la Couronne. Même s’il n’a pas expressément abandonné ses causes d’action de plus vaste portée, M. Richards n’y a pas donné suite non plus. La Couronne a donc préparé sa défense en conséquence.

[7] Bien que la Couronne ait avancé plusieurs motifs pour s’opposer à l’action, il est important de préciser qu’il n’y a pas de doute que le défendeur engage sa responsabilité du fait d’autrui en raison des actes fautifs posés par des employés ou des représentants du SCC : voir la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50, sous-alinéa 3b)(i).

[8] L’instruction de l’action en l’espèce s’est déroulée par vidéoconférence pendant plusieurs semaines. Durant cette période, M. Richards était détenu à l’Établissement de Cowansville, au Québec. Il a participé au procès en mode virtuel à partir de cet établissement et les avocates du défendeur étaient présentes en ligne depuis Halifax. Tous les témoins ont également comparu en mode virtuel.

[9] Même s’il n’était pas vraiment idéal que le procès se tienne par vidéoconférence et non en personne dans une salle d’audience, cette solution s’est imposée à cause de la pandémie de COVID-19 et des circonstances qui existaient à l’époque. Je suis convaincu que les parties ont pu présenter leurs arguments et l’ensemble de leur preuve en toute équité malgré les défis et les limites que comporte ce mode de fonctionnement.

II. RÉSUMÉ DES CONCLUSIONS

[10] En résumé, pour les motifs exposés en détail ci-dessous, je suis parvenu aux conclusions suivantes :

  • ·M. Richards a été victime d’un recours excessif à la force à l’Établissement de Springhill le 30 septembre 2013, quand des membres de l’équipe d’intervention d’urgence (EIU) l’ont aspergé d’aérosol capsique (aussi désigné « gaz poivré »), l’ont maîtrisé en utilisant des mesures de contrôle physique, lui ont appliqué une contrainte physique avec des menottes, l’ont extrait de sa cellule puis l’ont mis sous la douche avant de l’amener à l’unité d’isolement préventif. Leurs gestes constituaient des délits relevant du droit privé, soit la batterie et la séquestration, et ont également violé des droits de M. Richards qui lui sont garantis aux articles 7, 9 et 12 de la Charte.

  • ·Le placement en isolement préventif du 30 septembre au 8 octobre 2013 a entraîné une atteinte injustifiée et illégale aux droits de M. Richards à la liberté et à la sécurité de sa personne. Il s’agissait donc d’un délit de séquestration de droit privé qui a aussi porté atteinte aux droits de M. Richards garantis aux articles 7, 9 et 12 de la Charte. De plus, la fouille à nu effectuée en lien avec ce placement a brimé les droits de M. Richards protégés par l’article 8 de la Charte.

  • ·Une enquête menée par le SCC au sujet de la participation alléguée de M. Richards à une agression contre un autre détenu de l’Établissement de Springhill à la fin d’octobre 2013 a fait en sorte que M. Richards soit de nouveau placé en isolement préventif, que sa cote de sécurité soit majorée de moyenne à maximale et qu’on lui impose un transfèrement non sollicité de l’Établissement de Springhill à l’Établissement de l’Atlantique. La Cour suprême de la Nouvelle-Écosse a jugé, par suite d’une demande d’habeas corpus, que les décisions ayant donné lieu à la réévaluation de la cote de sécurité et au transfèrement de M. Richards étaient illégales. Compte tenu des conclusions tirées par la juge de première instance (auxquelles je souscris pleinement), je suis d’avis que cette enquête a été réalisée de façon négligente.

  • ·Si le placement initial de M. Richards à l’unité d’isolement préventif à l’Établissement de Springhill le 29 octobre 2013 était légal, vu les informations dont disposait alors le SCC, il n’y avait en revanche aucun fondement légal justifiant que M. Richards y reste détenu après le 7 novembre 2013. Le placement de M. Richards en isolement préventif à partir de ce moment-là jusqu’à son transfèrement à l’Établissement de l’Atlantique, le 12 décembre 2013, constituait donc une séquestration, qui est un délit de droit privé, et a aussi porté atteinte aux droits de M. Richards garantis aux articles 7 et 9 de la Charte. Compte tenu de la concession de la Couronne (que j’explique en détail ci-après), ce placement prolongé en isolement préventif a également violé les droits de M. Richards garantis aux articles 7 et 12 de la Charte, indépendamment de tout lien avec l’enquête entachée de négligence.

  • ·Le 16 janvier 2014, environ un mois après son arrivée à l’Établissement de l’Atlantique, M. Richards a été placé en isolement préventif, où il est resté jusqu’au 10 avril 2014. Conjuguée au placement antérieur de M. Richards dans la rangée d’orientation, cette détention s’assimilait à une séquestration, qui est aussi un délit de droit privé. Ces placements ont également porté atteinte aux droits de M. Richards garantis aux articles 7 et 9 de la Charte. Compte tenu de la concession de la Couronne, le placement prolongé en isolement préventif a bafoué aussi les droits de M. Richards garantis aux articles 7 et 12 de la Charte, indépendamment de tout lien avec l’enquête entachée de négligence.

  • ·Après que la demande d’habeas corpus a été accueillie, la cote de sécurité a été réévaluée et rabaissée au niveau moyen, puis M. Richards a été transféré hors de l’Établissement de l’Atlantique. Toutefois, au lieu d’être renvoyé à l’Établissement de Springhill, il a été transféré au Pénitencier de Dorchester, où il a été placé à l’unité d’isolement préventif. M. Richards est resté en isolement préventif au Pénitencier de Dorchester du 10 avril au 22 septembre 2014, date à laquelle, à sa demande, il a été transféré à l’Établissement de Matsqui, en Colombie-Britannique. M. Richards allègue qu’il a subi diverses formes des mauvais traitements quand il se trouvait au Pénitencier de Dorchester. Puisqu’il dispose ou aurait pu se prévaloir d’autres recours efficaces pour contester son transfèrement à ce pénitencier et la façon dont il y a été traité, la Cour ne peut dûment être saisie de ses causes d’action à cet égard. En outre, je ne suis pas convaincu que son placement en isolement préventif au Pénitencier de Dorchester constituait une séquestration, qui est un délit de droit privé, principalement parce que M. Richards y a été détenu à sa propre demande. J’estime également qu’il existe un lien insuffisant entre ce placement et l’enquête négligente antérieure qui permettrait d’imputer une responsabilité délictuelle au défendeur en raison du placement en isolement préventif au Pénitencier de Dorchester. Par contre, vu la concession de la Couronne, je considère que le placement prolongé en isolement préventif à cet établissement était contraire aux droits de M. Richards garantis aux articles 7 et 12 de la Charte.

  • ·Parce qu’il a subi la conduite illégale mentionnée plus haut, M. Richards peut obtenir des dommages-intérêts en droit privé ainsi que des dommages-intérêts au titre du paragraphe 24(1) de la Charte. J’octroie à M. Richards des dommages-intérêts totalisant 165 000 $. La ventilation de ce montant est expliquée plus loin.

[11] Par souci de clarté, je confirme que, sauf pour ce qui est des causes d’action que je tranche expressément en faveur de M. Richards, son action est par ailleurs rejetée.

[12] Plus précisément, M. Richards reproche au SCC, notamment, de ne pas avoir pris de mesures d’adaptation à ses pratiques religieuses (que le SCC aurait même parfois volontairement brimées) et d’avoir effectué du profilage religieux à son endroit. À cause de ces actes ou omissions, M. Richards affirme que le SCC a violé ses droits à la liberté de religion et à l’égalité protégés, respectivement, par l’alinéa 2a) et le paragraphe 15(1) de la Charte. Bien que le SCC, à mon avis, ait agi de manière fautive sous plusieurs aspects, je ne vois aucun élément de preuve crédible qui m’amènerait à croire qu’il a exercé de la discrimination, comme le prétend M. Richards. Cela dit, les doléances de M. Richards à cet égard ont été ou auraient pu être soumises au processus de traitement des griefs des détenus ou donner lieu à des plaintes fondées sur la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il s’agit là des voies appropriées pour régler ces questions. De même, les allégations de M. Richards quant à une inconduite de la part du SCC en lien avec sa demande d’habeas corpus ont été ou auraient pu être l’objet de griefs. Par conséquent, ces questions échappent toutes à la portée de la présente action et ne seront donc pas examinées davantage.

[13] En dernier lieu, M. Richards souligne dans sa déclaration plusieurs manquements à des obligations légales, ce qui n’est pas reconnu, en soi, comme un délit en droit canadien : voir La Reine c Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 RCS 205; voir également Gregory c Canada, 2022 CF 342. De façon générale, le recours reconnu lorsqu’une autorité publique manque à son obligation légale est la demande de contrôle judiciaire pour invalidité et non pas une action en responsabilité délictuelle : voir Holland c Saskatchewan, 2008 CSC 42 au para 9. Malgré tout, même si l’omission des représentants correctionnels de suivre les lois et les politiques applicables ne donnerait lieu, en soi, à aucune forme de responsabilité délictuelle, elle peut être pertinente quand il s’agit de déterminer quelles réclamations sont recevables dans la présente action : voir Succession Odhavji c Woodhouse, 2003 CSC 69 aux para 30–31 [Succession Odhavji].

III. LE CONTEXTE

[14] M. Richards est né en Jamaïque en novembre 1981. Il est arrivé au Canada quand il était encore enfant. Il est citoyen canadien. Il s’identifie en tant qu’homme noir. Il s’est converti à la foi musulmane.

[15] M. Richards détient un diplôme d’études secondaires mais ne compte autrement qu’une scolarité limitée.

[16] M. Richards est un homme intelligent et réfléchi qui s’exprime clairement. Il peut aussi être exigeant et rigide. Il serait probablement le premier à admettre qu’il n’est pas toujours facile à côtoyer, particulièrement dans un cadre institutionnel.

[17] M. Richards est incarcéré depuis octobre 2001, après son arrestation et son inculpation pour meurtre au deuxième degré. Il avait 19 ans à l’époque. Par suite de son procès devant jury, M. Richards a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré en février 2003 et condamné à l’emprisonnement à perpétuité.

[18] En mars 2003, M. Richards a été transféré d’un centre de détention provisoire de Toronto à un pénitencier fédéral pour y purger sa peine. Depuis, il a été incarcéré à de nombreux établissements correctionnels fédéraux au Canada. Certains de ces transfèrements ont été faits à la demande de M. Richards, mais bon nombre n’étaient pas sollicités.

[19] Ces transfèrements ont posé de multiples défis pour M. Richards, qui a dû maintes fois s’adapter à un nouvel environnement et à du nouveau personnel correctionnel, qui devait apprendre chaque fois comment travailler avec lui. La relation de M. Richards avec le SCC a souvent été marquée profondément par la confrontation et, pour le meilleur et pour le pire, cette réputation l’a suivi d’un établissement à l’autre.

[20] M. Richards lui-même reconnaîtrait probablement, avec le recul, qu’il n’a pas toujours choisi les moyens les plus appropriés, ni les plus constructifs, pour exprimer ses préoccupations face au traitement qu’il recevait du SCC. Quoi qu’il en soit, à plusieurs reprises, ses plaintes ont été jugées fondées. De plus, certains membres du personnel du SCC ont compris les difficultés de M. Richards, ont perçu son potentiel et ont noué des liens constructifs avec lui. J’ai été témoin du respect mutuel entre ces membres du personnel et M. Richards tout au long du procès.

[21] Le cheminement carcéral de M. Richards au sein des établissements fédéraux est loin d’être parfait. En 2004, il a été déclaré coupable de possession de deux armes prohibées et a reçu une peine d’incarcération de trois mois à purger en même temps que sa peine d’emprisonnement à perpétuité. En 2007, il a été déclaré coupable de voies de fait graves sur un autre détenu, ce qui lui a valu 18 mois d’incarcération à purger aussi en même temps que sa peine d’emprisonnement à perpétuité. Les dossiers du SCC relatifs à M. Richards font état de nombreux autres incidents qui n’ont pas entraîné d’accusations ou de condamnations au criminel, mais qui ont donné lieu à diverses sanctions disciplinaires (dont des placements en isolement préventif) et des transfèrements.

[22] Les événements qui sous-tendent l’action en l’espèce se sont produits en 2013 et en 2014, à l’époque où M. Richards a été incarcéré dans trois établissements dirigés par le SCC dans la région de l’Atlantique : l’Établissement de Springhill, en Nouvelle-Écosse, l’Établissement de l’Atlantique, au Nouveau-Brunswick, et le Pénitencier de Dorchester, également au Nouveau‑Brunswick. M. Richards a été transféré contre son gré de l’Ontario à l’Établissement de Springhill en 2010. Il est resté dans la région de l’Atlantique jusqu’en septembre 2014, quand il a obtenu le transfèrement qu’il avait demandé vers la Colombie-Britannique.

[23] L’Établissement de Springhill et le Pénitencier de Dorchester sont désignés comme étant des établissements à sécurité moyenne, tandis que l’Établissement de l’Atlantique est à sécurité maximale. Aux dates pertinentes, les trois établissements possédaient des unités d’isolement préventif où les détenus pouvaient être envoyés à ce qu’on appelle couramment l’« isolement cellulaire ».

[24] Outre l’incident impliquant l’intervention des agents de l’EIU le 30 septembre 2013, il y a peu de points de désaccord quant aux événements sur lesquels se fonde le litige en l’espèce ou quant à leurs conséquences juridiques, et ce, en raison de deux éléments importants qui permettent de dresser la toile de fond de la présente action : premièrement, la décision relative à la demande d’habeas corpus présentée par M. Richards au début de 2014 et, deuxièmement, les décisions rendues dans d’autres litiges concernant le recours à l’isolement préventif dans les établissements correctionnels fédéraux.

A. La demande d’habeas corpus de M. Richards

[25] Tel qu’il est mentionné plus haut, et nous analysons la situation plus en détail ci-dessous, M. Richards a été placé en isolement préventif à l’Établissement de Springhill à la fin d’octobre 2013, sur la base d’informations suivant lesquelles il aurait été impliqué dans une agression contre un autre détenu. En décembre 2013, sa cote de sécurité est passée de moyenne à maximale, et M. Richards a été transféré contre son gré de l’Établissement de Springhill à l’Établissement de l’Atlantique sur la foi de ces mêmes informations.

[26] Le 26 novembre 2013, M. Richards a déposé une demande d’habeas corpus à la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse. La seule décision du SCC alors visée par le contrôle était le placement de M. Richards en isolement préventif à l’Établissement de Springhill. Par la suite, toutefois, la demande d’habeas corpus a été élargie pour porter sur la légalité de la réévaluation de la cote de sécurité de M. Richards et du transfèrement non sollicité de ce dernier à l’Établissement de l’Atlantique qui en a découlé. Lorsque la demande d’habeas corpus a été entendue, M. Richards n’était plus en isolement préventif à l’Établissement de Springhill, de sorte que cette partie de sa demande était devenue théorique. (L’historique des procédures relatives à la demande d’habeas corpus est décrit dans la décision préliminaire de la juge de première instance, l’honorable juge Van den Eynden, confirmant que la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse avait compétence pour se prononcer sur la demande, même si M. Richards avait été transféré à ce moment-là à un établissement correctionnel du Nouveau-Brunswick : voir Richards v Springhill Institution, 2014 NSSC 120 aux para 3–16.)

[27] Dans une décision datée du 2 avril 2014, la juge de première instance a fait droit à la demande d’habeas corpus : voir Richards v Springhill Institution, 2014 NSSC 121. Elle a conclu que la réévaluation de la cote de sécurité, qui était passée de moyenne à maximale, ainsi que le transfèrement non sollicité de M. Richards à l’Établissement de l’Atlantique étaient des décisions illégales. Les appels interjetés par la Couronne contre la décision relative à la compétence et au bien-fondé de la demande d’habeas corpus ont été rejetés par la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse le 30 avril 2015 : voir Springhill Institution v Richards, 2015 NSCA 40.

[28] Par suite de la décision relative à la demande d’habeas corpus, le SCC a rétabli l’ancienne cote de sécurité moyenne de M. Richards qui a ensuite été transféré hors de l’Établissement de l’Atlantique. Le SCC a déterminé, cependant, qu’il n’était pas approprié de retourner M. Richards à l’Établissement de Springhill et l’a plutôt transféré au Pénitencier de Dorchester.

[29] Lorsqu’elle a déclaré que les décisions de réévaluation de la cote de sécurité et de transfèrement de décembre 2013 étaient illégales, la juge de première instance a tiré plusieurs conclusions défavorables au sujet de l’enquête menée par le SCC sur l’implication alléguée de M. Richards dans des voies de fait. À juste titre, dans la présente instance, la Couronne n’a pas cherché à remettre en litige les questions qui avaient été tranchées en faveur de M. Richards dans la décision relative à sa demande d’habeas corpus. La Couronne accepte d’être liée par les conclusions de la juge de première instance, ce qui a permis de circonscrire notablement les points en litige à ce sujet. Les conclusions pertinentes sont analysées plus en détail ci-après.

B. Autres litiges concernant le recours à l’isolement préventif

[30] La résolution de litiges parallèles portant sur le recours à l’isolement préventif dans les établissements correctionnels fédéraux a également permis de resserrer les questions en litige dans la présente instance.

[31] Pour la mise en contexte, je souligne que la Loi prévoit depuis longtemps le placement en isolement préventif de détenus sous responsabilité fédérale. Bien que les conditions d’incarcération dans les unités d’isolement préventif varient d’un établissement à l’autre, ces unités constituent fondamentalement « une prison au sein d’une prison » (Martineau c Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 RCS 602 à la p 622). L’isolement préventif sert parfois à protéger le détenu; il est aussi utilisé souvent pour appliquer des mesures disciplinaires ou pour assurer la sécurité au sein de l’établissement.

[32] Peu importe la raison, le détenu qui est en isolement préventif se retrouve seul dans une petite cellule pendant au moins 22 heures par jour. Il est complètement mis à l’écart de la population carcérale générale et a peu de contacts directs avec le personnel correctionnel; l’accès à des programmes et à des privilèges (comme faire de l’exercice et prendre l’air) est très restreint ou simplement interdit. Par conséquent, les personnes qui sont mises en isolement préventif ont peu de contacts humains réels – d’où l’expression « isolement cellulaire » décrivant cette pratique.

[33] Les effets nuisibles de longues périodes d’isolement cellulaire sont bien attestés, et le recours à cette forme d’isolement a été largement condamné. Par exemple, l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (également appelées « Règles Nelson Mandela ») interdit l’isolement cellulaire pour une période de plus de 15 jours consécutifs : voir les règles 43 à 45.

[34] L’isolement cellulaire dans les établissements fédéraux a été remis en question avec succès dans plusieurs décisions récentes de tribunaux canadiens.

[35] Dans l’arrêt Canadian Civil Liberties Association v Canada (Attorney General), 2019 ONCA 243, 144 OR (3d) 641, la Cour d’appel de l’Ontario a invalidé les articles 31 à 37 de la Loi, qui autorisaient l’isolement préventif dans les pénitenciers fédéraux, au motif que cette pratique équivalait à un isolement cellulaire et que le maintien d’une personne en isolement cellulaire pendant plus de 15 jours constituait une peine cruelle et inusitée au sens de l’article 12 de la Charte. La Cour d’appel de l’Ontario a affirmé au paragraphe 5 que [traduction] « l’isolement préventif prolongé [c’est-à-dire pendant plus de 15 jours] cause un préjudice prévisible et attendu pouvant laisser des séquelles permanentes et n’est détectable par la surveillance qu’une fois qu’il a été subi ». Elle a déclaré également que la Loi ne contenait aucune des mesures de protection nécessaires pour empêcher que des détenus soient tenus en isolement pendant plus de 15 jours et, donc, empêcher qu’ils soient soumis à un traitement exagérément disproportionné : voir les para 113–115. Fait à souligner, la Couronne fédérale n’a pas interjeté appel de la conclusion tirée par le juge de première instance, soit que les dispositions de la Loi étaient aussi contraires à l’article 7 de la Charte parce que le législateur n’a pas mis en place de mécanisme indépendant d’examen de la décision de renvoyer un détenu en isolement préventif : voir Corporation of the Canadian Civil Liberties Association v Her Majesty the Queen, 2017 ONSC 7491, 140 OR (3d) 342.

[36] Quelques mois plus tard, dans l’arrêt British Columbia Civil Liberties Association v Canada (Attorney General), 2019 BCCA 228, 377 CCC (3d) 420, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a invalidé les articles 31 à 37 de la Loi parce qu’ils étaient incompatibles avec l’article 7 de la Charte en autorisant le recours à l’isolement préventif prolongé (plus de 15 jours), qui prive une personne de son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité d’une manière qui est totalement disproportionnée à l’objet de la Loi, et parce que les articles en question ne prévoyaient pas d’examen indépendant des renvois en isolement préventif.

[37] Le pourvoi à la Cour suprême demandé par le procureur général du Canada a été autorisé dans ces deux affaires, mais les appels ont été abandonnés en avril 2020. Entre-temps, en novembre 2019, les dispositions attaquées de la Loi ont été abrogées et remplacées par des articles qui ont établi et réglementé le recours à ce qui s’appelle maintenant des « unités d’intervention structurée » : voir les articles 31 à 37.91 de la Loi dans sa version actuelle.

[38] Au moment où avançaient ces contestations de l’isolement préventif fondées sur la Charte, des recours collectifs ont aussi été intentés au nom de détenus fédéraux qui avaient été envoyés en isolement préventif. Pour nos besoins en l’espèce, le plus pertinent de ces recours collectifs est celui qui a été déposé à la Cour supérieure de justice de l’Ontario en 2017 dans l’affaire Reddock v Canada (Attorney General [Reddock]. Il a été certifié en juin 2018 : voir Reddock v Canada (Attorney General), 2018 ONSC 3914. Un deuxième recours collectif a été certifié en Ontario, dans la décision Brazeau v Canada (Attorney General), 2016 ONSC 7836. (Dans une troisième affaire, une action collective a aussi été intentée au Québec au nom des détenus de ressort fédéral dans cette province.)

[39] Dans la décision Reddock, le groupe défini englobe tous les délinquants sous responsabilité fédérale qui ont été involontairement envoyés en isolement prolongé (soit pendant au moins 15 jours consécutifs) dans la période allant du 1er novembre 1992 jusqu’à la date de l’autorisation et qui étaient en vie le 3 mars 2015. Dans la décision Brazeau, le groupe était constitué des délinquants sous responsabilité fédérale entre le 1er novembre 1992 et la date de l’autorisation qui ont été placés en isolement préventif, ont reçu un diagnostic de maladie mentale grave ou étaient atteints d’une maladie mentale grave et qui étaient en vie le 20 juillet 2013. Les membres du groupe dans la décision Brazeau ont été exclus du groupe dans la décision Reddock.

[40] En mars 2019, un jugement sommaire partiel a été prononcé en faveur du représentant demandeur dans l’affaire Brazeau : voir 2019 ONSC 1888. En août 2019, un jugement sommaire a été prononcé en faveur du représentant demandeur dans l’affaire Reddock : voir 2019 ONSC 5053. Dans les deux cas, le juge des requêtes (le juge Perell) a conclu que le Canada était tenu de verser des dommages-intérêts en raison de la violation des droits constitutionnels des membres du groupe. Dans l’affaire Reddock, le juge des requêtes a conclu que le Canada devait aussi verser des dommages-intérêts au titre de sa négligence systémique dans le recours à l’isolement préventif, mais il a accordé une seule série de dommages-intérêts pour l’atteinte aux droits protégés par la Charte et pour la négligence. Dans les deux affaires, le juge des requêtes a accordé des dommages-intérêts globaux équivalant à un niveau de base et a donné pour instruction de mettre en place un mécanisme servant à statuer sur les demandes individuelles des membres du groupe.

[41] La Couronne fédérale a porté en appel les jugements sommaires rendus dans les affaires Brazeau et Reddock. Dans ces deux appels, la question fondamentale concernait la responsabilité de la Couronne de verser des dommages-intérêts au titre des violations des articles 7 et 12 de la Charte. La responsabilité fondée sur la négligence systémique qui a été imputée dans le recours collectif Reddock était également contestée en appel.

[42] Les deux appels ont été entendus conjointement et ont fait l’objet d’une seule décision : voir Brazeau v Canada, 2020 ONCA 184. La Cour d’appel de l’Ontario a fait droit à l’appel dans l’affaire Reddock sur la question de la négligence systémique, mais elle a confirmé les conclusions du jugement sommaire pour ce qui est de la responsabilité et des dommages-intérêts. La responsabilité de la Couronne a aussi été confirmée dans l’affaire Brazeau, mais l’appel a été accueilli en ce qui a trait aux dommages-intérêts globaux, question qui a été renvoyée au juge des requêtes pour nouvel examen. Ce nouvel examen a été réalisé plus tard en 2020 : voir Brazeau v Canada (Attorney General), 2020 ONSC 3272.

[43] Compte tenu de ces précédents, la Couronne ne nie pas dans la présente affaire que le placement prolongé en isolement préventif (soit pendant plus de 15 jours) porte atteinte aux droits garantis aux articles 7 et 12 de la Charte. Elle ne remet pas non plus en question, du moins en principe, le droit de M. Richards à des dommages-intérêts fondés sur les mêmes articles en raison de ses placements prolongés en isolement préventif. La Couronne soutient plutôt que, comme M. Richards ne s’est pas retiré du recours collectif dans l’affaire Reddock (la date limite pour le faire sans l’autorisation de la Cour était le 19 septembre 2018), il fait partie de ce groupe et a donc droit à des dommages-intérêts à ce titre. Par conséquent, M. Richards devrait, selon la Couronne, exercer tous ses recours à cet égard dans cette instance (y compris le processus décisionnel visant les demandes individuelles s’il le souhaite).

[44] En revanche, M. Richards a confirmé plusieurs fois et sans équivoque qu’il n’a rien à voir avec cet autre litige et qu’il ne veut pas en faire partie.

[45] La Couronne a présenté une requête préliminaire pour solliciter l’ordonnance visée au paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 (la LCF) afin d’obtenir la suspension de l’instance à l’égard de certains aspects de la présente action qui concernent les placements de M. Richards en isolement préventif. Le 1er mars 2021, j’ai rejeté la requête à l’audience pour de brefs motifs prononcés oralement. Les motifs écrits ont suivi : voir Richards c Canada, 2021 CF 231.

[46] Dans ses plaidoiries finales au procès, la Couronne a demandé de nouveau à la Cour de s’en remettre au recours collectif intenté dans l’affaire Reddock pour l’évaluation des dommages-intérêts auxquels M. Richards a droit en raison de ses placements prolongés en isolement préventif. Tout comme je l’ai fait savoir à ce moment-là, je ne suis pas convaincu que cette démarche serait dans l’intérêt de la justice, compte tenu des circonstances particulières en l’espèce.

[47] Le processus de rédaction des présents motifs s’est avéré très long. Étant donné le délai qui s’est écoulé depuis la conclusion de l’audience, la Cour a invité les parties au printemps dernier à lui transmettre des informations à jour sur les aspects pertinents de l’avancement du recours collectif.

[48] La Couronne m’a fourni un résumé utile du processus d’instruction des demandes qui a été établi aux fins du recours collectif. En résumé, la Couronne a confirmé que M. Richards, en qualité de membre du groupe visé par le recours collectif dans l’affaire Reddock, serait admissible à sa quote-part de l’indemnité globale de 28 millions de dollars qui a été accordée à la suite des recours collectifs. Il a été estimé qu’il pourrait toucher, au moins, environ 2 200 $ : voir Brazeau v Canada (Attorney General), 2020 ONSC 7229 au para 50. Subsidiairement, il pourrait se prévaloir de l’instruction des demandes individuelles pour solliciter des dommages-intérêts pouvant aller jusqu’à 50 000 $ ou même plus (le montant réclamé déterminerait la procédure à suivre). D’après ce que je comprends de ces recours, même si M. Richards présentait une demande individuelle, il resterait admissible à une part minimale de l’indemnité globale.

[49] M. Richards a réitéré qu’il n’avait pas l’intention de faire valoir une cause d’action, quelle qu’elle soit, dans le cadre du recours collectif.

[50] La Couronne a également souligné que la période d’admissibilité pour participer au recours collectif dans l’affaire Reddock devait prendre fin le 7 septembre 2022. Cette échéance est maintenant passée. Rien n’indique que M. Richards a changé d’idée et présenté une demande pour être inclus dans ce recours collectif.

[51] Même si la Couronne aurait manifestement préféré que cet aspect de l’affaire soit réglé dans une autre instance, elle a reconnu qu’elle était liée par les décisions ayant établi que l’isolement préventif prolongé est contraire aux articles 7 et 12 de la Charte et peut ainsi donner lieu à des dommages-intérêts. Cette situation a resserré encore plus les points en litige dans la présente action.

IV. L’INCIDENT DU 30 SEPTEMBRE 2013

A. L’enregistrement vidéo tiré de la caméra de sécurité

[52] Avant d’examiner l’incident du 30 septembre 2013 en détail, il peut être utile de commencer en décrivant un élément de preuve clé sur lequel reposent plusieurs de mes conclusions de fait. Il s’agit d’un enregistrement vidéo des événements qui se sont produits à cette date dans le secteur où se trouve la cellule de M. Richards à l’Établissement de Springhill.

[53] L’unité dans laquelle est située la cellule de M. Richards comporte deux niveaux. M. Richards occupait une cellule dans la rangée supérieure; il y était seul.

[54] Il y avait une caméra fixe dans le corridor, située immédiatement à l’extérieur de la cellule de M. Richards. Un enregistrement réalisé à partir de cette caméra le 30 septembre 2013 a été préservé par le SCC après l’incident et a été déposé en preuve.

[55] Cette caméra offre une vue sur le corridor dans la rangée supérieure de l’unité. Nul ne conteste le fait qu’elle ne permet pas de voir tout le corridor, car il y a une autre section de la rangée derrière la caméra qui était présumément couverte par une autre caméra (ou plusieurs). Aucun élément de preuve n’a permis d’établir si on a tenté d’obtenir les enregistrements d’autres caméras de sécurité dans la rangée ou à tout autre endroit où M. Richards a été amené le 30 septembre 2013. Quoi qu’il en soit, aucun autre enregistrement n’a été présenté au procès.

[56] La caméra de sécurité d’où est tiré l’enregistrement en question est installée à peu près à la hauteur du plafond, de sorte que les images sont prises en plongée et à un angle légèrement incliné vers le bas. La section couverte par la caméra est bien éclairée par de la lumière naturelle et artificielle. La bande vidéo est en couleur et la qualité des images est raisonnablement bonne. Il ne semble y avoir aucune interruption dans l’enregistrement qui a été préservé. Il n’y a pas de son.

[57] D’après la bande enregistrée, la porte de la cellule de M. Richards est la plus proche de la caméra, du côté droit de l’image. Le mécanisme de verrouillage se trouve à gauche de la porte, plus ou moins à la hauteur des hanches. La porte s’ouvre vers l’intérieur de la cellule et, quand on regarde de l’extérieur, l’ouverture se fait de gauche à droite. Une petite fenêtre d’observation est aménagée dans la porte. Même si on ne peut pas le voir sur la vidéo, il n’est pas contesté que cette fenêtre peut être couverte de l’intérieur par un accessoire ou une cloison servant à protéger l’intimité de l’occupant.

[58] La caméra de sécurité offre une vue dégagée de la zone située directement à l’extérieur de la cellule de M. Richards ainsi que de la rangée. Dans la partie gauche de l’image, on voit une balustrade en métal qui surplombe l’étage inférieur. Toujours dans la partie gauche, un escalier de métal descend du niveau supérieur vers l’étage inférieur. La quasi-totalité de l’escalier est visible sur la vidéo (sauf les dernières marches du bas). La caméra ne saisit qu’une petite partie de l’étage inférieur. Même si on ne peut pas le voir dans la vidéo, il n’est pas contesté qu’il y a un poste de contrôle de sécurité à l’étage principal situé sous la zone qui est visible dans l’enregistrement. Il s’agit d’une zone sécurisée d’où le personnel correctionnel surveille l’unité.

[59] La date du 30 septembre 2013 est inscrite sur la bande vidéo. Au début de l’enregistrement, l’heure indiquée est 12:28:00 p.m. et, à la fin, 12:44:00 p.m. Quelqu’un au SCC – l’identité de la personne reste indéterminée – a décidé de conserver seulement cette partie de la bande vidéo pour la journée en question. Bien que rien de pertinent ne se soit produit dans la zone couverte par la caméra après 12:44:00 p.m., certains événements pertinents sont survenus dans ce secteur avant 12:28:00 p.m. Nous les examinons ci-dessous. Aucun élément de preuve n’a été présenté afin d’expliquer pourquoi une plus longue partie de l’enregistrement n’a pas été conservée.

[60] Les membres de l’EIU impliqués dans l’incident du 30 septembre 2013 sont tous clairement visibles dans la vidéo. Ils portent tous essentiellement le même équipement tactique, c’est-à-dire un casque, une visière, un protecteur facial, un gilet de protection, un blouson, un pantalon, des gants et des bottines. Il est généralement possible de les identifier et de les distinguer les uns des autres dans la vidéo grâce aux numéros qu’ils portent dans le dos. La couleur de ces numéros permet de connaître l’établissement d’attache de l’agent : rouge pour Springhill et blanc pour Dorchester. (Les agents de l’EIU provenant de l’Établissement de l’Atlantique portaient des numéros jaunes, mais il semble qu’aucun d’entre eux n’ait été impliqué dans l’incident.) En outre, les agents qui ont témoigné au procès ont pu s’identifier eux-mêmes sur la bande vidéo et, dans certains cas à tout le moins, ils ont pu aussi identifier leurs collègues. Il n’y a fondamentalement pas de doute quant à l’identité des membres de l’EIU qui ont interagi directement avec M. Richards aux moments pertinents le 30 septembre 2013.

[61] Sur la vidéo, l’incident impliquant M. Richards et les membres de l’EIU commence à 12:28:57 p.m., avec l’arrivée des trois premiers agents à la porte de la cellule de M. Richards. La caméra a capté ce qui se produit ensuite, mais seulement en partie. Ce qui est crucial, c’est que les événements qui se sont déroulés à l’intérieur de la cellule de M. Richards ou dans la douche plus tard, n’entrent pas dans le champ de la caméra.

[62] M. Richards lui-même n’est pas visible dans la vidéo avant qu’on l’amène hors de sa cellule à 12:30:15 p.m., une fois qu’il a été aspergé d’aérosol capsique, maîtrisé par les agents puis menotté. Il disparaît ensuite de l’enregistrement pour y réapparaître à 12:41:58 p.m., quand on voit les agents de l’EIU le guider dans le corridor et le faire descendre l’escalier; il disparaît alors encore. C’est la dernière fois qu’on peut voir M. Richards dans la vidéo.

[63] Même si la bande vidéo constitue un élément de preuve extrêmement fiable de ce qui s’est passé dans le champ de la caméra, celle-ci n’a malheureusement pas pu saisir la totalité des événements importants. Néanmoins, comme je l’explique ci-après, je conclus que le point clé en litige, à savoir si le recours à la force le 30 septembre 2013 était justifié ou non, la vidéo appuie la description qu’a faite M. Richards de l’incident et contredit le compte-rendu des agents.

B. L’absence d’autres enregistrements de l’incident

[64] Comme je le précise plus loin, M. Richards me demande de trouver des failles dans l’intervention des agents de l’EIU et de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité de leurs témoignages parce qu’ils n’ont pas enregistré l’intégralité de l’incident comportant un recours à la force avec une caméra vidéo portative.

[65] M. Richards a tout à fait raison de souligner que, selon les procédures du SCC, tout recours à la force planifié doit être enregistré sur bande vidéo dès le début, ce qui comprend le moment où le détenu est retiré de force de sa cellule. Toutefois, les procédures auxquelles M. Richards se reporte ne s’appliquent que dans le cas d’une extraction planifiée ou d’une autre forme de recours à la force. Il ne fait pas de doute que M. Richards a été extrait de sa cellule par la force le 30 septembre 2013, mais je considère qu’il ne s’agissait pas d’une extraction planifiée dans le sens où l’entendent les procédures applicables à ces situations. L’extraction a plutôt été causée par une situation qui s’est produite sans avertissement et qui a dégénéré rapidement. Autrement dit, à tout le moins au début, le recours à la force était de nature spontanée. Même si je suis venu à la conclusion, comme je l’explique plus loin, que ce sont les agents de l’EIU eux-mêmes qui ont envenimé la situation, rien ne laisse croire que c’était leur intention dès qu’ils ont répondu à l’activation du bouton d’appel d’urgence dans la cellule de M. Richards. Aucun élément de preuve ne porte à croire non plus que les agents ont délibérément négligé de se munir d’une caméra pour que leurs gestes ne soient pas filmés. Par conséquent, je ne peux reprocher aux agents de ne pas avoir eu de caméra vidéo portative en main dès le début de l’incident. J’estime cependant qu’ils n’avaient aucune bonne raison de ne pas se procurer de caméra pour filmer ce qui se passait lorsque la situation a commencé à dégénérer, surtout une fois qu’ils ont pu maîtriser M. Richards et en avoir la garde. Ils en ont eu amplement le temps et étaient suffisamment nombreux pour le faire. Cet aspect est examiné plus loin.

[66] En outre, même s’ils ont finalement obtenu une caméra vidéo portative puis l’ont utilisée pour filmer l’évaluation de l’état physique de M. Richards après le recours à la force à l’unité d’isolement préventif, il semble que le fichier vidéo n’ait pas pu être téléchargé à partir de la caméra, de sorte que nous ne disposons d’aucun enregistrement vidéo de cette évaluation. Cet aspect est analysé plus longuement ci-après.

[67] Il va sans dire qu’un enregistrement vidéo approprié de l’incident (s’il était complet, certainement, mais même également s’il était partiel) aurait permis d’éviter une bonne partie du débat sur ce qui s’est produit exactement le 30 septembre 2013. Heureusement, la Cour pourra exercer son rôle dans la recherche de la vérité grâce à l’enregistrement vidéo tiré de la seule caméra utilisée qui a été préservé. J’aborde ci-dessous les conséquences, pour la preuve, de l’omission de filmer l’incident par un autre moyen.

C. Les événements ayant mené à l’incident du 30 septembre 2013

[68] Au milieu de l’après-midi du 25 septembre 2013, une source dont la fiabilité est indéterminée a informé un agent du renseignement de sécurité (l’ARS) de l’Établissement de Springhill qu’elle avait vu une balle de calibre 22 à l’établissement. Si cette information était exacte, l’objet pouvait poser un risque important pour la sécurité des détenus et du personnel.

[69] Sur la foi de ce signalement, Lorne Breene, directeur par intérim de l’établissement à l’époque, a ordonné l’isolement cellulaire des détenus afin de permettre une perquisition minutieuse des lieux à la recherche de la balle en question. Cette mesure comprenait la fouille physique de chaque détenu et de ses effets personnels ainsi que la perquisition de sa cellule. (Le pouvoir d’ordonner une fouille dans une telle situation est énoncé au paragraphe 53(1) de la Loi.) Pendant l’isolement cellulaire, les détenus sont restés dans leurs cellules 24 heures sur 24, à moins de circonstances exceptionnelles.

[70] Les dossiers du SCC indiquent que la fouille en vue de trouver la balle s’est déroulée du 26 septembre au 5 octobre 2013. Aucun élément de preuve ne permet de croire que la balle a été retrouvée.

[71] Les membres de l’EIU de l’Établissement de Springhill ont été chargés de procéder aux fouilles et aux perquisitions nécessaires. Ils ont reçu l’aide d’agents de l’EIU de deux autres établissements, le Pénitencier de Dorchester et l’Établissement de l’Atlantique. En tout, plus de 50 membres de l’EIU ont été déployés à l’Établissement de Springhill durant l’isolement cellulaire. En outre, puisque la présence possible de la balle a entraîné un refus de travailler de la part des employés correctionnels syndiqués qui s’inquiétaient pour leur sécurité au travail, les agents de l’EIU se sont aussi occupés de tâches quotidiennes, comme distribuer les repas, escorter les détenus aux douches et accompagner le personnel médical qui devait fournir des médicaments ou donner des soins aux détenus dans leurs cellules.

[72] Il n’est pas faux de dire que la période d’isolement cellulaire s’est révélée très stressante pour les détenus autant que pour le personnel du SCC.

D. Les événements du 30 septembre 2013

(1) La distribution des repas du midi

[73] Comme tous les autres détenus, M. Richards était confiné à sa cellule depuis l’après-midi du 25 septembre 2013. Il se sentait particulièrement frustré par la façon dont les agents de l’EIU lui distribuaient ses repas. Il a affirmé que les agents [traduction] « jouaient à de petits jeux » pendant la distribution de ses repas. Par exemple, ils lui ordonnaient parfois de se tenir à un endroit pendant qu’ils plaçaient le plateau de repas dans sa cellule et, par la suite, ils changeaient de consigne sans motif apparent. Parfois encore, ses repas étaient simplement lancés dans sa cellule et tombaient sur le plancher. Un moment donné, a raconté M. Richards, son repas a atterri dans la toilette. Il est arrivé souvent, également, que le mauvais repas lui soit distribué (il suit un régime alimentaire spécial pour des motifs religieux et médicaux, et ne mange pas de viande non plus), de sorte qu’il restait alors sur sa faim.

[74] Finalement, le midi du 30 septembre 2013, M. Richards en a eu assez : au moment où son repas lui a été remis, il a demandé de parler à la gestionnaire d’unité, Kathryn Paul. Les agents de l’EIU ont refusé d’accéder à sa demande et sont partis. M. Richards a alors appuyé sur le bouton d’appel de sa cellule – lorsqu’un bouton d’appel est activé, une alarme se déclenche dans le poste de contrôle situé à l’étage principal de l’unité. Il est censé servir uniquement en cas d’urgence.

[75] Je m’interromps ici pour souligner que les parties admettent que Mme Paul était de service à l’unité et se trouvait au poste de contrôle à tous les moments pertinents le 30 septembre 2013. Mme Paul n’a pu témoigner au procès pour des raisons personnelles.

[76] Après que M. Richards a appuyé sur son bouton d’appel, des agents de l’EIU se sont rendus à sa cellule. M. Richards leur a fait savoir qu’il voulait parler à Mme Paul. Les agents auraient intimé à M. Richards, d’après ses dires, de [traduction] « fermer sa sale gueule ». Ils ont refusé de communiquer avec Mme Paul ou de laisser M. Richards lui parler. Ils ont averti ce dernier de ne pas utiliser de nouveau le bouton d’appel. Rien dans la preuve ne permet de savoir qui étaient ces agents de l’EIU.

[77] Aucun de ces événements n’a été saisi sur la bande vidéo présentée en preuve, parce qu’ils se seraient produits avant le début de l’enregistrement partiel qui a été conservé. Il est très dommage que le SCC n’ait pas préservé un enregistrement vidéo plus long.

[78] Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire pour moi de vérifier si les choses se sont passées jusqu’à ce moment-là exactement de la manière dont M. Richard les décrit, étant donné que les parties s’entendent pour dire que la situation a dégénéré lorsque les agents de l’EIU ont répondu à un autre appel de M. Richards au moyen du bouton de sa cellule.

[79] M. Richards a précisé qu’il avait appuyé sur le bouton d’appel plus d’une fois durant le repas du midi du 30 septembre, ce qui est confirmé par les dossiers du SCC établis à l’époque. Par exemple, dans son Rapport d’observation ou déclaration concernant l’incident du 30 septembre, l’agent correctionnel (AC) Talbot (un des agents impliqués dans le recours à la force) mentionne que M. Richards [traduction] « a bloqué la fenêtre de sa cellule et appuyé à maintes reprises sur son bouton d’appel ». L’AC Talbot a également confirmé ce fait dans son témoignage au procès en précisant qu’il avait été informé, avant de se rendre à la cellule, que [traduction] « le bouton d’appel avait été activé plusieurs fois et [que] la fenêtre était bloquée ».

[80] Peu importe ce qui pouvait se passer exactement durant la distribution des repas depuis quelques jours ou ce qui s’est produit plus tôt le 30 septembre, il suffit en l’espèce de mentionner simplement que j’accepte le témoignage de M. Richards, lorsqu’il raconte que le 30 septembre, autour du midi, il se sentait frustré par la façon dont on le traitait, qu’il a appuyé sur son bouton d’appel, que les agents ayant répondu à l’appel ont refusé de le laisser parler à Mme Paul, puis qu’il a activé de nouveau son bouton d’appel après le départ des agents et qu’il abaissé la cloison de sa fenêtre servant à protéger son intimité. C’est ce deuxième appel de M. Richards qui a déclenché les événements subséquents.

(2) Entre 12:28:00 p.m. et 12:43:43 p.m.

[81] Cinq membres des EIU ont été directement en contact avec M. Richards dans les premiers instants de l’incident comportant un recours à la force : Robert Henderson (no 24, de Springhill), William Jobes (no 3, de Springhill), Troy Talbot (no 34, de Dorchester), Dominique Gosselin (no 43, de Dorchester) et Jimmy Sproule (no 41, de Dorchester). L’AC Talbot était le chef d’équipe. La Couronne a convoqué tous ces agents comme témoins, sauf l’AC Sproule (qui a eu des contacts très limités avec M. Richards de toute façon, ce qui est confirmé par la vidéo).

[82] Le contact initial s’est fait entre M. Richards et trois agents, c’est-à-dire les AC Henderson, Jobes et Talbot. Les agents ont expliqué que, juste avant l’incident, ils vaquaient à d’autres occupations dans la rangée. L’enregistrement vidéo montre que les trois hommes, à 12:28:48, grimpent les marches ensemble à partir de l’étage principal. On voit l’AC Henderson en premier, suivi de l’AC Jobes puis de l’AC Talbot. Ils arrivent à la porte de la cellule de M. Richards dans le même ordre. Même si ce n’est pas visible sur la vidéo, les parties s’entendent pour dire que la fenêtre de la porte de la cellule de M. Richards est bloquée de l’intérieur par la cloison servant à préserver l’intimité du détenu.

[83] L’AC Henderson frappe à la porte de la cellule et semble parler à M. Richards à travers la porte. L’AC Jobes sort un trousseau de clés et commence à déverrouiller la porte. L’AC Talbot tient un pulvérisateur d’aérosol capsique. Tendant les deux bras devant lui à la hauteur de sa poitrine, l’AC Talbot dirige le pulvérisateur vers la porte de la cellule, qui est encore fermée.

[84] Les trois agents se tiennent côte à côte directement devant la porte : l’AC Talbot est au milieu avec l’AC Jobes à sa gauche et l’AC Henderson à sa droite. Entre le moment où le coup est frappé à la porte et où celle-ci s’entrebâille après avoir été déverrouillée, pas plus de 10 secondes se sont écoulées.

[85] L’AC Jobes pousse la porte pour l’ouvrir. À peu près au même moment où la porte commence à s’ouvrir, l’AC Talbot pulvérise de l’aérosol capsique dans la cellule. Il le fait une deuxième fois presque aussitôt. On ne peut pas voir M. Richards sur la vidéo, mais nul ne conteste qu’il était visé par le jet d’aérosol capsique.

[86] À ce moment, l’AC Gosselin monte les escaliers en courant. Les quatre agents entrent dans la cellule de M. Richards. L’AC Sproule arrive également par les escaliers et reste dans le corridor mais garde un œil sur ce qui se passe dans la cellule. Peu de temps après, l’AC Talbot sort de la cellule en reculant, se poste à l’entrée et regarde aussi vers l’intérieur.

[87] M. Richards est extrait de sa cellule à 12:30:15. Il porte un short ample, qui lui descend jusqu’aux genoux, mais il est torse nu. Il a les poignets menottés dans le dos. Il se tient debout mais plié en deux. L’AC Henderson lui tient un bras, tandis que l’AC Gosselin lui tient l’autre bras. L’AC Jobes émerge ensuite de la cellule derrière eux. La détresse physique de M. Richards est évidente.

[88] Après une brève pause à l’extérieur de la cellule, les agents guident M. Richards dans le corridor et commencent à descendre l’escalier avec lui, puis ils rebroussent chemin et ramènent M. Richards vers sa cellule, mais sans s’y arrêter. Ils disparaissent de la vidéo une fois qu’ils ont passé la cellule de M. Richards. Il semble qu’un des agents ait proposé d’utiliser la douche à proximité de la cellule de M. Richards pour nettoyer l’aérosol capsique.

[89] M. Richards sort du champ de la caméra à 12:30:51. Il réapparaît à 12:41:58. Les parties s’entendent pour dire que, dans ce laps de temps, M. Richards a été mis sous la douche située dans la rangée du haut. Pendant la douche, les agents sont visibles sporadiquement dans la vidéo. Il semble que les agents Henderson et Gosselin soient restés à surveiller M. Richards qui se trouvait dans la douche, au moins pendant un certain temps; les trois autres agents sont restés à proximité. Un moment donné, on peut voir que l’AC Talbot quitte les lieux et descend les marches; il revient quelques minutes plus tard. L’AC Jobes fait de même dans les minutes suivantes.

[90] À 12:41:15, cinq autres agents de l’EIU montent les escaliers ensemble; ils sont maintenant dix en tout. Ces agents déambulent pendant quelque temps dans le secteur situé proche de la cellule de M. Richards jusqu’à ce que ce dernier revienne de la douche. Deux membres de ce second groupe (nos 8 et 15, dont les titulaires n’ont pas été identifiés mais qui semblent être rattachés au Pénitencier de Dorchester, étant donné que les chiffres sont écrits en blanc sur leur uniforme) maîtrisent physiquement M. Richards, lui font descendre l’escalier en reculant et l’emmènent en dehors du champ de la caméra. Les mains de M. Richards sont toujours menottées derrière son dos. Il est encore dans un état de détresse physique évidente.

[91] La plupart des événements que je viens de décrire sont montrés clairement dans l’enregistrement vidéo. Il y a cependant trois choses importantes qu’on ne peut pas voir : (1) ce que faisait M. Richards quand la porte de sa cellule a été ouverte; (2) comment les agents ont maîtrisé M. Richards à l’intérieur de sa cellule; (3) comment les agents ont traité M. Richards durant la douche de décontamination et par la suite. Qui plus est, comme il n’y a aucun son dans la bande vidéo, nous n’avons aucun enregistrement des mots prononcés par les intéressés durant l’incident. M. Richards et les agents ont présenté des récits diamétralement opposés sur ces trois points.

(a) La pulvérisation d’aérosol capsique

[92] Tout d’abord, pour ce qui est de la pulvérisation d’aérosol capsique, M. Richards raconte que, après avoir actionné son bouton d’appel, il a entendu quelqu’un frapper à la porte et lui donner l’ordre d’enlever la cloison qui bloquait sa fenêtre. La porte s’est alors ouverte brusquement et, sans avertissement, il a reçu de l’aérosol capsique pulvérisé en plein visage. M. Richards affirme qu’il se tenait simplement debout dans sa cellule quand il s’est fait asperger d’aérosol capsique. Il soutient qu’il n’avait rien fait qui justifiait ce recours à la force. En revanche, selon les agents, l’utilisation d’aérosol capsique constituait une intervention qui était soit raisonnable et proportionnelle devant la menace appréhendée posée par M. Richards, soit nécessaire pour contrer le refus de M. Richards d’obtempérer (ou les deux).

[93] La situation s’envenime clairement à cause de la décision des agents d’ouvrir la porte de la cellule de M. Richards. Bien que ce dernier conteste même l’ouverture de la porte par les agents et estime que ceux-ci auraient dû essayer d’utiliser un autre moyen d’abord pour désamorcer la situation, je conclus que, dans les circonstances, il était raisonnable et approprié pour les agents d’ouvrir la porte. Il est important de ne pas juger cette décision en fonction de ce qui s’est passé ensuite. Ce n’est pas non plus parce que les agents ont eu raison d’ouvrir la porte que leurs gestes subséquents sont justifiés.

[94] Nul ne conteste le fait que M. Richards a appuyé plus d’une fois sur son bouton d’appel. La gestionnaire de l’unité, Mme Paul, se trouvait dans le poste de contrôle de sécurité et aurait constaté que l’alarme avait été activée une deuxième fois. À mon avis, en sa qualité de gestionnaire de l’unité, c’est probablement elle qui a demandé à au moins un agent de l’EIU de se rendre à la cellule de M. Richards pour s’enquérir de la nature du problème. Aucun des agents de l’EIU ne se rappelait clairement pour quelle raison précise ils ont été envoyés à la cellule de M. Richards, mais j’estime qu’il est plus probable qu’improbable que les premiers agents à se rendre sur les lieux avaient été avisés que le détenu avait appuyé sur son bouton d’appel une nouvelle fois (après l’avoir fait peu de temps auparavant).

[95] Comme je l’ai déjà mentionné, Mme Paul n’a pas témoigné au procès, de sorte que nous ne pouvons pas bénéficier de son témoignage sur ce point. Par contre, les parties s’entendent sur la raison pour laquelle les agents se sont rendus à la cellule de M. Richards.

[96] Compte tenu de toutes les circonstances, y compris les événements qui se sont produits juste avant, je considère peu probable que les agents, lorsqu’ils sont arrivés à la cellule, aient cru que M. Richards se trouvait en détresse médicale ou avait besoin d’attention en toute urgence. Ils auraient plutôt eu la conviction que M. Richards appuyait sur son bouton d’urgence sans raison. En revanche, ils ne pouvaient pas simplement faire comme si le bouton d’appel n’avait pas été activé; ils avaient la responsabilité de s’assurer que M. Richards allait bien et de régler le problème qui l’avait poussé à appuyer sur son bouton d’appel encore une fois. Comme M. Richards avait bloqué la fenêtre de la porte de sa cellule, les agents devaient ouvrir la porte pour vérifier son état. Même s’il est vrai que les agents auraient dû laisser quelques secondes à M. Richards pour enlever la cloison couvrant la fenêtre, ils n’avaient aucune raison de croire qu’il l’aurait fait s’il en avait eu la possibilité.

[97] Bien que j’accepte qu’il était raisonnable et approprié pour les agents d’ouvrir la porte de la cellule de M. Richards, je ne crois pas qu’ils disent la vérité sur ce que faisait M. Richards quand la porte s’est ouverte, et je rejette les raisons qu’ils ont données pour expliquer leurs agissements une fois qu’ils ont ouvert la porte. J’accorde plutôt foi au récit de M. Richards quant aux événements qui ont suivi.

[98] Je parviens à ces conclusions pour les raisons suivantes.

[99] Premièrement, l’agent qui a pulvérisé l’aérosol capsique – l’AC Talbot – a donné des descriptions radicalement différentes du comportement de M. Richards au moment où la porte s’est ouverte. Il a raconté dans son témoignage que, lorsque la porte s’est ouverte, M. Richards s’est présenté de manière [traduction] « menaçante » et [traduction] « agressive » et que c’était pour cette raison qu’il l’avait aspergé d’aérosol capsique. En revanche, dans le Rapport d’observation ou de déclaration qu’il a rempli le jour de l’incident, il a écrit ce qui suit : [traduction] « La porte était entrouverte et le détenu se montrait physiquement non coopératif et réfractaire à suivre les directives. Utilisation de l’aérosol capsique ». Rien dans le rapport ne laisse croire que M. Richards était menaçant ou agressif.

[100] En outre, dans le Rapport sur le recours à la force qu’il a aussi rédigé le 30 septembre 2013, l’AC Talbot a décrit comme suit ce qui s’est produit dans la cellule de M. Richards :

[traduction]
À la date et à l’heure indiquées plus haut, le détenu refusait de se conformer aux directives et se montrait physiquement non coopératif. Il a bloqué la fenêtre de sa cellule et a refusé de la dégager. Le détenu a reçu des consignes, mais il s’est montré physiquement non coopératif. Utilisation d’aérosol capsique et intervention physique nécessaire pour maîtriser le détenu et lui passer les menottes.

[101] Comme dans son autre rapport écrit le jour de l’incident, l’AC Talbot ne dit mot quant à l’agressivité ou à la posture menaçante de M. Richards envers les agents. Il ressort plutôt clairement des deux rapports qu’il a eu recours à l’aérosol capsique et à une intervention physique parce que M. Richards n’a pas suivi les consignes des agents.

[102] J’estime qu’il y a d’importantes divergences entre le témoignage donné par l’AC Talbot au procès et ses comptes-rendus antérieurs de l’incident. Je suis d’avis également que l’agent a reformulé son explication justifiant le recours à la force parce que ses rapports antérieurs ne concordent manifestement pas avec ce qu’on voit sur la bande vidéo. Celle-ci, qui est un élément crucial, montre clairement que M. Richards n’a pas eu le temps de se conformer aux consignes entre le moment où la porte a été ouverte et celui où l’aérosol capsique a été pulvérisé. Les deux événements se sont produits presque simultanément, ce qui suscite de graves doutes quant à la crédibilité du témoignage de l’AC Talbot au procès pour ce qui est de l’attitude qu’avait M. Richards quand la porte s’est ouverte.

[103] Deuxièmement, au procès, l’AC Henderson affirme que M. Richards se déplaçait rapidement en direction des agents quand la porte a été ouverte. Aucun des agents à ses côtés (les AC Talbot et Jobes) n’a décrit la même scène que lui. En plus, l’AC Henderson ne mentionne pas dans son Rapport d’observation ou de déclaration relatif à l’incident (rempli le 4 octobre 2013) que M. Richards s’est précipité sur les agents. Il décrit plutôt M. Richards en disant qu’il était [traduction] « debout dans une posture agressive et se comportait avec agressivité. » Aucun autre détail n’est fourni dans le rapport. L’AC Henderson a reconnu que son rapport n’était pas aussi [traduction] « détaillé » que son témoignage en soulignant toutefois que le fond de son propos était le même, soit que M. Richards s’était rué vers la porte. Je suis incapable d’accepter cette explication pour justifier ce qui constitue selon moi une divergence notable dans ses comptes-rendus de l’incident. À mon avis, l’AC Henderson cherche à exagérer notablement ce qu’il a vraiment observé. Il est important aussi de constater que le rapport écrit ne donne absolument aucun détail qui étaierait l’allégation selon laquelle M. Richards [traduction] « était debout dans une posture agressive et se comportait avec agressivité » quand la porte s’est ouverte. On pourrait se demander aussi comment l’AC Henderson a même pu avoir cette impression durant la fraction de seconde qui s’est écoulée entre l’ouverture de la porte et la pulvérisation du jet d’aérosol capsique.

[104] De son côté, l’AC Jobes a déclaré dans son témoignage qu’il ne pouvait pas voir M. Richards lorsque la porte s’est ouverte, ce qui est un peu difficile à croire, étant donné que la vidéo montre clairement qu’il se trouvait à l’entrée de la cellule et poussait sur la porte pour l’ouvrir. Il reste possible, compte tenu de l’endroit où on le voit se tenir dans la vidéo, que son champ de vision ait été obstrué par le cadre de porte. De toute manière, puisque l’AC Jobes n’offre aucune information sur les gestes de M. Richards quand la porte s’est ouverte, son témoignage ne corrobore aucunement les récits des autres agents.

[105] Troisièmement, l’AC Jobes se souvient d’avoir entendu l’AC Talbot donner des instructions à M. Richards avant de l’asperger d’aérosol capsique. Toutefois, ce n’est pas ce que montre l’enregistrement vidéo. Ce détail important n’est pas non plus mentionné dans le Rapport d’observation ou déclaration rédigé par l’AC Jobes sur l’incident le 4 octobre 2013. De fait, ce rapport ne comporte absolument aucun détail et souligne seulement que l’AC Jobes a été impliqué dans [traduction] « un recours à la force spontané » envers M. Richards. De son côté, l’AC Talbot ne mentionne pas de directives qui auraient été données à M. Richards (sauf celle d’enlever la cloison qui couvrait la fenêtre de sa cellule, qui a certainement été donnée avant que la porte soit ouverte). Pour ces motifs, je rejette le témoignage de l’AC Jobes sur le fait que des consignes ont été données à M. Richards après l’ouverture de la porte et avant la pulvérisation d’aérosol capsique.

[106] Quatrièmement, comme je l’ai déjà précisé, les deux raisons justifiant l’utilisation de l’aérosol capsique qui ressortent des propos des témoins de la Couronne (soit contrer la menace appréhendée et/ou forcer M. Richards à se plier aux consignes données par les agents) sont infirmées par l’enregistrement vidéo. La vidéo montre en effet clairement que la première pulvérisation d’aérosol capsique se produit à l’instant même où la porte de la cellule s’ouvre et est immédiatement suivie de la deuxième pulvérisation. Je ne peux simplement pas accepter que l’AC Talbot (celui qui a pulvérisé l’aérosol capsique) ait eu le temps de croire que M. Richards [traduction] « se présentait » de manière menaçante ou agressive avant de pulvériser l’aérosol capsique ou que son recours à la force était autrement justifié par la conduite ou l’attitude de M. Richards. Fait à souligner, l’AC Talbot ne mentionne jamais que M. Richards se déplaçait d’une façon quelconque – par exemple, qu’il se ruait sur les agents. Il saute aux yeux également qu’aucun agent, une fois que la porte a été ouverte, n’a eu le temps de donner des consignes à M. Richards, ni surtout que ce dernier a eu la possibilité d’obtempérer, avant que l’aérosol capsique soit pulvérisé.

[107] En dernier lieu, examinons les propos de l’AC Gosselin qui, dans son témoignage principal, a offert un compte-rendu clair et détaillé de l’incident. L’AC Gosselin a décrit, en toute assurance, ce qui s’est produit avant que l’aérosol capsique soit utilisé. Il a expliqué que lui-même et l’AC Talbot travaillaient à l’étage inférieur de l’unité lorsqu’ils ont été appelés en renfort à la rangée supérieure. À leur arrivée, un autre agent se trouvait déjà à la porte de la cellule et leur a expliqué qu’un détenu (M. Richards) refusait d’enlever la cloison qui couvrait la fenêtre de la cellule. Après avoir enjoint au détenu à de nombreuses reprises d’obéir à la consigne, soit de dégager la fenêtre, les agents ont finalement ouvert la porte de la cellule. M. Richards se tenait debout dans une [traduction] « position combative ». L’AC Talbot a ordonné plusieurs fois à M. Richards de tendre les bras pour se faire passer les menottes (selon l’AC Gosselin, la règle générale consiste à répéter un ordre trois fois avant de passer à l’étape suivante, et c’est le minimum qu’a respecté l’AC Talbot), mais M. Richards a refusé d’obtempérer. C’est alors que le pulvérisateur d’aérosol capsique a été utilisé.

[108] Le témoignage de l’AC Gosselin est remarquable au moins à deux égards. Tout d’abord, même si l’incident s’est produit il y a presque huit ans, les notes prises par l’agent (à peu près) au moment où les événements sont survenus (le Rapport d’observation ou déclaration est daté du 4 octobre 2013) ne donnent aucun des détails mentionnés dans le paragraphe précédent.

[109] Ensuite, malgré l’assurance évidente avec laquelle l’agent raconte ce qui s’est passé et sa persistance à affirmer que toutes les procédures adéquates ont été suivies, son témoignage ne concorde pas avec la vidéo sur presque tous les points essentiels. Une de ces incohérences, et non la moindre, est le fait qu’on voit sur la vidéo que, contrairement au témoignage clair et confiant de l’AC Gosselin, la porte de la cellule était déjà ouverte et l’aérosol capsique avait déjà été pulvérisé quand il est arrivé sur les lieux. On me pardonnera ma franchise, mais je suis d’avis que le récit de l’AC Gosselin au sujet des événements antérieurs à l’utilisation d’aérosol capsique constitue de la pure fiction.

[110] Fait important, l’AC Gosselin a reconnu ne pas avoir visionné la vidéo avant de témoigner. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il a tenté délibérément d’induire notre Cour en erreur au sujet de l’incident, mais je conclus certainement que son témoignage n’est absolument pas fiable puisqu’il diffère de l’enregistrement vidéo (à presque tous les égards importants).

[111] Tous ces éléments suscitent de graves doutes chez moi quant à la crédibilité et quant à la fiabilité des propos des témoins de la Couronne servant à justifier l’utilisation d’aérosol capsique. En fait, je rejette complètement ces témoignages.

[112] En revanche, M. Richards a témoigné de façon claire et cohérente pour décrire les moments qui ont précédé et suivi immédiatement l’ouverture de la porte. Il a été inébranlable sur ces points en contre-interrogatoire. Je ne vois aucune raison de ne pas le croire lorsqu’il décrit ce qu’il faisait quand la porte s’est ouverte. J’accepte son témoignage, c’est-à-dire qu’il ne posait alors aucun geste justifiant la pulvérisation d’aérosol capsique.

[113] Dans mon appréciation de la crédibilité de M. Richards, j’ai tenu compte de son casier judiciaire : voir R c Corbett, [1988] 1 RCS 670 à la p 685. Les infractions qu’il a commises sont manifestement graves, mais elles remontent à très loin dans le temps et aucune ne comporte de la malhonnêteté. À mon avis, les antécédents judiciaires de M. Richards n’ont aucune incidence sur sa crédibilité à quelque égard important que ce soit.

[114] Je m’interromps ici pour souligner que les avocates du défendeur, dans leurs plaidoiries finales, n’ont pas cherché à justifier le recours à la force en affirmant qu’il était nécessaire pour faire en sorte que M. Richards se plie aux consignes des agents, ce qui est compréhensible puisque cette justification ne concorde absolument pas avec ce qui est montré clairement dans la bande vidéo. La Couronne a plutôt fondé sa défense entièrement sur le témoignage de l’AC Talbot, qui affirmait avoir perçu M. Richards comme une menace pour lui et pour les autres agents quand la porte s’est ouverte. Pour les raisons que j’ai exposées ci-dessus, je rejette cette justification du recours à la force.

[115] Je conclus donc que, selon la prépondérance des probabilités, le recours à la force par la pulvérisation à deux reprises d’aérosol capsique par l’AC Talbot était entièrement injustifié. Il s’agissait d’un recours excessif à la force.

(b) Les efforts déployés pour maîtriser M. Richards

[116] Il n’est pas contesté que les agents, quand ils sont entrés dans la cellule de M. Richards, ont utilisé la force pour maîtriser et immobiliser ce dernier, ce qui a compris des manœuvres physiques, une troisième utilisation d’aérosol capsique et des menottes. Nul ne conteste non plus que ces gestes faisaient partie de la même intervention qui a commencé avec les premières pulvérisations d’aérosol capsique à partir de l’entrée de la cellule.

[117] M. Richards a déclaré que les agents ont appliqué une force physique excessive et l’ont injurié pendant qu’ils le maîtrisaient dans sa cellule. Par exemple, ils lui auraient frappé délibérément la tête contre le mur, et un des agents lui aurait intentionnellement mis le pied sur le côté de son visage alors qu’il se trouvait étendu au sol. Pendant ces manœuvres, au dire de M. Richards, les agents lui parlaient d’un ton moqueur, en lui lançant par exemple : [traduction] « Et puis, ça va comme ça? » et [traduction] « Tout va bien, gangster? » M. Richards prétend aussi que l’aérosol capsique a été pulvérisé sur le devant de son short, atteignant son pénis (mais il admet ne pas savoir si c’était un geste délibéré ou accidentel).

[118] Tous les agents ont nié avoir usé de violence physique ou verbale gratuite à l’endroit de M. Richards à l’intérieur de la cellule. Ils ont affirmé n’avoir eu recours qu’à la force physique nécessaire pour maîtriser M. Richards.

[119] Mes inquiétudes envers la crédibilité et la fiabilité des témoignages des agents que je mentionne ci-dessus concernent aussi leurs récits des événements qui se sont produits dans la cellule. L’absence d’enregistrement vidéo met la Cour dans une position très désavantageuse pour ce qui est de savoir ce qui s’est passé. Cependant, même si je rejetais les dénégations des agents (ce que je suis fortement enclin à faire), je ne pourrais pas trancher les points contestés en faveur de M. Richards. En effet, il n’existe pas suffisamment d’éléments de preuve dignes de foi pour corroborer les dires de M. Richards sur les mauvais traitements qu’il a subis, et ce, principalement parce que les faits décrits par M. Richards se sont tous produits après qu’il a été aspergé à trois reprises d’aérosol capsique à bout portant et pendant qu’il subissait les manœuvres violentes des agents.

[120] L’aérosol capsique cause un inconfort intense et fait en sorte qu’il devient très difficile de respirer. Il est conçu pour désorienter et affaiblir la personne visée. Je n’ai aucun doute qu’il a été très traumatisant pour M. Richards de se faire pulvériser soudainement de l’aérosol capsique dans les yeux et le visage puis de subir les manœuvres de quatre agents de l’EIU. J’estime qu’il s’est probablement débattu pendant que les agents essayaient de l’immobiliser, ce qui est une réaction naturelle dans les circonstances. Les agents ont dû employer une force importante pour le maîtriser. J’accepte le fait que M. Richards croie honnêtement qu’il a été délibérément maltraité par les agents, que ces derniers ont eu recours à une force disproportionnée et gratuite envers lui et qu’ils ont proféré des injures à son endroit également. Je conclus toutefois que M. Richards n’était pas en mesure de percevoir les événements correctement sur le coup en raison des effets de l’aérosol capsique, de la situation généralement chaotique et traumatisante qui se déroulait alors ainsi que de l’anxiété qu’il devait ressentir. À mon avis, sa capacité à se remémorer les événements avec exactitude est aussi altérée.

[121] Pour tirer ces conclusions, j’ai tenu compte du fait que M. Richards s’est plaint sans attendre d’avoir subi des mauvais traitements quand il a été évalué par le personnel infirmier autour de 13 h le jour de l’incident. (Je reviens sur cette évaluation ci-après.) Il a signalé entre autres qu’on lui avait [traduction] « fracassé la tête ». Le personnel infirmier n’a noté aucun signe de traumatisme crânien à ce moment. Toutefois, lors d’une autre évaluation médicale réalisée plus tard dans la journée (vers 16 h 30) par un autre membre du personnel des Services de santé, une grosse bosse a été découverte sur le front de M. Richards, du côté droit.

[122] J’ai aussi pris en considération la plainte semblable formulée par M. Richards indiquant qu’on l’avait délibérément blessé à la tête (en plus de lui infliger d’autres sévices) quand il a été interviewé par Susan Dunne et Carolanne Coon le 3 octobre 2013. (Mmes Dunne et Coon étaient toutes deux gestionnaires à l’Établissement de Springhill à l’époque. Cet entretien visait à obtenir la version des faits de M. Richards au sujet de l’incident comportant un recours à la force.)

[123] Par souci d’exhaustivité, je souligne que les conséquences physiques du recours à la force contre M. Richards sont également consignées dans les notes du personnel des Services de santé du 1er octobre 2013 (y compris les notes relatives au transfert d’urgence de M. Richards le jour même à un hôpital des environs à cause des grandes douleurs abdominales qu’il disait ressentir) et du 13 octobre 2013 (lorsque M. Richards a fait part des sensations de brûlure sur son pénis depuis l’incident ayant comporté un recours à la force).

[124] Les plaintes de traitement abusif que M. Richards a formulées sans attendre me confortent dans mon opinion qu’il croyait honnêtement avoir subi aux mains des agents les mauvais traitements qu’il décrit. Toutefois, elles ne peuvent supplanter le fait qu’il se trouvait mal placé pour bien percevoir ce qui se passait durant les moments critiques de l’incident ou pour s’en souvenir correctement.

[125] Malgré tout, même si je ne suis pas convaincu que la blessure a été infligée délibérément, je conclus bel et bien, sur la foi du témoignage de M. Richards au procès et des notes médicales qui le corroborent, que M. Richards a été blessé à la tête durant l’incident. Il importe peu que la blessure soit survenue pendant qu’il se trouvait dans sa cellule ou (comme nous le verrons plus loin) dans la douche, puisqu’elle découle clairement, dans un cas comme dans l’autre, de la même intervention qui a commencé avec la pulvérisation d’aérosol capsique. Cependant, comme je l’ai expliqué, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve fiables pour établir que les agents ont infligé cette blessure délibérément ou gratuitement.

[126] Finalement, à ce sujet, M. Richards se souvient qu’un ou plusieurs agents, pendant qu’ils le maîtrisaient dans sa cellule, ont fouillé son short par palpation. M. Richards est persuadé que c’est probablement à ce moment que l’aérosol capsique a été pulvérisé sur son pénis (même si j’ai souligné déjà qu’il admet ne pas savoir si le geste était délibéré ou accidentel). De leur côté, les agents ont convenu que, selon la procédure à suivre dans ces circonstances, ils avaient effectué une fouille par palpation pour détecter la présence d’une arme; aucun d’entre eux n’avaient toutefois un souvenir clair et indépendant lui permettant d’affirmer qu’ils l’avaient fait et, alors, à quel endroit (dans la cellule ou dans le corridor une fois que M. Richards a été extrait de sa cellule).

[127] Bien que la preuve soit quelque peu équivoque pour ce qui est de l’endroit où la fouille a été effectuée, s’il y en a même eu une, je conclus que les agents ont effectivement palpé rapidement le short de M. Richards juste avant de mettre ce dernier sous la douche. Tous semblent s’entendre pour dire qu’il y aurait eu une fouille, et M. Richards se souvient d’ailleurs avoir été fouillé un moment donné. Je conclus également, après avoir visionné l’enregistrement vidéo, que la fouille se serait produite dans le corridor une fois que M. Richards a été extrait de sa cellule. La fouille par palpation a fait partie de l’intervention continue des agents comportant le contrôle physique de M. Richards. Aucune des manœuvres de contrôle physique n’aurait dû être appliquée. Toutefois, je ne suis pas en mesure de conclure que cette atteinte à l’intégrité physique et personnelle de M. Richards a été exacerbée par le mode de fouille qui a été choisi. En outre, il n’est pas contesté que l’aérosol capsique a été pulvérisé une troisième fois pendant que les agents exerçaient un contrôle physique sur M. Richards dans sa cellule, mais je ne peux pas conclure que la substance a été dirigée vers son short délibérément.

[128] J’accepte le témoignage de M. Richards suivant lequel de l’aérosol capsique s’est retrouvé sur ses parties génitales, ce qui lui a infligé un inconfort tenace pendant plusieurs jours. Même si les éléments de preuve sont insuffisants pour m’amener à conclure que ce geste a été délibéré – comme je l’ai déjà précisé, M. Richards admet lui-même qu’il a pu s’agir d’un accident – il reste qu’il constitue une conséquence importante et grave du recours injustifié à la force.

[129] En résumé, j’estime que le contrôle physique de M. Richards par les agents à l’intérieur et à la sortie de sa cellule est une suite du recours illégal à la force qui a commencé avec la pulvérisation d’aérosol capsique à la porte de la cellule. Les manœuvres de contrôle physique en soi étaient excessives parce qu’elles étaient totalement injustifiées (ayant été provoquées par la pulvérisation sans raison d’aérosol capsique). Le contrôle physique, étant donné la manière dont il a été appliqué, constituait une atteinte importante à l’intégrité physique et personnelle de M. Richards. À cause des événements qui se sont produits au cours de l’incident dans son ensemble, M. Richards a ressenti un inconfort important mais temporaire à la suite de l’utilisation d’aérosol capsique et un traumatisme général (physique et mental) découlant des violences que lui ont infligées les agents de l’EIU dans sa cellule. Il a subi également une lésion corporelle non négligeable à la suite du recours à la force contre lui le 30 septembre 2013 – soit une blessure à la tête ayant causé un œdème (qui n’a heureusement entraîné aucun dommage à long terme). Comme je l’ai déjà mentionné, je ne suis pas en mesure de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que les formes précises de sévices physiques et verbaux intentionnels et gratuits infligés à M. Richards se sont vraiment produites comme elles ont été décrites. Je ne peux pas, plus précisément, conclure que la blessure à la tête a été infligée intentionnellement. Néanmoins, je souligne que cette blessure (et la contamination des parties génitales de M. Richards) n’aurait jamais été causée n’eut été le recours illégal à la force qui a commencé avec la pulvérisation d’aérosol capsique.

[130] Il y a lieu de rappeler ici qu’un enregistrement vidéo du recours à la force contre M. Richards dans sa cellule aurait permis de dissiper les doutes, en partie ou en totalité, sur la conduite des agents. Cependant, la situation s’est rapidement détériorée et, comme je l’ai déjà mentionné, je ne considère pas que les agents ont commis une faute en n’ayant pas de caméra quand le recours à la force a débuté. Par conséquent, il ne serait pas approprié de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité de leurs récits des événements qui se sont déroulés dans la cellule pour cette seule raison. En revanche, même si je parvenais à une telle conclusion au sujet de la crédibilité, je ne pourrais pas décider sur ce fondement que les agents ont bel et bien commis les gestes violents qui leur sont reprochés par M. Richards.

[131] Il en ressort une ironie indéniable, car l’état fragilisé de M. Richards pendant l’intervention des agents dans sa cellule est directement attribuable à ce qui constitue selon moi un recours illégal à la force par ces mêmes agents – soit l’utilisation injustifiée d’aérosol capsique et les manœuvres de contrôle physique. Néanmoins, ce résultat est inévitable puisque c’est à M. Richards qu’il incombe de prouver selon la prépondérance des probabilités les faits aggravants sur lesquels il s’appuie. Pour des raisons complètement indépendantes de sa volonté, il est incapable de s’acquitter de ce fardeau relativement à ses allégations précises concernant les sévices que lui ont infligés gratuitement les agents.

[132] En dernier lieu, il est possible que M. Richards assume une part de responsabilité dans les événements dont il a été victime en ayant couvert la fenêtre de sa cellule et appuyé sans raison sur le bouton d’urgence. Ces gestes de M. Richards n’atténuent quand même en rien le caractère injustifiable de la conduite des agents ou la responsabilité du défendeur. Les agents correctionnels – particulièrement ceux qui sont affectés aux équipes d’intervention d’urgence – doivent avoir des interactions appropriées et autorisées par la loi avec les délinquants, même quand ces derniers se conduisent mal. Ils doivent rendre des comptes quand ils ne respectent pas cette exigence.

(c) La douche de décontamination et les événements subséquents

[133] Il n’est pas contesté que, entre 12:30:51, quand il sort du champ de la caméra, et 12:41:58, moment où il réapparaît, M. Richards a été emmené dans la douche de la rangée supérieure. M. Richards ne nie pas que les agents l’aient mis sous la douche en partie pour rincer l’aérosol capsique dont il était aspergé. Il affirme toutefois que les sévices physiques et verbaux qui ont commencé dans sa cellule se sont poursuivis dans la douche, où il était essentiellement impuissant puisqu’il avait toujours les mains menottées dans le dos. Il prétend que les agents ont d’abord fait couler sur lui de l’eau bouillante, puis de l’eau froide et qu’ils l’auraient alors [traduction] « projeté » tête première contre le mur de la douche plusieurs fois avant de le forcer délibérément à pencher la tête vers l’arrière pour que l’eau pénètre dans sa bouche et son nez au point où il a eu l’impression de se noyer. Selon ses dires également, les agents auraient menacé de la battre pendant qu’ils marchaient vers l’unité d’isolement après la douche.

[134] En m’appuyant sur l’enregistrement vidéo et le témoignage des agents, je conclus que trois agents se sont occupés de M. Richards pendant qu’il était sous la douche : d’abord les AC Henderson et Gosselin, puis l’AC Jobes (qui a remplacé l’AC Gosselin un moment donné). L’AC Talbot est resté dans le secteur de la douche (mais pas pour toute la durée de la douche). Tous les agents nient que M. Richards ait été maltraité de quelque façon que ce soit pendant sa douche. Ils ont précisé que leur seul but était de rincer l’aérosol capsique et que c’est ce qu’ils ont fait du mieux possible dans les circonstances. Ils admettent que M. Richards est resté menotté avec les bras derrière le dos dans la douche mais affirment que c’était une précaution nécessaire pour des raisons de sécurité.

[135] Je souligne d’abord que M. Richards a critiqué la décision des agents d’utiliser la douche située dans la rangée pour le décontaminer plutôt que de l’emmener dans une douche sécurisée ailleurs dans l’établissement, ce qui leur aurait permis de lui enlever les menottes. J’estime au contraire que cette mesure était raisonnable dans l’ensemble des circonstances. M. Richards ressentait encore les effets de l’aérosol capsique, et il était raisonnable pour les agents d’essayer de rincer la substance le plus rapidement possible. De fait, la directive du commissaire portant sur l’utilisation d’agents chimiques et inflammatoires (DC 567-4) énonce qu’il faut appliquer les procédures de décontamination « dès que possible » après avoir fait usage de tels agents. Il reste bien entendu que la douche n’aurait absolument pas été nécessaire si le l’aérosol capsique n’avait pas été utilisé illégalement contre M. Richards.

[136] Comme il est mentionné plus haut, on voit bien sur la vidéo que deux membres d’une autre EIU ont escorté M. Richards pour l’emmener de sa rangée jusqu’à l’unité d’isolement après la douche de décontamination. Selon M. Richards, ces agents ont menacé de lui faire subir d’autres violences physiques. Aucun des agents en question n’a témoigné dans la présente instance. Il n’y a donc aucune preuve autre que le témoignage de M. Richards relativement à ce qui s’est produit pendant son déplacement entre la rangée et l’unité d’isolement.

[137] Pour les raisons déjà mentionnées au sujet des événements survenus dans la cellule de M. Richards, je ne suis pas en mesure de me prononcer en faveur de M. Richards face aux récits divergents de ce qui s’est passé dans la douche et par la suite. Il se peut même que le fait de s’être retrouvé dans la douche ait encore plus désorienté et énervé M. Richards, rendant ce dernier encore moins apte à fournir un compte-rendu fiable des événements. Il a dû être particulièrement pénible pour lui de se faire rincer les yeux et le visage tout en ayant les mains menottées dans le dos. Comme je l’ai précisé plus haut, la vidéo montre clairement que M. Richards, même une fois sorti de la douche, se trouvait dans un état de détresse extrême.

[138] Cependant, j’ajouterais ceci : selon la Directive du commissaire DC 567-1 en vigueur à l’époque, qui porte sur le recours à la force, « on utilisera une caméra vidéo […] dès que possible dans le cas d’un recours à la force spontané » (alinéa 21b)). Cette directive prévoit également (à l’article 31) que les procédures de décontamination suivies lorsque des agents chimiques sont utilisés doivent être enregistrées sur bande vidéo.

[139] Une fois que M. Richards se trouvait sous la douche, il n’y avait tout simplement plus d’excuse pour ne pas obtenir une caméra vidéo portative afin d’enregistrer les événements, y compris la douche de décontamination et le déplacement subséquent de M. Richards sous escorte entre sa rangée et l’unité d’isolement. Il y avait amplement de temps et d’effectifs sur place pour le faire. Toute interprétation raisonnable amène à conclure que l’incident comportant un recours à la force se déroulait encore à ce moment. Des caméras étaient disponibles. Comme le précise la directive du commissaire, ces caméras doivent être utilisées pour filmer des incidents semblables dès que possible, et pour une excellente raison : l’enregistrement vidéo peut constituer la meilleure preuve de ce qui s’est passé. Si les événements qui se sont produits durant la douche et par la suite avaient été filmés, l’enregistrement aurait offert une protection solide à M. Richards et, franchement, aux agents aussi. Il y aurait eu beaucoup moins matière à débat quant à ce qui s’est passé exactement dans la douche et ultérieurement.

[140] Dans leurs observations finales, les avocates du défendeur ont déclaré que l’omission d’obtenir une caméra à ce moment constituait un des manquements les plus flagrants aux politiques applicables dans la présente affaire. Je suis d’accord.

[141] Dans ces circonstances, il est justifié de tirer une conclusion défavorable relativement à la crédibilité et à la fiabilité de la preuve de la Couronne quant à ce qui s’est passé dans la douche et par la suite. Par contre, cette conclusion n’aide pas la cause de M. Richards pour ce qui est de l’existence des circonstances aggravantes qu’il allègue. En effet, le rejet des dénégations concernant les mauvais traitements qui sont reprochés aux agents ne crée pas de preuve positive que des mauvais traitements ont été infligés. Dans la présente affaire, la preuve positive devait provenir de M. Richards lui-même. Or comme je l’ai expliqué, je ne peux pas conclure qu’il était en mesure de fournir une preuve suffisamment digne de foi lui permettant de confirmer, comme il est tenu de le faire, ces faits aggravants contestés.

[142] En résumé, bien qu’il me soit impossible de conclure que les sévices précis et intentionnels de nature physique et verbale qui, selon M. Richards, auraient été commis dans la douche et par la suite, je suis bel et bien d’avis que le contrôle physique qui a été exercé sur lui dans la douche et ultérieurement, par exemple les mesures de contraintes qui ont été appliquées à son endroit alors qu’il se trouvait encore dans sa cellule, constituait une poursuite du recours illégal à la force qui a commencé avec la pulvérisation d’aérosol capsique à l’entrée de la cellule. La liberté de M. Richards a continué d’être gravement entravée. Le contrôle physique qui a été exercé sur lui dans la douche représentait une atteinte grave à son intégrité physique et personnelle. Rien de tout ça ne se serait produit n’eut été la pulvérisation initiale d’aérosol capsique. L’ensemble du comportement adopté par les agents de l’EIU était totalement injustifié.

(3) L’évaluation de l’état physique suivant un recours à la force

[143] Les deux agents non identifiés de l’EIU qui ont assumé la garde de M. Richards après la douche de décontamination ont amené le détenu directement à l’unité d’isolement préventif.

[144] L’évaluation de l’état physique suivant un recours à la force a été réalisée à l’unité d’isolement par Amanda Wood, une infirmière autorisée qui fait partie de l’effectif du SCC. La Couronne a fait témoigner Mme Wood, dont les notes concernant la journée des événements ont été déposées en preuve.

[145] Mme Wood a procédé à son évaluation vers 13 h, le 30 septembre 2013. Comme je l’ai indiqué plus haut, elle a inscrit au dossier que M. Richards s’était plaint des mauvais traitements infligés par les agents de l’EIU mais qu’elle n’avait observé aucun signe de lésion corporelle. Des dispositions ont été prises pour que les Services de santé effectuent une évaluation supplémentaire, qui s’est déroulée vers 16 h 30 le 30 septembre 2013.

[146] L’évaluation de l’état physique suivant le recours à la force menée par Mme Wood a été filmée au moyen d’une caméra vidéo portative, tel que l’exige la DC 567-1, aux paragraphes 34–35. Même s’il ne semble pas être problématique que l’enregistrement ait été confié à un agent de l’EIU, le nom de cet agent, ni celui de son établissement d’attache ne sont pas précisés (du moins, pas dans les éléments de preuve dont je disposais).

[147] Comme je l’ai déjà indiqué, l’enregistrement de l’évaluation en question a été perdu. Aucune preuve directe n’a été présentée au procès quant à ce qui est vraiment advenu de la bande vidéo.

[148] La seule explication au dossier au sujet de la perte de la bande vidéo figure dans un rapport sur l’incident du 30 septembre 2013 comportant un recours à la force qui a été préparé par Greg MacLeod, coordonnateur, Opérations correctionnelles, de l’Établissement de Springhill. Dans ce rapport du 18 octobre 2013, l’auteur explique comme suit la perte de la bande vidéo :

[traduction]
L’évaluation de l’état physique a été effectuée par l’infirmière A Wood le 2013-10-30, à 12 h 55. Elle n’a malheureusement pas été saisie sur vidéo. Les équipes de l’Établissement de l’Atlantique, du Pénitencier de Dorchester et de l’Établissement de Springhill se trouvaient sur place pour apporter leur aide à la fouille visée à l’article 53. Chaque établissement utilise différentes caméras, et quand notre ARES [agent responsable de l’équipement de sécurité] a tenté de télécharger les données enregistrées, ces données ont été perdues. Les gens de notre service informatique ont été appelés en renfort mais n’ont pas pu récupérer les données.

[149] M. MacLeod n’a pas témoigné au procès. Par conséquent, il n’existe aucune preuve permettant de savoir sur quelles sources d’information s’appuient ses affirmations.

[150] Inutile de dire que la perte de l’enregistrement vidéo de l’évaluation de l’état physique est très troublante. Au risque de répéter une évidence, je souligne qu’il y a d’excellentes raisons pour lesquelles une directive du commissaire exige l’enregistrement sur bande vidéo de toute évaluation de l’état physique suivant un recours à la force. L’enregistrement qui a été fait aurait pu fournir une preuve très fiable de l’état physique et mental de M. Richards ainsi que des paroles qu’il a prononcées tout de suite après l’incident ayant comporté le recours à la force. Il aurait inclus également le résumé oral de l’évaluation par l’infirmière Woods dès qu’elle eut terminé son travail : voir au paragraphe 32 de la DC 567-1. Vu l’ensemble des circonstances, il est certainement compréhensible que M. Richards soupçonne la destruction délibérée de l’enregistrement par quelqu’un du SCC. Il n’y a toutefois rien dans la preuve m’amenant à conclure que la perte de la bande vidéo est le résultat d’un accident, et rien d’autre.

[151] Il est aussi important de souligner que M. Richards ne conteste pas le caractère intégral ni l’exactitude des notes de Mme Wood concernant son évaluation ni son témoignage au procès (qui s’est de toute manière fondé presque entièrement sur les notes en question, en raison du temps qui s’est écoulé depuis). S’il était disponible, l’enregistrement vidéo aurait certainement offert un compte-rendu plus détaillé de l’évaluation de l’état physique. Il aurait aussi fourni une preuve très solide de l’état physique et mental dans lequel se trouvait M. Richards à ce moment-là. Il reste, au bout du compte, que cette évaluation se révèle peu pertinente pour trancher les points en litige dans la présente affaire. Dans la mesure où elles sont pertinentes, les notes de Mme Wood et son témoignage au procès constituent un fondement suffisant pour toute conclusion que je dois tirer. De manière générale, la perte de l’enregistrement vidéo n’a pas causé de préjudice grave à M. Richards pour ce qui est de démontrer les répercussions du recours à la force sur lui, puisque je suis tout à fait d’avis, en me fiant aux éléments de preuve présentés, que l’incident s’est révélé très traumatisant et bouleversant pour M. Richards et qu’il a causé à ce dernier un inconfort ainsi que des lésions corporelles temporaires mais graves.

E. Les causes d’action de M. Richards en lien avec le recours à la force le 30 septembre 2013

(1) Les causes d’action relevant du droit privé

[152] Comme je l’explique plus loin, compte tenu des conclusions de fait décrites ci-dessus, je suis convaincu que M. Richards a établi, selon la prépondérance des probabilités, que des employés du SCC ont, le 30 septembre 2013, commis les délits de batterie et de séquestration.

[153] Les éléments constitutifs de ces délits en droit ne sont pas contestés.

[154] « Les voies de fait consistent à recourir délibérément à une force illégale contre une autre personne » (Norberg c Wynrib, [1992] 2 RCS 226 à la p 246). M. Richards a établi que, à partir du début de l’incident, soit dès la première pulvérisation d’aérosol capsique, et jusqu’à sa conclusion, c’est-à-dire son placement en isolement préventif, les agents de l’EIU ont exercé une force physique à son endroit. La force a été employée intentionnellement. Nul ne prétend que cette force n’était pas de nature à constituer une batterie – notamment parce que les gestes posés étaient insignifiants : voir Non-Marine Underwriters, Lloyd’s of London c Scalera, [2000] 1 RCS 551 au para 16. Il incombe alors au défendeur d’invoquer un moyen de défense et d’en établir le bien-fondé : voir Scalera, au para 8.

[155] En défense, la Couronne s’appuie sur le paragraphe 25(1) du Code criminel, LRC 1985, c C-46. Lorsqu’il s’applique, ce paragraphe fournit aux agents de la paix un moyen de défense contre des accusations de voies de fait : voir Fleming c Ontario, 2019 CSC 45 au para 116 (Fleming CSC). Les agents de la paix ne peuvent toutefois pas se fonder sur le paragraphe 25(1) pour justifier le recours à la force s’ils n’avaient pas le pouvoir d’agir comme ils l’ont fait : voir Fleming CSC, au para 117. J’estime que c’est le cas en l’espèce. Les actes des agents de l’EIU ne reposaient sur aucun fondement juridique et, de toute manière, la force utilisée a dépassé la mesure nécessaire dans les circonstances. Je suis d’avis que la pulvérisation d’aérosol capsique et le contrôle physique exercé ultérieurement sur M. Richards (y compris la douche de décontamination) n’étaient pas une réponse raisonnable et proportionnelle à la menace appréhendée posée par M. Richards parce que, comme je l’ai expliqué, je ne crois pas qu’il constituait une menace quelconque pour les agents quand ils ont ouvert la porte de sa cellule ni, contrairement aux témoignages des agents, qu’il était perçu comme une menace. Par conséquent, le paragraphe 25(1) du Code criminel n’offre aucun moyen de défense. Le délit de batterie a donc été établi. (Il est possible que les éléments constitutifs du délit de voies de fait soient aussi présents, mais je considère qu’ils sont entièrement compris dans le délit de batterie.)

[156] En ce qui concerne la séquestration, pour établir ce délit, M. Richards doit d’abord prouver qu’il a été privé de sa liberté contre son gré par les agents de l’EIU. Il n’est pas contesté que ce fut le cas, à partir du premier instant où un contrôle physique a été exercé sur lui dans sa cellule jusqu’au moment où il a été placé en isolement préventif. Il incombe alors au défendeur de justifier cette privation de liberté. Compte tenu des conclusions que j’ai tirées précédemment, je suis d’avis que la Couronne ne s’est pas acquittée de cette obligation. De fait, j’estime que l’entrave importante à la liberté de M. Richards était totalement injustifiée.

(2) Les causes d’action fondées sur les droits constitutionnels

[157] M. Richards prétend que la conduite des agents de l’EIU a porté atteinte à plusieurs des droits que lui garantit la Charte. À partir des conclusions de fait que j’ai tirées ci-dessus, je me prononce essentiellement en faveur de M. Richards à cet égard.

[158] Premièrement, la force importante exercée contre M. Richards par les agents de l’EIU a violé son droit à ne pas être soumis à un traitement cruel et inusité qui est énoncé à l’article 12 de la Charte. Comme le dit la Cour suprême, « la barre [est] haute » lorsqu’il s’agit de démontrer l’existence d’une violation de l’article 12 de la Charte, et le critère applicable « est à bon droit strict et exigeant » (R c Boudreault, 2018 CSC 58 au para 45). Il faut démontrer que la peine ou le traitement sont non seulement disproportionnés et excessifs, mais qu’ils le sont « au point de porter atteinte aux normes de la décence » et qu’ils sont aussi « odieu[x] et intolérable[s] pour la société » (Boudreault, au para 45). Je suis convaincu que la façon dont les agents de l’EIU ont traité M. Richards à partir du début jusqu’à la fin de l’incident ayant comporté le recours à la force le 30 septembre 2013 satisfait à ce critère strict. Un fait est crucial : la pulvérisation d’aérosol capsique en l’absence de toute raison valide est odieuse et intolérable.

[159] Deuxièmement, l’entrave injustifiée à la liberté de M. Richards durant l’incident était contraire à son droit d’être protégé contre l’emprisonnement arbitraire qui est énoncé à l’article 9 de la Charte.

[160] La garantie formulée à l’article 9 « exprime une des normes les plus fondamentales de la primauté du droit. L’État ne peut pas détenir une personne arbitrairement », et il ne peut le faire qu’en conformité avec le droit (Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9 au para 88). Dans l’arrêt R c Grant, 2009 CSC 32 [Grant], la Cour suprême rappelle au paragraphe 20 que, de façon générale, l’article 9 de la Charte « vise à protéger la liberté individuelle contre l’ingérence injustifiée de l’État ». Ainsi, l’article 9 « protège non seulement contre les atteintes injustifiées de l’État à la liberté physique, mais aussi contre les atteintes à la liberté psychologique, en lui interdisant de recourir sans justification appropriée aux moyens coercitifs que représentent la détention et l’emprisonnement » (Grant). La Cour suprême explique dans l’arrêt R c Le, 2019 CSC 34, que « cet objectif repose sur un principe non controversé inhérent à une société libre fondée sur la primauté du droit […] [, soit que] le gouvernement ne peut s’ingérer dans la liberté individuelle en l’absence d’une autorisation légale à l’effet contraire » (au para 152, citation omise).

[161] Dans l’arrêt Kosoian c Société de transport de Montréal, 2019 CSC 59, la Cour suprême souligne également qu’« il importe, dans une société qui repose sur la primauté du droit, que les actes des policiers trouvent en tout temps un fondement juridique » (au para 38). Elle précise que « [l]es policiers sont conséquemment astreints, dans l’exercice de ces pouvoirs, à des règles de conduite exigeantes visant à prévenir l’arbitraire et les restrictions injustifiées aux droits et libertés » (au para 39). En raison des importants pouvoirs coercitifs qu’ils exercent, les agents correctionnels et d’autres autorités correctionnelles sont tout autant soumis à ces principes fondamentaux. Comme l’a souligné le juge Dickson (plus tard juge en chef) dans l’arrêt Martineau, « [l]e principe de la légalité doit régner à l’intérieur des murs d’un pénitencier » (à la p 622).

[162] Même si la liberté d’un contrevenant incarcéré dans un pénitencier est nécessairement limitée, un détenu continue de jouir de certains droits à cet égard : voir R c Miller, [1985] 2 RCS 613 à la p 637. L’entrave à la liberté résiduelle de M. Richards par les agents de l’EIU sans justification légitime ou en l’absence d’un pouvoir conféré par la loi est arbitraire : voir Grant, aux para 55–57.

[163] Troisièmement, l’entrave injustifiée à la liberté de M. Richards et à la sécurité de sa personne durant l’incident a également brimé son droit, énoncé à l’article 7 de la Charte, à la liberté et à la sécurité de sa personne et à son droit à ce qu’il n’y soit porté atteinte qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[164] La Cour suprême souligne dans le Renvoi sur la BC Motor Vehicle Act, [1985] 2 RCS 486 que les articles 8 à 14 de la Charte « sont des exemples d’atteintes à ce droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui vont à l’encontre des principes de justice fondamentale » (à la p 502). Par conséquent, comme elle le répète dans l’arrêt Grant, au paragraphe 54, « [l]a garantie contre la détention arbitraire énoncée à l’art. 9 est une manifestation du principe général, énoncé à l’art. 7, selon lequel il ne peut être porté atteinte à la liberté qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ». Presque par définition, alors, une détention arbitraire semblable à celle qui s’est produite le 30 septembre 2013 dans la présente affaire constitue une entrave à la liberté qui va à l’encontre des principes de justice fondamentale. En outre, le recours excessif à la force par les agents à l’endroit de M. Richards constituait une menace bien réelle à la sécurité de sa personne, contraire aux principes de justice fondamentale : voir R c Nasogaluak, 2010 CSC 6 au para 38. L’article 7 a donc été violé à cet égard aussi.

[165] Puisque j’ai conclu qu’aucun des actes qui sont à la source de ces atteintes aux droits n’était autorisé par la loi, il ne m’est pas nécessaire de déterminer s’il s’agissait de restrictions aux droits garantis par la Charte qui se justifiaient au titre de l’article premier.

[166] En revanche, je ne suis pas convaincu que les droits de M. Richards garantis à l’article 10 de la Charte ont été violés durant l’incident ayant comporté le recours à la force, comme M. Richards l’allègue dans sa déclaration modifiée. Il n’a présenté aucune preuve à l’appui de cette allégation, ce qui peut expliquer pourquoi la Couronne n’a pas abordé cet aspect non plus. Dans ces circonstances, il n’est ni nécessaire ni approprié d’examiner ce point plus longuement.

V. LE PLACEMENT EN ISOLEMENT PRÉVENTIF DU 30 SEPTEMBRE 2013

A. Introduction

[167] M. Richards a été officiellement placé en isolement préventif autour de 15 h le 30 septembre 2013. Il y est resté jusqu’au 8 octobre 2013, date à laquelle il a été retourné dans la population générale après le réexamen de l’isolement préventif effectué au bout de cinq jours ouvrables. (Selon l’alinéa 21(2)a) du Règlement en vigueur à l’époque, le comité de réexamen devait tenir une audience dans les cinq jours ouvrables suivant l’isolement préventif du détenu pour décider si le maintien de cette mesure était justifié.)

[168] M. Richards affirme qu’il a subi une fouille à nu lorsqu’il est arrivé à l’unité d’isolement préventif, ce qui n’a pas été nié. On ne sait pas exactement si cette fouille à nu a été enregistrée sur bande vidéo, comme l’exige la DC 567-1 aux paragraphes 29–30. Quoi qu’il en soit, aucun enregistrement vidéo de ce genre n’a été présenté en preuve au procès.

[169] La décision de placer M. Richards en isolement préventif est consignée dans le rapport sur le placement non sollicité en isolement préventif rempli par Jeff Earle le 30 septembre 2013 et remis à M. Richards à ce moment.

[170] La disposition invoquée pour justifier le placement figure à l’alinéa 31(3)a) de la Loi. À l’époque, le paragraphe 31(1) de la Loi était libellé en ces termes : « L’isolement préventif a pour but d’assurer la sécurité d’une personne ou du pénitencier en empêchant un détenu d’entretenir des rapports avec d’autres détenus ». Le paragraphe 31(3) disposait ce qui suit :

31(3) Le directeur du pénitencier peut, s’il est convaincu qu’il n’existe aucune autre solution valable, ordonner l’isolement préventif d’un détenu lorsqu’il a des motifs raisonnables de croire, selon le cas :

31(3) The institutional head may order that an inmate be confined in administrative segregation if the institutional head is satisfied that there is no reasonable alternative to administrative segregation and he or she believes on reasonable grounds that

a) que celui-ci a agi, tenté d’agir ou a l’intention d’agir d’une manière compromettant la sécurité d’une personne ou du pénitencier et que son maintien parmi les autres détenus mettrait en danger cette sécurité;

(a) the inmate has acted, has attempted to act or intends to act in a manner that jeopardizes the security of the penitentiary or the safety of any person and allowing the inmate to associate with other inmates would jeopardize the security of the penitentiary or the safety of any person;

b) que son maintien parmi les autres détenus nuirait au déroulement d’une enquête pouvant mener à une accusation soit d’infraction criminelle soit d’infraction disciplinaire grave visée au paragraphe 41(2);

(b) allowing the inmate to associate with other inmates would interfere with an investigation that could lead to a criminal charge or a charge under subsection 41(2) of a serious disciplinary offence; or

c) que son maintien parmi les autres détenus mettrait en danger sa sécurité.

(c) allowing the inmate to associate with other inmates would jeopardize the inmate’s safety.

[171] Le rapport sur le placement en isolement informait M. Richards que ses agissements avaient compromis la sécurité du pénitencier ou d’une personne de la façon suivante : [traduction] « Durant la distribution des repas par l’EIU, le 2013/09/30, vous êtes devenu agressif ». Cette justification est répétée dans plusieurs autres documents du SCC relatifs au placement de M. Richards en isolement.

[172] Comme je l’ai indiqué plus haut, je ne crois pas que M. Richards soit devenu agressif envers les agents de l’EIU le 30 septembre 2013. Au contraire, je suis d’avis que toute l’interaction entre M. Richards et les agents de l’EIU ce jour-là a dégénéré en raison du recours illégal à la force par les agents. Par conséquent, je n’estime pas que M. Richards a agi d’une manière qui compromettait la sécurité du pénitencier ou d’une personne justifiant son placement en isolement préventif. Par contre, il est clair que M. Richards était informé des motifs de son placement en isolement préventif. Il a été avisé également de son droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat en lien avec ce placement.

B. Les causes d’action de M. Richards fondées sur le placement en isolement préventif

(1) Les causes d’action relevant du droit privé

[173] Compte tenu de ces conclusions, je suis convaincu que M. Richards a établi, selon la prépondérance des probabilités, que son placement en isolement préventif du 30 septembre 2013 au 8 octobre 2013 constitue un délit de séquestration. Il ne fait pas de doute qu’un placement en isolement préventif touche la liberté résiduelle d’un détenu : voir Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 34. En outre, pour les motifs exposés ci-dessus, je conclus que la Couronne n’a pas établi que cette privation de liberté était justifiée. Au contraire : comme elle a été provoquée par la conduite illégale des agents de l’EIU, elle était totalement injustifiée.

[174] Dans sa déclaration modifiée, M. Richards semble aussi alléguer que son placement en isolement préventif constituait un délit plus large de la part du SCC – soit la « faute dans l’exercice d’une charge publique ». Même s’il n’est pas vraiment clair que M. Richards voulait donner suite à cette prétention (à cet égard particulier, du moins), je vais m’y arrêter.

[175] Pour ce qui est des éléments constitutifs de ce délit (voir Succession Odhavji, aux para 22–32), je ne suis pas convaincu qu’ils ont été établis. Comme l’explique le juge Iacobucci au paragraphe 30 de l’arrêt Succession Odhavji, « l’objet fondamental du délit est de protéger ce à quoi s’attendent raisonnablement les citoyens, savoir qu’un fonctionnaire public ne causera pas intentionnellement préjudice à un membre du public par une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de ses fonctions publiques ». Afin d’obtenir gain de cause dans son action pour faute dans l’exercice d’une charge publique, « le demandeur doit démontrer que le fonctionnaire public a agi en cette qualité de manière illégitime et délibérée et qu’il était conscient du caractère illégitime de sa conduite et de la probabilité qu’elle cause un préjudice au demandeur » (Ontario (Procureur général) c Clark, 2021 CSC 18 au para 22).

[176] En l’espèce, aucun des éléments constitutifs du délit n’est présent. Au contraire, je suis d’avis que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, il était raisonnable pour les responsables ayant placé M. Richards en isolement préventif jusqu’à son retour dans la population générale, le 8 octobre 2013, de s’être appuyés sur l’information que leur avaient fournie les agents de l’EIU concernant les événements qui se sont produits le 30 septembre 2013. Même si j’ai conclu que ce placement était illégal, le fait que d’autres représentants du SCC se soient fiés, raisonnablement, à l’information transmise par les agents de l’EIU est loin d’équivaloir à une faute dans l’exercice d’une charge publique.

(2) Les causes d’action fondées sur les droits constitutionnels

[177] Pour les mêmes raisons qui m’ont amené à conclure que le placement en isolement préventif constituait un délit de séquestration, je suis d’avis que ce placement a aussi violé les droits de M. Richards garantis aux articles 7 et 9 de la Charte. Il n’est pas nécessaire de répéter, au titre de ces deux dispositions, l’analyse effectuée dans la section précédente au sujet de l’incident ayant comporté un recours à la force, car elle s’applique tout à fait au placement en isolement préventif.

[178] En l’absence de raison valide le justifiant, ce placement a aussi porté atteinte aux droits de M. Richards garantis à l’article 12 de la Charte. Le placement d’une personne en isolement préventif pendant juste un peu plus d’une semaine, non pas en raison d’une inconduite de sa part mais à cause des actes totalement injustifiés d’agents correctionnels, est odieux et intolérable.

[179] En dernier lieu, la fouille à nu de M. Richards à son arrivée à l’unité d’isolement préventif a violé son droit à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives garanti à l’article 8. Les fouilles à nu constituent une atteinte importante à la vie privée et sont fondamentalement humiliantes et avilissantes pour les détenus; elles représentent aussi, peu importe la manière dont elles sont effectuées, une atteinte importante aux intérêts intangibles de la personne : voir R c Golden, 2001 CSC 83 aux para 83, 90; Ward, au para 64. Il en est ainsi même dans des contextes comme des établissements correctionnels, où les fouilles à nu sont sans aucun doute plus courantes qu’ailleurs.

[180] Étant d’avis qu’il n’y avait au départ aucune justification légale de placer M. Richards en isolement préventif, j’en viens à la conclusion que la fouille à nu de M. Richards le 30 septembre 2013 était abusive et donc contraire à l’article 8 de la Charte. Je serai clair : la pratique générale qui consiste à fouiller à nu les détenus qui sont placés en isolement préventif n’est pas en litige ici, et je ne me prononcerai pas à ce sujet.

VI. L’ENQUÊTE RELATIVE À L’INCIDENT D’OCTOBRE 2013

A. L’implication alléguée dans des voies de fait

[181] Le soir du 28 octobre 2013, un détenu à l’Établissement de Springhill a été agressé et grièvement blessé par plusieurs détenus. Le même détenu avait été attaqué la veille, mais n’avait alors subi aucune blessure. À partir de renseignements fournis par des sources confidentielles peu de temps après l’incident, le SCC a conclu qu’il avait des raisons de croire que M. Richards était l’instigateur de ces agressions. De son côté, M. Richards a nié vigoureusement y avoir été mêlé, affirmant que les sources confidentielles l’avaient faussement impliqué pour qu’il soit transféré.

B. Le placement en isolement préventif à l’Établissement de Springhill

[182] Sur la foi de renseignements qui l’impliquaient dans les agressions, M. Richards a été placé en isolement préventif le 29 octobre 2013. Le rapport sur le placement non sollicité en isolement préventif fait état du fondement légal suivant pour justifier cette mesure :

[traduction]
Vous êtes envoyé en isolement préventif en application de l’alinéa 31(3)a) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition parce qu’il existe des motifs raisonnables de croire : (i) que [vous avez] agi ou tenté d’agir ou [que vous avez] l’intention d’agir d’une manière compromettant la sécurité d’une personne ou du pénitencier et (ii) que [votre] maintien parmi les autres détenus mettrait en danger cette sécurité.

[183] Je constate que le rapport reprend le libellé d’une version antérieure de l’article 31 de la Loi qui a été abrogée puis remplacée en juin 2012 par la version qui figure au paragraphe 170 ci-dessus. Quoi qu’il en soit, une disposition très semblable à celle qui est mentionnée dans la décision de placement figure à l’alinéa 31(3)a) de la Loi en vigueur durant la période pertinente (voir le paragraphe 170 plus haut). Par conséquent, je suis prêt à considérer que, de façon générale, le pouvoir légal invoqué pour justifier ce placement avait pour but de protéger la sécurité du pénitencier ou d’une personne. En outre, comme nous le verrons dans un moment, les représentants du SCC ont aussi agi par souci de préserver l’intégrité d’une enquête, ce qui est un autre motif d’isolement préventif précisé au paragraphe 31(3) de la Loi en vigueur à l’époque.

[184] L’auteur du rapport sur le placement non sollicité en isolement préventif explique ensuite les motifs sous-tendant le placement :

[traduction]
L’examen initial a révélé que vous avez pu avoir été mêlé à des voies de fait graves commises contre un autre détenu dans la soirée du 2013/10/28. Une enquête est en cours actuellement pour faire la lumière sur ces voies de fait.

Le confinement à votre cellule n’est pas une option. Si vous avez été impliqué dans ces voies de fait graves, vous seriez en mesure de maintenir ce comportement agressif puisqu’il vous serait nécessaire de quitter votre cellule pour prendre vos repas.

La médiation n’est pas une option parce que la victime a été grièvement blessée et que les participants aux voies de fait n’ont pas encore tous été identifiés.

Un changement de cellule, de rangée ou d’unité n’est pas une option parce que vous seriez en mesure de maintenir ce comportement agressif.

Votre présence dans la population générale pourrait nuire à l’enquête en cours.

Il n’existe aucune autre option que l’isolement pour le moment.

[185] Selon les dossiers du SCC, dès le lendemain (30 octobre 2013), M. Richards n’était plus considéré comme un des [traduction] « principaux instigateurs » de l’agression, mais son comportement était encore visé par l’enquête. On peut lire dans la décision suivant le réexamen effectué après cinq jours ouvrables d’isolement (datée du 4 novembre 2013) que [traduction] « M. Richards n’a pas été identifié comme le principal instigateur, mais [que] les renseignements de sécurité laissent croire qu’il a pu participer à l’agression ».

[186] Un résumé de l’information destinée au réexamen effectué après 30 jours d’isolement indiquait que, selon les renseignements recueillis par le service des ARS, M. Richards aurait orchestré les voies de fait contre l’autre détenu. Ce point de vue est exprimé dans d’autres documents du SCC qui précisent que, peu de temps après les voies de fait, le service des ARS s’est appuyé sur des renseignements émanant de sources confidentielles pour conclure que M. Richards était la force motrice derrière les voies de fait.

[187] Les documents du SCC soulignent que, d’après l’ARS responsable de l’enquête, Ardena Austin, [traduction] « les renseignements au sujet des voies de fait (attaque au couteau) commises le 2013-10-28 ont été recueillis auprès de plus de trois sources jugées dignes de foi par le service des ARS ». Comme l’a appris M. Richards à l’époque, ces renseignements indiquaient essentiellement qu’il avait manipulé d’autres détenus en les montant les uns contre les autres et qu’il avait enjoint à d’autres d’agresser le détenu victime parce qu’il avait [traduction] « un problème personnel » avec lui. Sur la base de ces renseignements, l’ARS concluait que M. Richards [traduction] « était celui qui avait orchestré les voies de fait pour atteindre son but ». Il semble que le service des ARS ait obtenu les renseignements auprès de sources confidentielles le 3 novembre 2013 ou avant.

[188] Munie de cette information, l’équipe de gestion des cas de M. Richards (dont son agente de libération conditionnelle) a recommandé que la cote de sécurité de M. Richards soit portée au niveau maximal et qu’il soit l’objet d’un transfèrement non sollicité à l’Établissement de l’Atlantique. Elle a recommandé par ailleurs que M. Richards soit gardé en isolement préventif à l’Établissement de Springhill jusqu’à son transfèrement. Cette dernière recommandation a été adoptée dans la décision issue du réexamen effectué après 30 jours d’isolement (datée du 28 novembre 2013). (À l’époque, l’alinéa 21(2)b) du Règlement prévoyait que le comité de réexamen des cas d’isolement tienne une audience au moins une fois tous les 30 jours tant qu’est maintenu l’isolement préventif non sollicité du détenu.)

[189] Par conséquent, M. Richards est resté en isolement préventif à l’Établissement de Springhill jusqu’à ce qu’il soit transféré à l’Établissement de l’Atlantique, le 12 décembre 2013.

C. La réévaluation de la cote de sécurité au niveau maximal et le transfèrement à l’Établissement de l’Atlantique

[190] Peu après que M. Richards a été soupçonné d’avoir participé aux voies de fait commises contre l’autre détenu, le SCC a enclenché le processus pour hausser la cote de sécurité de M. Richards de moyenne à maximale. Une fois cette réévaluation approuvée, il serait alors plus facile de transférer M. Richards à l’Établissement de l’Atlantique, ce qui avait aussi été recommandé.

[191] Les motifs sous-tendant la réévaluation et le transfèrement sont exposés dans l’évaluation en vue d’une décision du 21 novembre 2013, rédigée par l’agente de libération conditionnelle de M. Richards à l’Établissement de Springhill, Renee Henderson. Comme celle-ci l’explique dans ce rapport, même si M. Richards était encore classé au niveau moyen sur l’Échelle de réévaluation de la cote de sécurité, sa cote entrait dans la fourchette qui permettait de déroger à cette échelle, sur une base discrétionnaire, et d’attribuer une cote de sécurité maximale et non pas moyenne. Mme Henderson recommandait cette dérogation en s’appuyant sur l’information présentée par le service des ARS quant à l’implication alléguée de M. Richards dans les voies de fait contre l’autre détenu. Mme Henderson recommandait aussi un transfèrement non sollicité à l’Établissement de l’Atlantique par suite de cette réévaluation de sa cote de sécurité. Elle était d’avis, en particulier, que l’implication de M. Richards dans les voies de fait contre l’autre détenu signalait la présence de facteurs de risque élevé liés à l’adaptation à la vie carcérale justifiant l’attribution de la cote de sécurité maximale et un transfèrement non sollicité malgré le fait que M. Richards soit par ailleurs considéré comme un risque moyen.

[192] La hausse de la cote de sécurité et le transfèrement non sollicité à l’Établissement de l’Atlantique ont été approuvés au début de décembre 2013.

[193] M. Richards a été transféré le 12 décembre 2013. Il a été gardé initialement dans ce qu’on appelle là-bas une [traduction] « rangée d’orientation », où les conditions de détention s’apparentent concrètement à celles de l’isolement préventif.

[194] Le détention de M. Richards dans ce qui est considéré à l’Établissement de l’Atlantique comme la population ouverte (open) à cet établissement (et non pas la population « générale » (general), car ce dernier concept y est défini différemment des autres établissements du SCC). M. Richards a refusé ce placement parce qu’il était d’avis que son profil ne correspondait pas à celui des détenus de la population ouverte de l’Établissement de l’Atlantique, étant donné qu’on lui avait été attribué par erreur une nouvelle cote de sécurité maximale et que les détenus de la population ouverte étaient souvent des délinquants sexuels. À cause de ce refus, M. Richards a été placé en isolement préventif le 16 janvier 2014. Il y est resté jusqu’à son transfèrement au Pénitencier de Dorchester le 9 avril 2014.

D. Le rétablissement de la cote de sécurité moyenne et le transfèrement au Pénitencier de Dorchester

[195] Dans sa décision rendue le 2 avril 2014, la juge saisie de la demande d’habeas corpus a conclu que le rehaussement de la cote de sécurité de M. Richards de moyenne à maximale était illégale. Elle a donc ordonné que, jusqu’à la tenue d’un nouvel examen, cette cote soit ramenée au niveau moyen et que le SCC prenne des mesures pour retourner sans délai M. Richards à un établissement de sécurité moyenne (au para 8).

[196] Conformément à cette décision, le SCC a entrepris des démarches pour que M. Richards soit transféré de l’Établissement de l’Atlantique à un établissement à sécurité moyenne. Ces démarches seront décrites ci-dessous.

[197] M. Richards a été transféré de façon non sollicitée au Pénitencier de Dorchester le 9 avril 2014.

E. Les conclusions tirées par la juge saisie de la demande d’habeas corpus

[198] Pour la juge des demandes, la seule question à trancher était celle de savoir si la privation de la liberté résiduelle de M. Richards faisant suite à la hausse de sa cote de sécurité et à son transfèrement non sollicité de l’Établissement de Springhill à l’Établissement de l’Atlantique était légale. La juge a conclu qu’elle ne l’était pas. Elle a estimé plus précisément que la réévaluation de la cote de sécurité et le transfèrement étaient des décisions déraisonnables qui avaient été rendues au mépris de l’obligation d’équité procédurale.

[199] À son avis, la décision du SCC de hausser la cote de sécurité reposait principalement sur la conviction que M. Richards avait orchestré les voies de fait contre l’autre détenu. De fait, à l’audience relative à la demande d’habeas corpus, l’agente de libération conditionnelle de M. Richards, Mme Henderson, a admis que, n’eut été cette conviction, la cote de sécurité de M. Richards n’aurait pas été majorée.

[200] Je souligne que la juge des demandes a reçu un affidavit confidentiel de Mme Henderson. Ce document renfermait les rapports d’enquête que l’ARS, Mme Austin, avait réunis et pris en considération pour conclure que M. Richards avait orchestré les voies de fait.

[201] La juge des demandes a constaté que Mme Austin semblait avoir conclu son enquête autour du 7 novembre 2013. (Cette constatation concorde avec les éléments de preuve dont je dispose.) Elle a également souligné que Mme Henderson n’avait pas une connaissance directe de l’incident et que sa conviction au sujet de l’implication de M. Richards se fondait entièrement sur l’information que lui avait transmise Mme Austin.

[202] La juge des demandes a conclu que M. Richards n’avait pas bénéficié de l’équité procédurale en lien avec les décisions de réévaluer sa cote de sécurité et de le transférer à un autre établissement, principalement parce que le SCC avait omis de lui communiquer la totalité de l’information dont il avait besoin pour connaître la preuve qui pesait contre lui et y répondre. Elle a estimé en outre que le SCC avait violé le droit de M. Richards à un avocat relativement aux décisions ayant mené à la réévaluation de la cote de sécurité et au transfèrement.

[203] La juge des demandes était d’avis également qu’il n’existait aucun fondement raisonnable justifiant de hausser la cote de sécurité de M. Richards puis de le transférer à un établissement à sécurité maximale. Je résume ses principales conclusions de la façon suivante :

  • Les décisions ayant mené à la réévaluation de la cote de sécurité et au transfèrement de M. Richards s’appuyaient sur l’information transmise par l’ARS, Mme Austin, quant à l’implication alléguée de M. Richards dans les voies de fait commises contre l’autre détenu.

  • L’information émanant de Mme Austin se fondait largement sur les renseignements obtenus de sources confidentielles.

  • Mme Austin n’a pris aucune mesure raisonnable et nécessaire pour vérifier les renseignements provenant des sources confidentielles : elle a simplement présumé qu’ils étaient fiables parce que ces personnes avaient donné de l’information digne de foi dans le passé. Elle ne savait pas (parce qu’elle n’avait pas posé la question) sur quelles bases s’appuyaient les sources confidentielles pour affirmer que M. Richards était l’instigateur des voies de fait commises contre l’autre détenu. Elle ne savait même pas (parce qu’elle n’avait pas posé la question) si les sources avaient une connaissance directe de ce qu’elles avançaient ou si elles avaient obtenu l’information d’une autre manière.

  • Le SCC a négligé d’obtenir les renseignements et les éléments de preuve disculpatoires dont l’existence avait été signalée par M. Richards très tôt durant le processus décisionnel.

  • L’information qui figure dans l’affidavit confidentiel de Mme Henderson (dont les rapports de l’ARS faisant état des renseignements donnés par les sources confidentielles) ne suffit pas à étayer de manière fiable les accusations portées contre M. Richards.

  • En bref, il y avait simplement [traduction] « trop de lacunes substantielles dans le processus décisionnel » qui font en sorte que [traduction] « la décision est déraisonnable et, par conséquent, illégale. »

[204] Comme je l’ai mentionné plus haut, la Couronne ne conteste pas ces conclusions dans la présente action. En conséquence, je reprends ces conclusions comme s’il s’agissait des miennes.

F. Les cause d’action de M. Richards en ce qui concerne l’enquête relative à son implication alléguée dans les voies de fait

(1) Les causes d’action relevant du droit privé

[205] M. Richards prétend que l’enquête lacunaire effectuée relativement à son implication alléguée dans les voies de fait constituait un délit d’enquête négligente tel qu’il est défini dans l’arrêt Hill c Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41 (Hill). Même si la Couronne n’admet pas que ce délit ait été établi, elle reconnaît très justement qu’il m’est loisible d’analyser les conclusions de la juge saisie de la demande d’habeas corpus à l’aune des éléments constitutifs de ce délit. Ayant procédé à cette analyse, je suis convaincu que tous ces éléments ont été établis et, par conséquent, je me prononce en faveur de M. Richards.

[206] Premièrement, vu le rôle qu’il joue dans les enquêtes menées à la suite d’allégations formulées contre les détenus et les ramifications possibles des conclusions défavorables qu’il peut tirer, j’estime que le service des ARS, dont Mme Austin, avait une obligation de diligence envers M. Richards. Les propos de la Cour suprême à cet égard dans l’arrêt Hill, concernant les policiers, s’appliquent également ici : voir les para 19–65.

[207] Deuxièmement, la norme de diligence applicable est la norme de l’ARS raisonnable placé dans la même situation (Hill, au para 73). À mon avis, l’enquête relative à l’implication alléguée de M. Richards dans les voies de fait s’est située bien en-dessous de cette norme. Il n’est pas nécessaire d’énumérer toutes les failles de l’enquête. Il suffit de souligner une des lacunes les plus cruciales relevées par la juge saisie de la demande d’habeas corpus – l’absence totale de vérification des renseignements transmis par les sources confidentielles. Il ne fait aucun doute que, lorsque les autorités carcérales se fient à des renseignements provenant de sources confidentielles pour prendre des décisions ayant de graves conséquences pour le détenu, elles doivent les vérifier : voir Khela, au para 88. Elles ne l’ont pas fait dans le cas de M. Richards, et ce n’était pas une erreur banale ni une simple erreur de jugement.

[208] Troisièmement, M. Richards a subi un préjudice ouvrant droit à une indemnisation qui possède un lien de causalité avec le manquement à l’obligation d’équité dont il doit bénéficier. La privation injustifiée de liberté « confère un droit d’action, et cette privation constitue clairement un préjudice indemnisable susceptible d’être infligé par une enquête négligente » (Hill, au para 91). Ce principe est aussi vrai pour ce qui est de la privation injustifiée de la liberté résiduelle de personnes détenues dans un établissement correctionnel : voir Hill v British Columbia, 1997 CanLII 4136, 148 DLR (4th) 337 (BCCA) aux para 18–19 et la jurisprudence qui y est citée. Comme je l’explique plus loin, je conclus que cette privation injustifiée de liberté est survenue pendant une partie de l’isolement préventif de M. Richards à l’Établissement de Springhill et la totalité de son séjour à l’Établissement de l’Atlantique, mais pas au Pénitencier de Dorchester.

[209] Tout d’abord, en ce qui concerne l’isolement préventif, je répète que celui-ci touche la liberté résiduelle d’un détenu (Khela, au para 34). M. Richards a été placé en isolement préventif le 29 octobre 2013 sur la base de renseignements qui l’impliquaient dans une grave agression contre un autre détenu la veille. Ces renseignements provenaient de sources confidentielles que le service des ARS, se fondant sur son expérience, a jugé fiables. À mon avis, il n’était pas déraisonnable pour le SCC d’envoyer M. Richards en isolement préventif après avoir reçu ces renseignements. Autrement dit, M. Richards ne m’a pas convaincu que l’enquête, jusqu’à ce moment-là, ne respectait pas l’obligation de diligence dont il devait bénéficier. Compte tenu des impératifs de la situation, notamment la nécessité de préserver la sécurité de l’établissement et de protéger l’intégrité de l’enquête, il était raisonnable pour le SCC de donner suite à cette information qui était jugée fiable à première vue. Comme je le précise plus haut, cette obligation de diligence n’a pas été respectée en raison de l’absence de toute mesure prise pour vérifier les renseignements fournis par les sources confidentielles. Cette omission a été mise au jour seulement plus tard.

[210] La juge saisie de la demande d’habeas corpus a conclu que l’enquête du service des ARS s’était terminée autour du 7 novembre 2013. En conséquence, j’estime qu’on peut présumer que, à cette date, le service des ARS avait certainement décidé qu’il ne confirmerait pas l’information émanant des sources confidentielles. C’est donc à ce moment que débute pour M. Richards, alors placé en isolement préventif, le préjudice indemnisable qui possède un lien de causalité avec le non-respect de l’obligation de diligence raisonnable à son endroit. En d’autres termes, je conclus que M. Richards, n’eut été l’enquête négligente, n’aurait pas été maintenu en isolement préventif à l’Établissement de Springhill après le 7 novembre 2013. Ce préjudice s’est poursuivi jusqu’à son transfèrement à l’Établissement de l’Atlantique le 12 décembre 2013.

[211] L’enquête lacunaire relative à l’implication alléguée de M. Richards dans les voies de fait a aussi mené directement à la réévaluation de la cote de sécurité et au transfèrement de M. Richards dans un établissement à sécurité maximale. M. Richards a établi que, n’eut été l’enquête négligente, sa cote de sécurité n’aurait pas été haussée, et il n’aurait pas été transféré.

[212] La décision de transférer un détenu vers un établissement à sécurité plus élevée a une incidence sur la liberté résiduelle du détenu en question : voir May c Établissement Ferndale, 2005 CSC 82 aux para 76–77, et Khela, aux para 34, 74. Cette atteinte aux droits à la liberté de M. Richards constitue un préjudice indemnisable. Les droits à la liberté de M. Richards ont également été brimés par ses placements à l’Établissement de l’Atlantique – d’abord dans la rangée d’orientation puis en isolement préventif. Je ne considère pas que le lien avec l’enquête lacunaire a été rompu par le refus de M. Richards d’être détenu avec la population ouverte à l’Établissement de l’Atlantique. Le fait même qu’il ait été obligé de faire ce choix est une conséquence directe de l’enquête déficiente du SCC : il n’aurait jamais dû être placé dans cette situation. Ce n’est que justice que la responsabilité à cet égard soit imputée au SCC.

[213] Par contre, j’estime quand même que le lien entre l’enquête lacunaire et les conséquences négatives sur les droits à la liberté de M. Richards a été rompu lorsque la demande d’habeas corpus a été accueillie. Même si cette décision ne pouvait corriger ce qui s’était déjà produit, elle a rétabli les conditions de détention de M. Richards de manière importante sur le plan juridique. Voilà pourquoi, en ce qui a trait à cette forme de responsabilité, la période pendant laquelle M. Richards a subi un préjudice ouvrant droit à une indemnisation attribuable à l’enquête déficiente s’étend sur toute la durée de son séjour à l’Établissement de l’Atlantique mais pas au Pénitencier de Dorchester.

[214] Les lacunes de l’enquête relative aux voies de fait signifient également que les atteintes subséquentes à la liberté résiduelle de M. Richards (l’isolement préventif à l’Établissement de Springhill et le transfèrement à l’Établissement de l’Atlantique) ne sont pas justifiées. Par conséquent, le fondement d’un délit de séquestration a été établi à ces égards également. Dans le contexte particulier de la présente affaire, cependant, je suis d’avis que ce délit est essentiellement, voire exactement, le même que le délit d’enquête négligente, puisque le préjudice qui en découle est aussi une privation de liberté.

[215] En dernier lieu, M. Richards affirme que l’enquête déficiente relative aux voies de fait constituait aussi un délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. Encore une fois, je ne suis pas persuadé que les éléments constitutifs de ce délit ont été établis. Il est vrai que l’enquête était certainement déficiente en raison des lacunes relevées par la juge saisie de la demande d’habeas corpus (dont j’ai adopté les conclusions), mais il n’y a rien qui me permet de conclure que les parties responsables ont intentionnellement causé un préjudice à M. Richards en adoptant une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de leurs fonctions publiques.

(2) Les causes d’action fondées sur les droits constitutionnels

[216] Le placement en isolement préventif à l’Établissement de Springhill a mis en jeu les droits de M. Richards garantis aux articles 7 et 9 de la Charte. Pour les motifs exposés ci-dessus, je suis convaincu que l’isolement préventif du 29 octobre au 7 novembre 2013 était légal. Par conséquent, cette partie du placement en isolement préventif n’a pas brimé les droits de M. Richards garantis aux articles 7 ou 9 de la Charte. Toutefois, à partir du 7 novembre 2013, l’isolement préventif était attribuable à l’enquête gravement lacunaire relative aux voies de fait et est donc devenu arbitraire. Compte tenu des principes généraux énoncés plus haut, je suis d’avis que cette partie de l’isolement préventif contrevenait aux articles 7 et 9 de la Charte.

[217] Il n’y a aucune preuve que M. Richards a subi une fouille à nu quand il a été renvoyé à l’unité d’isolement préventif. Quoiqu’il en soit, puisque le placement initial était légal et qu’il n’y a aucune contestation en droit de la pratique générale qui consiste à effectuer une fouille à nu des délinquants à leur admission en isolement préventif, si M. Richards a bel et bien subi une telle fouille, elle n’est pas contraire à l’article 8 de la Charte selon moi.

[218] Les droits de M. Richards garantis aux articles 7 et 9 ont été mis en jeu par la réévaluation de la cote de sécurité et le transfèrement : voir Khela, au para 57. Étant donné qu’il découlait de l’enquête lacunaire relative aux voies de fait, le transfèrement de M. Richards à l’Établissement de l’Atlantique contrevenait aux articles 7 et 9 de la Charte. Pour parvenir à cette conclusion, je m’appuie encore une fois sur les principes généraux concernant les articles 7 et 9 dont il est question ci-dessus.

[219] En outre, je le répète, le défendeur ne conteste pas le fait que des placements prolongés en isolement préventif (soit pendant plus de 15 jours) portent atteinte aux droits garantis aux articles 7 et 12 de la Charte. Je constate que M. Richards a été placé en isolement préventif pendant deux périodes prolongées – du 29 octobre au 12 décembre 2013, à l’Établissement de Springhill, puis du 16 janvier au 9 avril 2014, à l’Établissement de l’Atlantique. Par conséquent, je suis d’avis que les droits de M. Richards garantis aux articles 7 et 12 de la Charte ont été brimés durant cette période, indépendamment de tout lien avec l’enquête lacunaire.

[220] Qui plus est, je conclus à la lumière de la preuve qui m’a été présentée qu’il n’y a pas de différence notable entre les conditions d’une détention en isolement préventif et celles d’un séjour dans la rangée d’orientation de l’Établissement de l’Atlantique, où M. Richards a été détenu du 12 décembre 2013 au 16 janvier 2014. Par conséquent, la détention de M. Richards à la rangée d’orientation a porté atteinte à ses droits garantis à l’article 12 de la Charte. Par contre, l’infraction à l’article 7 admise par la Couronne est liée à l’absence de mécanismes de réexamen efficaces dans les cas de placement en isolement préventif. Or, rien ne me permet de conclure que le placement dans la rangée d’orientation présentait les mêmes défauts. En conséquence, ce placement n’était pas contraire à l’article 7 de la Charte.

[221] En dernier lieu, c’est en ce qui concerne l’enquête relative aux voies de fait que M. Richards accuse les représentants du SCC de s’être livrés à du profilage religieux à son endroit, ce qui violait ses droits garantis à l’alinéa 2b) et au paragraphe 15(1) de la Charte. Comme je l’ai souligné dès le début, je ne peux trouver aucun élément de preuve m’amenant à croire que ce serait le cas. Il est vrai que le SCC s’est intéressé à des aspects de la ferveur religieuse et de la pratique de la religion musulmane de M. Richards aux premières étapes de l’enquête. Il s’avère également que certains des commentaires qu’on peut lire dans les documents du SCC reflètent une manière de penser fondée sur des stéréotypes. Néanmoins, je conclus qu’il n’y avait aucun motif raisonnable justifiant l’inquiétude de Mme Ardern quant à un lien possible entre les voies de fait et les relations de M. Richards avec d’autres détenus musulmans (dont certains ont été impliqués dans les voies de fait contre l’autre détenu), et je suis d’avis aussi que Mme Ardern a mené une enquête de bonne foi sur ce lien possible et qu’elle a accordé toute son importance aux opinions de l’aumônier musulman de l’Établissement de Springhill, lesquelles étaient, globalement, favorables à M. Richards. Les inquiétudes au sujet des croyances et pratiques religieuses de M. Richards n’ont donc joué aucun rôle dans l’enquête.

VII. LE TRANSFÈREMENT AU PÉNITENCIER DE DORCHESTER

A. Introduction

[222] Tel qu’il est mentionné plus haut, à la suite de la décision du 2 avril 2014 accueillant la demande d’habeas corpus, la cote de sécurité de M. Richards a été ramenée au niveau moyen. En outre, il a été ordonné au SCC de prendre des mesures pour que M. Richards soit ramené à un établissement à sécurité moyenne sur-le-champ.

[223] Le SCC a décidé de ne pas retourner M. Richards à l’Établissement de Springhill et de le transférer plutôt, contre son gré, au Pénitencier de Dorchester. Lorsqu’il a appris que ce transfèrement était envisagé, M. Richards a demandé d’être détenu en isolement préventif immédiatement s’il devait être envoyé au Pénitencier de Dorchester. En effet, il estimait qu’il ne correspondait pas au profil habituel des détenus de cet établissement (dont un grand nombre sont des délinquants sexuels) et qu’il risquait de subir l’ostracisation qui est, selon lui, associée au fait d’être détenu parmi ces personnes alors qui n’est pas lui-même un délinquant sexuel.

[224] M. Richards a été transféré de façon non sollicitée au Pénitencier de Dorchester le 9 avril 2014. Conformément à sa demande, il a été immédiatement placé en isolement préventif, où il est demeuré jusqu’à son transfèrement volontaire à l’Établissement de Matsqui, le 22 septembre 2014.

B. Les causes d’action visant le Pénitencier de Dorchester

[225] M. Richards est resté en isolement préventif au Pénitencier de Dorchester du 9 avril au 22 septembre 2014.

[226] Comme je le mentionne plus haut, j’estime que sa détention à cet établissement échappe à la portée de la responsabilité imputable à la Couronne en raison de l’enquête négligente relative aux voies de fait.

[227] Qui plus est, comme M. Richards a été placé en isolement préventif au Pénitencier de Dorchester à sa demande, je suis d’avis que le défendeur est parvenu à démontrer que cette entrave à la liberté de M. Richards était justifiée. Par conséquent, M. Richards n’a pas établi que ce placement constitue un délit de séquestration.

[228] J’estime aussi que les éléments constitutifs du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique n’ont pas été établis en lien avec le transfèrement au Pénitencier de Dorchester. Même si M. Richards était grandement en désaccord avec ce transfèrement et que ses objections pouvaient fort bien être fondées, rien ne me permet de conclure que les autorités compétentes ont intentionnellement causé un préjudice à M. Richards en adoptant une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de leurs fonctions publiques. De toute manière, comme M. Richards s’est opposé au transfèrement, il convient de déposer un grief à cet égard et non pas une action en responsabilité délictuelle.

[229] Par contre, vu l’admission de la Couronne, je considère que le placement prolongé en isolement préventif au Pénitencier de Dorchester était contraire aux droits de M. Richard garantis aux articles 7 et 12 de la Charte.

[230] M. Richards soutient que, pendant son isolement préventif au Pénitencier de Dorchester, il a été la cible d’injures de la part d’un gardien en particulier. La Couronne ne conteste pas le fait que le gardien en question ait eu un comportement non professionnel envers M. Richards, mais elle soutient que cette situation a été dûment et complètement résolue grâce aux plaintes et aux griefs présentés par M. Richards.

[231] Je le répète, je suis d’accord pour dire que les causes d’action invoquées par M. Richards en ce qui concerne plus précisément les mauvais traitements qu’il a subis au Pénitencier de Dorchester n’entrent pas dans la portée de la responsabilité rattachée à la présente instance. Toutefois, d’après ce que je comprends, la Couronne ne met pas en doute la pertinence des expériences très malheureuses vécues par M. Richards pendant son isolement préventif au Pénitencier de Dorchester au regard du calcul des dommages-intérêts fondés sur les atteintes à la Charte que la Cour peut juger bon d’accorder à ce titre. Selon moi, il s’agit de la démarche appropriée.

VIII. LES RÉPARATIONS

A. Introduction

[232] Il ne fait aucun doute que le défendeur est responsable du fait d’autrui pour les actes répréhensibles qui, selon moi, ont été commis par les employés du SCC. Plus précisément, il ne fait aucun doute que le défendeur est responsable des préjudices de droit privé et de droit public qui ont, selon moi, été causés à M. Richards dans quatre suites distinctes d’événements : (1) l’incident du 30 septembre 2013 comportant un recours à la force; (2) la détention en isolement préventif à l’Établissement de Springhill du 30 septembre au 8 octobre 2013; (3) l’enquête relative aux voies de fait et ses conséquences; (4) la détention en isolement préventif au Pénitencier de Dorchester du 9 avril au 22 septembre 2014.

[233] M. Richards sollicite principalement l’octroi de dommages-intérêts au titre des préjudices de droit privé qu’il a subis et des atteintes à ses droits constitutionnels. J’analyserai d’abord les réparations convenables au regard des causes d’action de droit privé qui ont été établies, puis je me pencherai sur la question des dommages-intérêts fondés sur la Charte.

B. Les dommages-intérêts de droit privé

(1) Les dommages-intérêts généraux

(a) Incident du 30 septembre 2013 comportant un recours à la force

[234] Le défendeur soutient qu’une indemnité de 5 000 $ est une réparation convenable si jamais il est déclaré responsable en lien avec l’incident du 30 septembre 2013 ayant comporté un recours à la force. Je ne suis pas d’accord.

[235] À mon avis, la situation décrite dans la décision Fleming v Ontario, 2016 CarswellOnt 22152 (CSJ) (Fleming) ressemble beaucoup plus aux circonstances en l’espèce que la jurisprudence invoquée par le défendeur à l’appui de sa position. Il s’agit de la décision de première instance ayant précédé l’arrêt Fleming CSC mentionné plus haut. La Cour suprême du Canada a infirmé l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario et rétabli le jugement de première instance prononcé en faveur du demandeur. Le montant des dommages-intérêts octroyés par la juge de première instance au titre des délits relevant du droit privé et du droit public n’a pas été traité par la Cour suprême du Canada ni par la Cour d’appel de l’Ontario.

[236] Dans la décision Fleming, la juge de première instance a conclu que le demandeur avait été arrêté illégalement par les policiers lorsqu’ils l’ont empêché de participer à une contre-manifestation en appui à une revendication territoriale autochtone à Caledonia, en Ontario. Voyant M. Fleming qui marchait, en tenant un drapeau canadien, vers le lopin de terre visé par le conflit foncier (qui était à l’époque occupé par des Autochtones et leurs partisans), plusieurs policiers l’ont arrêté et forcé à s’allonger sur le sol. Pendant qu’il était tenu couché sur le ventre, M. Fleming s’est fait menotter les mains dans le dos puis a été placé dans un véhicule de transport de contrevenants et amené dans une cellule au détachement local de la police. Il a été accusé d’entrave au travail d’un agent de la paix (chef qui a ensuite été retiré par la Couronne). Il a été remis en liberté environ quatre heures et demie après son arrestation. Il a subi entre autres une blessure permanente au coude attribuable à la manœuvre appliquée par les policiers afin de le mettre au sol.

[237] La juge du procès a conclu que les policiers n’avaient pas l’autorité légale d’arrêter M. Fleming, et sa décision a été confirmée par la Cour suprême du Canada : voir Fleming CSC, aux para 101–102. Par conséquent, les policiers qui ont procédé à l’arrestation avaient, selon la juge du procès, commis les délits de droit privé que sont la batterie et la séquestration. Compte tenu de toutes les circonstances, dont les lésions causées à M. Fleming et l’incidence globale des actes répréhensibles commis contre lui, la juge du procès lui a accordé des dommages-intérêts généraux de 80 000 $ au titre de du délit de batterie et de 10 000 $ au titre du délit de séquestration.

[238] À mon avis, l’évaluation de la gravité de l’inconduite policière faite par la juge du procès dans la décision Fleming est très semblable aux conclusions que j’ai tirées quant à la conduite des agents de l’EIU en l’espèce.

[239] Afin d’établir le montant approprié de dommages-intérêts, j’ai tenu compte également de l’arrêt Kosoian. Même s’il s’agit d’une action en dommages-intérêts fondée sur le Code civil du Québec et qu’elle peut donc se distinguer de la présente instance sur cet aspect important, je trouve néanmoins qu’elle peut être utile ici.

[240] Dans l’arrêt Kosoian, Mme Kosoian avait été arrêtée par la police pour avoir descendu l’escalier mécanique d’une station de métro sans tenir la main courante. Après que Mme Kosoian eut refusé d’obtempérer à l’ordre qu’il lui avait donné de tenir la main courante, le policier lui a demandé de s’identifier. Lorsqu’elle a refusé de le faire, deux policiers l’ont prise par les coudes et l’ont conduite à une salle de confinement de la station de métro. Devant son refus persistant de s’identifier, les policiers lui ont menotté les bras croisés dans le dos et l’ont forcée à s’asseoir sur une chaise. Ils ont fouillé le sac de Mme Kosoian sans son consentement. Ils lui ont remis des constats d’infraction pour avoir désobéi à un pictogramme indiquant de tenir la main courante et avoir entravé le travail des policiers (elle a été subséquemment acquittée de ces accusations). Ils l’ont libérée après environ 30 minutes.

[241] Mme Kosoian a intenté une poursuite en dommages-intérêts de droit privé pour son arrestation et sa détention illégales. Les cours d’instance inférieure ont rejeté ses demandes en concluant qu’aucune responsabilité civile ne pouvait être imputée aux défendeurs pour leurs actes. La Cour suprême du Canada est parvenue à une conclusion différente et a tranché en faveur de Mme Kosoian parce que les policiers l’avaient arrêtée et détenue sans y être autorisés légalement. Elle a ordonné le versement de 20 000 $ en dommages-intérêts à Mme Kosoian.

[242] En octroyant ces dommages-intérêts, le juge Coté a déclaré ce qui suit au nom de la Cour :

Dans une société libre et démocratique, personne ne devrait accepter — ni s’attendre à subir — les ingérences injustifiées de l’État. Les atteintes à la liberté de mouvement, tout comme celles à la vie privée, ne doivent pas être banalisées. En empruntant l’escalier de la station de métro Montmorency ce soir-là, madame Kosoian ne s’attendait certainement pas à se retrouver assise sur une chaise, les mains menottées derrière le dos, dans un local équipé d’une cellule, ni à voir ses effets personnels être fouillés par des policiers. Qu’une telle expérience lui ait causé un stress psychologique important, je n’ai aucun mal à le croire. (Kosoian, au para 139).

[243] La Couronne renvoie notre Cour aux indemnités accordées dans la décision Berketa v Regional Municipality of Niagara Police Services Board, 2008 CanLII 2147 (CSJ Ont) (25 000 $) et l’arrêt Crampton v Walton, 2005 ABCA 81 (20 000 $), qui correspondraient à la partie supérieure de la fourchette de dommages-intérêts octroyés dans des circonstances semblables à la présente affaire.

[244] Même si ces affaires présentent effectivement certaines similitudes avec la présente instance, il existe aussi de nombreuses différences notables. Je suis d’avis que la présente action possède des caractéristiques distinctives importantes justifiant des dommages-intérêts supérieurs à ceux qui ont été octroyés dans la jurisprudence recensée par la Couronne et qui se rapprocheraient davantage de l’indemnité accordée dans la décision Fleming. Il y a lieu de souligner également que, malgré l’absence d’un bon nombre des circonstances aggravantes qu’on retrouve dans les affaires Berketa et Crampton, les dommages-intérêts calculés dans l’arrêt Kosoian ne s’écartent pas énormément des indemnités fixées dans les deux cas. On peut en conclure que la fourchette de dommages-intérêts convenables est supérieure à celle qu’évoque la Couronne.

[245] Il n’est pas nécessaire de répéter ici l’ensemble des conclusions que j’ai déjà formulées ci-dessus au sujet de la conduite des agents de l’EIU et de ses effets sur M. Richards. Compte tenu de tous les éléments pertinents, dont la quantification des dommages-intérêts dans des cas comparables, je suis d’avis que des dommages-intérêts de 50 000 $ sont convenables au titre du délit de batterie. Le statut de M. Richards en tant que délinquant détenu dans un pénitencier fédéral ne limite en rien son droit personnel d’être protégé contre l’ingérence indue de l’État dans son intégrité corporelle et personnelle ni son droit à une indemnisation convenable en cas d’ingérence semblable. Même si M. Richards n’a pas subi de légions physiques permanentes, j’estime que l’absence claire de toute autorité légale sous-tendant le recours à la force contre lui de même que l’intrusion durable et importante dans son intégrité corporelle et personnelle constituent des motifs particulièrement importants qui justifient cette indemnité.

[246] Quant à la séquestration, il y a un chevauchement important, peut-être même complet, entre ce délit et celui de la batterie. Par conséquent, j’ordonne le versement de dommages-intérêts globaux de 50 000 $ au titre des deux délits.

[247] Pour fixer ce montant, j’ai tenu compte des circonstances aggravantes en l’espèce. Comme je l’explique plus haut, j’ai conclu que M. Richards ne pouvait prouver un grand nombre des éléments aggravants qu’il a invoqués. Néanmoins, certains sont bel et bien présents, à mon avis. Je conclus plus particulièrement que la batterie et l’arrestation arbitraire ont été commises dans des circonstances humiliantes ou portant atteinte à la dignité : voir Norberg, au para 263. C’est ce que montre la bande vidéo à elle seule.

[248] En toute équité envers les autres agents, je souligne que ces derniers ont, pour la plupart, simplement réagi à une situation qui a dégénéré inutilement à cause de l’utilisation injustifiée d’aérosol capsique par l’AC Talbot. Le recours à la force aurait parfaitement pu être évité si l’AC Talbot n’avait pas agi comme il l’a fait. La conduite de tous les agents est donc liée inextricablement à ce geste initial illégal de l’AC Talbot. La pulvérisation de l’aérosol capsique a causé un préjudice important en soi, et les gestes des autres agents ont exacerbé ce préjudice et provoqué d’autres dommages. M. Richards a le droit de recevoir une indemnité convenable pour les répercussions négatives graves de l’incident ayant comporté un recours à la force.

(b) La détention en isolement préventif à l’Établissement de Springhill du 30 septembre au 8 octobre 2013

[249] Placé en isolement préventif le 30 septembre 2013, M. Richards y est resté détenu jusqu’au 9 octobre 2013, date à laquelle il est retourné dans la population générale. Cette détention découlait uniquement et directement du recours injustifié à la force contre M. Richards par les agents de l’EIU. Elle a constitué une atteinte importante à son droit à la liberté. Je suis d’accord également pour dire que l’isolement préventif doit avoir eu des répercussions psychologiques négatives sur M. Richards, certainement pendant la période de détention et probablement par la suite aussi.

[250] Compte tenu de toutes les circonstances pertinentes, je considère que des dommages-intérêts de 7 500 $ pour le délit de détention illégale sont convenables.

(c) L’enquête relative aux voies de fait et ses conséquences

[251] En raison de l’enquête négligente du SCC relativement à son implication alléguée dans les voies de fait commises contre un autre détenu, en octobre 2013, M. Richards a été détenu, à tort, en isolement préventif à l’Établissement de Springhill du 7 novembre au 12 décembre 2013; il a subi, à tort, une hausse de sa cote de sécurité, qui est passée de moyenne à maximale; il a été transféré, à tort, de l’Établissement de Springhill à l’Établissement de l’Atlantique; il a été détenu, à tort, à ce dernier établissement du 12 décembre 2013 au 9 avril 2014. À l’Établissement de l’Atlantique, M. Richards a été détenu dans la rangée d’orientation avant d’être placé en isolement préventif. Comme je l’indique plus haut, les conditions de détention dans la rangée d’orientation ne sont pas très différentes d’un isolement préventif.

[252] Tout au long de ces cinq mois, M. Richards a subi de graves privations de sa liberté et d’énormes perturbations dans sa vie. Il ne fait aucun doute que ces placements ont dû avoir des répercussions psychologiques négatives et marquées sur lui, au moins pendant la période passée en isolement en tant que telle et probablement par la suite aussi. La négligence du SCC a causé un préjudice profond et prolongé à M. Richards.

[253] Pour établir l’indemnité convenable au titre des préjudices qu’il a subis pendant cette période, j’ai tenu compte du fait que M. Richards a déjà obtenu un redressement important après avoir eu gain de cause dans son recours en habeas corpus, qui lui a permis d’obtenir le rétablissement de sa cote de sécurité moyenne et son transfèrement hors de l’Établissement de l’Atlantique. Par ailleurs, la réparation accordée à la suite de la demande d’habeas corpus ne permet d’aucune façon d’indemniser M. Richards pour son isolement préventif à l’Établissement de Springhill ou ses conditions de détention à l’Établissement de l’Atlantique.

[254] Compte tenu de l’ensemble des éléments pertinents, il convient d’octroyer des dommages-intérêts de 75 000 $ au titre du délit d’enquête négligente. En raison du chevauchement important, voire complet, entre l’enquête négligente et la séquestration, j’accorderai des dommages-intérêts globaux de 75 000 $ pour ces deux délits.

(2) Les dommages‑intérêts spéciaux

[255] La preuve porte à croire que M. Richards a perdu un revenu d’emploi quand il a été envoyé en isolement préventif à l’Établissement de Springhill puis transféré à l’Établissement de l’Atlantique, où il s’est retrouvé aussi en isolement préventif. Bien que je ne doute pas de la perte de revenu, cette perte n’a été aucunement quantifiée. Aucun élément de preuve n’établit d’autres pertes pécuniaires ou dépenses qu’aurait subies ou engagées M. Richards à cause des actes répréhensibles du défendeur. En conséquence, j’estime qu’il n’y a aucun fondement me permettant d’accorder des dommages-intérêts spéciaux.

(3) Les dommages-intérêts punitifs

[256] Contrairement aux dommages-intérêts compensatoires, qui sont octroyés principalement pour compenser les dommages, de nature pécuniaire ou non, subis par le demandeur en raison de la conduite du défendeur, les dommages‑intérêts punitifs visent les objectifs de punition, de dissuasion et de dénonciation : voir Whiten c Pilot Insurance Co, 2002 CSC 18 au para 43; Fidler c Sun Life du Canada, compagnie d’assurance-vie, 2006 CSC 30 au para 61; de Montigny c Brossard (Succession), 2010 CSC 51 aux para 51–52. Pour entraîner la condamnation à des dommages‑intérêts punitifs, « la conduite reprochée doit s’écarter de façon marquée des normes de conduite acceptées » (Fidler, au para 62). Les dommages‑intérêts punitifs sont le moyen par lequel « le juge exprime son outrage à l’égard du comportement inacceptable du défendeur » (Hill c Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 RCS 1130 au para 196). Ils « chevauchent la frontière entre le droit civil (indemnisation) et le droit criminel (punition) » (Whiten, au para 36) et sont accordés exceptionnellement contre un défendeur civil « lorsqu’une conduite malveillante, opprimante et abusive […] choque le sens de la dignité de la cour » (Whiten au para 36). Ils ne devraient l’être « que dans les situations où les dommages‑intérêts généraux et majorés réunis ne permettent pas d’atteindre l’objectif qui consiste à punir et à dissuader » (Hill, au para 196).

[257] Mis à part le comportement des agents de l’EIU le 30 septembre 2013, aucun élément de la conduite du SCC qui a engagé la responsabilité de ce dernier n’atteint ce degré. Bien que les actes répréhensibles commis par les agents de l’EIU aient été très graves (j’y reviens ci-après), je ne suis pas convaincu qu’ils répondent au critère minimal très élevé justifiant l’octroi de dommages-intérêts punitifs.

C. L’octroi de dommages-intérêts en guise de réparation fondée sur la Charte

(1) Les principes généraux

[258] Le paragraphe 24(1) de la Charte porte que toute personne victime d’une violation ou d’une négation des droits qui lui sont garantis par la Charte peut s’adresser à un tribunal compétent « pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ». La Cour suprême a déclaré dans l’arrêt Mills c La Reine, 1986 1 RCS 863, à la page 965, qu’« [i]l est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu » pour élaborer des réparations individuelles par suite d’infractions à la Charte. En effet, les tribunaux sont investis du « plus vaste pouvoir discrétionnaire possible aux fins d’élaboration des réparations applicables en cas de violations des droits garantis par la Charte » (R c 974 649 Ontario Inc, 2001 CSC 81 au para 18). Le paragraphe 24(1), « [e]n accordant aux demandeurs des réparations efficaces, […] garantit la protection des droits et il est crucial pour la structure globale de la [Charte] parce qu’un droit, aussi étendu soit-il en théorie, est aussi efficace que la réparation prévue en cas de violation, sans plus » (Henry c Colombie-Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24 au para 64, guillemets à l’intérieur de la citation supprimés).

[259] L’arrêt Ward a établi une analyse en quatre étapes permettant de déterminer si des dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste en cas d’atteinte à un droit garanti par la Charte.

[260] À la première étape, le demandeur doit prouver qu’un droit garanti par la Charte a été enfreint. « Il s’agit là du préjudice fondant l’action en dommages‑intérêts » (Ward, au para 23).

[261] À la deuxième étape, le demandeur doit démontrer pourquoi les dommages‑intérêts constituent une réparation convenable et juste, selon qu’ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit et la dissuasion. La réalisation d’au moins un de ces objectifs est « la première exigence à laquelle les dommages‑intérêts doivent répondre pour constituer une réparation “convenable et juste” au sens du [paragraphe] 24(1) de la [Charte] » (Ward, aux para 25, 31).

[262] La fonction d’indemnisation « reconnaît que l’atteinte à un droit garanti par la Charte peut causer une perte personnelle qui exige réparation » (Ward, au para 25). Dans la plupart des cas, il s’agit de la plus importante des trois fonctions des dommages‑intérêts (Ward, au para 27). L’indemnisation est axée sur la perte personnelle subie par le demandeur, c’est-à-dire les pertes physiques, psychologiques et pécuniaires, ainsi que le préjudice causé aux intérêts intangibles du demandeur, sous forme de détresse, d’humiliation, d’embarras et d’anxiété. Dans la mesure du possible, l’indemnisation devrait remettre le demandeur dans la même situation que si ses droits n’avaient pas été violés (Ward, au para 27).

[263] La fonction de défense des droits « reconnaît que les droits conférés par la [Charte] doivent demeurer intacts et qu’il faut veiller à ce qu’ils ne s’effritent pas » (Ward, au para 25). La défense des droits est une affirmation des valeurs constitutionnelles. En tant qu’objectif des dommages-intérêts en matière constitutionnelle, elle « met l’accent sur le préjudice causé à l’État et à la société par la violation de la [Charte] » (Ward, au para 28).

[264] La fonction de dissuasion « reconnaît que les dommages‑intérêts peuvent permettre de décourager la perpétration d’autres violations par des représentants de l’État » (Ward, au para 25). La dissuasion, à l’instar de la défense des droits, joue un rôle sociétal. Elle « cherche à régir la conduite du gouvernement, de manière générale, afin d’assurer le respect de la Constitution » (Ward, au para 29). En tant qu’objectif des dommages‑intérêts accordés en vertu de la Charte, la dissuasion « ne vise pas le contrevenant lui‑même, mais vise plutôt à influer sur la conduite du gouvernement de sorte que l’État respecte la [Charte] à l’avenir » (Ward, au para 29).

[265] À la troisième étape, l’État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages‑intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes. Il reste à établir la liste exhaustive des facteurs qui peuvent faire contrepoids, mais deux d’entre eux se dégagent de l’arrêt Ward : l’existence d’autres recours et les préoccupations relatives au bon gouvernement (Ward, aux para 33–43).

[266] En dernier lieu, au terme de la troisième étape de l’analyse, s’il est jugé que les dommages-intérêts représentent une réparation convenable et juste, il faut en établir le montant. Le critère d’une réparation « convenable et juste » s’applique tout autant au montant à accorder qu’à la question initiale de savoir si des dommages-intérêts constituent une réparation convenable (Ward, au para 46). En outre, les trois objectifs de l’octroi de dommages-intérêts au titre de la Charte – indemnisation, défense du droit et dissuasion – sont pris en considération. Leur présence et leur importance varient d’une affaire à l’autre. Règle générale, l’indemnisation constituera le plus important objectif, tandis que la défense du droit et la dissuasion joueront des « rôles secondaires » (Ward, au para 47). Toutefois, « il peut arriver que la défense du droit ou la dissuasion jouent un rôle important, voire exclusif » (Ward, au para 47).

(2) Les principes appliqués

[267] Dans la présente affaire, la première étape de l’analyse exposée dans l’arrêt Ward est franchie : M. Richards a établi qu’il y avait eu des atteintes à ses droits constitutionnels qui pourraient justifier l’octroi de dommages-intérêts en vertu de la Charte. En outre, le seul facteur soulevé par la Couronne pouvant faire contrepoids (hormis l’argument, dont je traite plus haut, selon lequel toute la question des placements prolongés de M. Richards en isolement préventif devrait être résolue dans le cadre du recours collectif) est le caractère suffisant des réparations accordées qui ne sont pas fondées sur la Charte. Aucune des parties n’a fait valoir que l’octroi d’autres réparations individuelles fondées sur la Charte serait convenable et juste dans la présente affaire. Par conséquent, pour savoir si des dommages-intérêts au titre des atteintes aux droits garantis à M. Richards par la Charte constituent une réparation convenable et juste puis, le cas échéant, pour en fixer le montant, il faut déterminer si leur octroi est fondé, d’un point de vue fonctionnel, au regard des dommages-intérêts de droit privé accordés à M. Richards.

(a) Incident du 30 septembre 2013 comportant un recours à la force

[268] À mon avis, les dommages-intérêts généraux accordés à M. Richards pour les délits de batterie et d’arrestation illégale rendent superflu l’octroi de dommages-intérêts compensatoires fondés sur la Charte. Ces derniers emporteraient duplication des dommages-intérêts obtenus sur le fondement de causes d’action relevant du droit privé, ce qui doit être évité (Ward, au para 54).

[269] Il s’agit plutôt ici d’une affaire où la défense des droits et la dissuasion ont un rôle important à jouer.

[270] Comme il est expliqué dans l’arrêt Ward, la gravité de la violation est un paramètre important de la fixation du montant des dommages‐intérêts aux fins de la défense du droit et de la dissuasion. La gravité de l’atteinte « doit être évaluée au regard de son incidence sur le demandeur et de la gravité de la faute de l’État » (Ward, au para 52). Comme la Cour suprême l’a souligné dans le contexte du paragraphe 24(2) de la Charte, lorsqu’elle apprécie la gravité d’une mesure qui porte atteinte à un droit garanti par la Charte, la cour doit « situer cette conduite sur l’échelle de culpabilité » (R c Paterson, 2017 CSC 15 au para 43). Cette échelle ou cet éventail de culpabilité peuvent aller de violations mineures ou commises par inadvertance jusqu’au mépris délibéré des droits garantis par la Charte : voir Grant, au para 74; voir aussi Ward, au para 72. Règle générale, « plus la conduite et ses conséquences pour le demandeur seront graves, plus le montant des dommages‐intérêts accordés au titre des objectifs de défense du droit et de dissuasion sera élevé » (Ward, au para 52).

[271] À mon avis, la conduite des membres de l’EIU – en particulier celle du chef d’équipe, l’AC Talbot – traduisait un mépris délibéré des droits constitutionnels de M. Richards, ce qui se situe à l’extrémité supérieure de l’échelle de culpabilité quand il y a violation de la Charte. Il convient donc de fixer un montant qui défend utilement les droits de M. Richards et qui découragera la perpétration d’atteintes similaires dans l’avenir.

[272] En outre, trois autres facteurs justifient l’octroi de dommages-intérêts fondés sur la Charte au nom des objectifs de défense des droits et de dissuasion dans la présente affaire.

[273] Premièrement, il existait un important déséquilibre de pouvoir entre M. Richards, détenu dans un pénitencier, et les agents correctionnels. Les détenus sont, à l’instar de M. Richards, particulièrement vulnérables aux abus de pouvoir de la part d’agents correctionnels. Les réparations destinées à défendre utilement les droits garantis par la Charte et à décourager la perpétration de futures atteintes à ces droits revêtent donc une importance particulière dans le contexte correctionnel. En accordant de telles réparations, la Cour joue un rôle important : elle garantit la primauté du droit à l’intérieur des murs des pénitenciers et fait en sorte que les établissements correctionnels ne soient pas soustraits aux protections constitutionnelles.

[274] Deuxièmement, compte tenu des difficultés inhérentes à tout recours judiciaire fondé sur la Charte présenté par un détenu contre des agents correctionnels, la Cour doit accorder une réparation qui répond réellement à la gravité de l’atteinte lorsqu’il s’avère qu’un tel recours a été jugé fondé.

[275] Troisièmement, sans nécessairement aller jusqu’à affirmer que les membres de l’EIU en l’espèce ont délibérément présenté des éléments de preuve trompeurs pour justifier leurs actes durant l’incident comportant un recours à la force, j’estime qu’ils ont adapté leurs propos substantiellement, d’une manière susceptible d’avoir nui à la fonction de recherche de vérité de la Cour. Ce facteur met encore davantage en évidence la nécessité d’une réponse ferme de la Cour : voir R c Harrison, 2009 CSC 34 au para 26.

[276] Ayant analysé tous ces facteurs à la lumière des objectifs de défense des droits et de dissuasion, je conclus que l’octroi à M. Richards de dommages-intérêts totalisant 10 000 $ constitue une réparation convenable et juste pour les atteintes à ses droits garantis aux articles 7, 9 et 12 de la Charte ayant été causées par les actes des membres de l’EIU le 30 septembre 2013.

(b) La détention en isolement préventif à l’Établissement de Springhill du 30 septembre au 8 octobre 2013

[277] Pour les mêmes motifs, j’accorderai à M. Richards des dommages-intérêts fondés sur la Charte d’un montant global de 2 500 $ pour les atteintes graves à ses droits garantis aux articles 7, 8 et 9 de la Charte découlant de sa détention en isolement préventif après l’incident comportant un recours à la force.

[278] Même si les autorités correctionnelles qui ont approuvé cette détention ne possèdent pas le même degré de culpabilité que les agents de l’EIU, l’isolement préventif de M. Richards est inextricablement lié au recours à la force et n’aurait jamais dû avoir été imposé. N’eut été la conduite inconstitutionnelle des agents de l’EIU, M. Richards n’aurait jamais été envoyé en isolement préventif. Et n’eut été l’information fournie par les agents de l’EIU – information qui était, à mes yeux, fausse – M. Richards n’aurait pas été maintenu en isolement préventif. Par conséquent, l’obligation d’appliquer une mesure corrective ferme en l’espèce s’étend de l’incident ayant comporté un recours à la force jusqu’à l’isolement préventif. En outre, ce dernier s’est accompagné d’une fouille à nu. Comme je l’indique plus haut, les fouilles à nu sont « fondamentalement humiliantes et avilissantes, peu importe la manière dont elles sont effectuées et constituent une atteinte importante aux intérêts intangibles de la personne » (Ward, au para 64). Même si l’indemnisation n’est pas en litige, compte tenu des dommages-intérêts relevant du droit privé octroyés au titre de la séquestration que constituait cet isolement préventif, le montant de dommages-intérêts supplémentaires fondés sur la Charte que j’ai déjà établi joue un rôle important au regard des objectifs de défense des droits et de dissuasion.

(c) L’enquête relative aux voies de fait et ses conséquences

[279] Je suis convaincu que l’octroi de dommages-intérêts fondés sur la Charte en raison des lacunes qui entachaient l’enquête relative aux voies de fait et de leurs conséquences sur M. Richards ne serait ni convenable ni juste, car M. Richards recevra aussi des dommages-intérêts de droit privé. Je tire cette conclusion même à l’égard des séjours prolongés de M. Richards aux établissements de Springhill et de l’Atlantique, qui ont violé ses droits garantis aux articles 7 et 12 de la Charte, indépendamment de tout lien avec l’enquête lacunaire. J’ai tenu compte de la durée et des conditions de ces détentions pour fixer le montant convenable de dommages-intérêts relevant du droit privé. Selon moi, ce montant offre une indemnisation convenable et juste à M. Richards au regard des dommages qu’il a subis autant sur le plan du droit privé que public. De plus, bien que les fautes du SCC sur ce plan soient graves, j’estime qu’elles n’exigent pas le versement de dommages-intérêts fondés sur la Charte au nom des objectifs de défense du droit ou de dissuasion. Il n’y a donc rien qui justifie d’accorder des dommages-intérêts supplémentaires fondés sur la Charte pour indemniser M. Richards au titre des atteintes à ses droits constitutionnels causées par l’enquête lacunaire relative aux voies de fait.

(d) La détention en isolement préventif au Pénitencier de Dorchester du 9 avril au 22 septembre 2014

[280] Il est important de rappeler que M. Richards, à mon avis, n’a pu établir de délits de droit privé liés à son transfèrement au Pénitencier de Dorchester, y compris la période qu’il y a passée en isolement préventif. Il n’a donc droit à aucuns dommages-intérêts de droit privé à ce titre. Par conséquent, c’est uniquement parce qu’il a réussi à établir que cette détention violait ses droits garantis aux articles 7 et 12 de la Charte que M. Richards peut recouvrer des dommages-intérêts au titre de cet isolement préventif.

[281] L’indemnisation est en l’espèce l’objectif le plus important des dommages-intérêts fondés sur la Charte. Les objectifs de défense du droit et de dissuasion ne jouent qu’un rôle secondaire (considérant plus particulièrement que le régime d’isolement préventif a depuis été aboli).

[282] Comme je le souligne plus haut, la Couronne a informé la Cour que M. Richards, au minimum, aurait droit à environ 2 200 $ en dommages-intérêts s’il devenait membre du groupe ayant présenté le recours collectif dans l’affaire Reddock.

[283] Compte tenu de la période que M. Richards a passée en isolement préventif au Pénitencier de Dorchester (quatre mois et demi environ) et des conditions de cette détention (y compris les injures graves et constantes proférées par un agent correctionnel en particulier), j’ai conclu que des dommages-intérêts de 20 000 $ fondés sur la Charte constitueraient une réparation convenable et juste.

IX. LES INTÉRÊTS AVANT ET APRÈS JUGEMENT

[284] M. Richards a demandé que le défendeur lui verse des intérêts avant et après jugement sur les indemnités qu’il pourrait recevoir. Étant donné que ces causes d’action touchent deux provinces – la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick – son droit à de tels intérêts doit être évalué, respectivement, en fonction des paragraphes 36(2) et 37(2) de la LCF. Selon ces deux dispositions, la Cour peut fixer le taux d’intérêt qu’elle estime raisonnable dans les circonstances. De plus, le paragraphe 36(5) de la LCF prévoit que la Cour peut refuser l’intérêt avant jugement pour des périodes précises et à l’égard de toute partie du montant sur lequel l’intérêt est calculé.

[285] Exerçant le pouvoir discrétionnaire que me confèrent ces dispositions à la lumière de toutes les circonstances (dont les fluctuations marquées des taux d’intérêt depuis l’introduction de l’action en l’espèce), j’ai conclu qu’il y avait lieu d’établir l’intérêt avant jugement au taux de 2 % par année et l’intérêt après jugement au taux de 4 % par année.

[286] Par ailleurs, les dommages-intérêts de 12 500 $ fondés sur la Charte au titre du recours à la force du 30 septembre 2013 et de la détention subséquente en isolement préventif devraient être exclus du calcul des intérêts avant jugement : Boily c Canada, 2022 CF 1243 au para 301. De plus, la période qui s’étend du dépôt des déclarations initiales, le 1er septembre 2015, jusqu’au dépôt de la déclaration modifiée, le 24 juin 2016, devrait aussi être exclue du calcul des intérêts avant jugement. Il reste donc 6,5 années pour lesquelles M. Richards recevra des intérêts avant jugement.

[287] Par conséquent, j’accorderai à M. Richards des intérêts avant jugement qui totalisent 19 825 $.

X. LES DÉPENS

[288] Pendant la majeure partie de la présente instance, M. Richards n’était pas représenté par un avocat. Il n’a bénéficié des services d’un avocat que pendant de courtes périodes. Cependant, il n’a présenté aucun justificatif attestant les honoraires ou frais qu’il a versés ou qu’il doit à son ancien avocat. Il n’a présenté non plus aucune preuve indiquant qu’il a dû renoncer à un emploi rémunéré pour faire avancer la présente instance. En revanche, je suis conscient qu’il a dû engager des frais remboursables, c’est-à-dire prendre à sa charge diverses dépenses rattachées à son action, notamment les frais de dépôt, de photocopie et de poste. Bien que ces débours n’aient pas été précisés, il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce que M. Richards le fasse, compte tenu de sa situation particulière.

[289] Considérant l’ensemble des circonstances, j’ordonne le versement à M. Richards d’une somme globale de 500 $, taxes comprises, au titre des dépens.

XI. CONCLUSION

[290] Je conclurai mes motifs là où je les ai commencés. L’action en l’espèce a connu un départ cahoteux. Néanmoins, une fois que le procès s’est finalement amorcé, M. Richards a présenté sa cause de manière ordonnée, efficace et respectueuse. Sa conduite tout au long du procès a été exemplaire et je l’en félicite. Je félicite aussi les avocates Mes Drodge et Hall-Coates, pour la façon dont elles ont défendu la présente action au nom de la Couronne. Elles ont constamment fait preuve de la plus grande équité envers M. Richards et d’un professionnalisme inégalé.


JUGEMENT dans le dossier T-1471-15

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. L’action est accueillie en partie.

  2. Le défendeur doit verser au demandeur des dommages-intérêts de 165 000 $.

  3. Le défendeur doit verser au demandeur des intérêts avant jugement de 19 825 $.

  4. Le défendeur doit verser au demandeur des intérêts après jugement sur la totalité de ces deux montants (soit 184 825 $) calculés au taux annuel de 4 % à compter de la date du présent jugement.

  5. Le défendeur doit verser au demandeur une somme globale de 500 $ (taxes incluses) au titre des dépens.

«John Norris»

Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Corbeil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1471-15

 

INTITULÉ :

RYAN RICARDO RICHARDS c SA MAJESTÉ LE ROI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 15-19, 22-26, 29 ET 31 MARS 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 20 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Ryan Ricardo Richards

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Sarah Drodge

Shauna Hall-Coates

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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