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Date : 20221209


Dossier : IMM-1094-21

Référence : 2022 CF 1703

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 décembre 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

BELMIRO JOSE CARDOSO VAZ

ASCENSAO RODRIGUES

MARIA ALEXANDRA RODRIGUES VAZ

MARIA ANA RODRIGUES VAZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs forment une famille de quatre personnes et sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 4 février 2021 par laquelle un agent a refusé leur demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la décision].

[2] Belmiro Jose Cardoso Vaz, le demandeur principal, est un ressortissant portugais âgé de 49 ans qui est venu au Canada pour la première fois en tant que visiteur en avril 2011. Il réside au Canada depuis son retour en mai 2014. Son épouse, Ascensao Lima Rodrigues, âgée de 47 ans, et ses filles, Maria Alexandra Rodrigues Vaz, âgée de 18 ans, et Maria Ana Rodrigues Vaz, âgée de 14 ans, sont visées par la présente demande.

[3] Pour les motifs ci-dessous, la demande est accueillie.

II. Décision

[4] Les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente en raison de leur établissement au Canada, de l’intérêt supérieur de leurs deux filles, des conditions au Portugal et des difficultés auxquelles ils seraient exposés s’ils devaient quitter le Canada.

[5] L’agent reconnaissait que le demandeur principal et son épouse étaient employés et autosuffisants au Canada.

[6] En mai 2018, les demandeurs ont établi avec succès une boucherie nommée Cabreira Meats où ils travaillent depuis l’ouverture du commerce.

[7] L’agent a noté que les demandeurs avaient présenté des lettres de soutien de la part de cousins, d’amis, du président du centre culturel portugais, de leur curé et de différents membres du personnel de l’école que fréquentent leurs filles.

[8] L’agent a aussi noté que les demandeurs fréquentent le centre culturel portugais depuis 2012 ainsi que l’Église catholique romaine St. Clare depuis 2011.

[9] Des éléments de preuve documentaire à l’appui de dons faits par les demandeurs à la Croix-Rouge et au centre culturel portugais ont été déposés.

[10] Des photographies des demandeurs avec leurs amis, des membres de leur famille et des membres de la collectivité ont été fournies avec leurs observations.

[11] En outre, il a été souligné que le demandeur principal et son épouse étaient inscrits à des cours d’anglais langue seconde à compter de novembre 2018. Dans leurs observations, les demandeurs ont ajouté les bulletins scolaires de leurs filles. Ils ont présenté des états de compte bancaires datés de septembre 2019 à février 2019.

[12] En ce qui a trait à l’établissement économique, l’agent a noté que les demandeurs étaient employés durant leur séjour au Canada, malgré le fait qu’ils n’avaient pas l’autorisation de travailler. Selon les observations, le demandeur principal œuvrait dans le domaine de l’aménagement paysager d’avril 2011 à juin 2011. Il travaillait comme boucher de juin 2011 à janvier 2013, puis de mars 2014 à janvier 2015. Il travaillait comme installateur de toits de janvier 2015 à octobre 2015, et de nouveau comme boucher d’octobre 2015 à avril 2018.

[13] L’agent a noté que l’épouse du demandeur principal travaillait comme bouchère d’octobre 2011 à janvier 2013, et encore une fois entre juin 2014 et août 2015. L’agent souligne que les demandeurs ont établi leur propre commerce, Cabreira Meats, en mai 2018 et qu’ils y travaillaient comme bouchers depuis cette date.

[14] Dans les observations présentées à l’agent, il y avait un certificat de constitution pour Cabreira Meats ainsi que des copies de reçus de loyer pour le commerce. L’agent a noté que les demandeurs étaient autosuffisants. Même s’il y a accordé un poids favorable, l’agent a conclu que [TRADUCTION] « le fait de l’être de manière illégale ne démontre pas qu’ils méritent une dispense leur permettant d’obtenir la résidence permanente ».

[15] Comme il est exposé ci-après, l’agent était d’avis que rien ne permettait de conclure que les demandeurs étaient intégrés à un tel point que leur départ entraînerait des difficultés indépendantes de leur volonté.

III. Analyse

[16] L’examen des motifs pris dans leur ensemble n’indique aucune analyse rationnelle concernant le degré d’établissement des demandeurs au Canada. Dans son analyse du degré d’établissement, l’agent souligne que [TRADUCTION] « les demandeurs sont autosuffisants et [que], même [s’il] y accorde un poids favorable, le fait de l’être de manière illégale ne démontre pas qu’ils méritent une dispense leur permettant d’obtenir la résidence permanente », et il conclut que leur degré d’établissement est [TRADUCTION] « modeste ».

[17] Le défendeur prétend, sans autre analyse, que [TRADUCTION] « les motifs laissent visiblement entendre que l’évaluation du degré d’établissement par l’agent démontre pourquoi ce dernier a conclu à un établissement modeste ».

[18] Je ne suis pas d’accord.

[19] L’agent a examiné la preuve abondante d’engagement dans la collectivité, d’amitiés, d’emploi stable et d’entrepreneuriat, et a déclaré ce qui suit en conclusion sur le degré d’établissement, sans souligner de facteur défavorable :

[TRADUCTION]

Même si je félicite cette famille pour son engagement dans la collectivité, la preuve dans son ensemble indique que le degré d’établissement est modeste. Les éléments de preuve déposés ne permettent pas de conclure que la famille s’est intégrée à la société canadienne à un tel point que son départ entraînerait des difficultés indépendantes de sa volonté qui ne sont pas envisagées dans la LIPR.

[Non souligné dans l’original.]

[20] Cette déclaration contient deux erreurs.

[21] D’abord, les motifs qui figurent dans la décision ne permettent pas de suivre le raisonnement du décideur de manière significative. Bien que les motifs doivent être lus dans leur ensemble, la formulation du passage surligné ci-dessus se rapporte peu, voire pas du tout, à la qualification « modeste » du degré d’établissement des demandeurs.

[22] Le passage « la preuve dans son ensemble » est un motif déraisonnable, à savoir qu’il est impossible de comprendre le raisonnement du décideur sur un point central : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), au para 103.

[23] Ensuite, la deuxième erreur dans l’analyse de l’établissement s’explique par le fait que l’agent n’examine l’établissement « que sous l’angle des difficultés, ce qui serait erroné ».

[24] L’agent était d’avis que les réussites entrepreneuriales des demandeurs au Canada ne l’emportaient pas sur leur établissement « modeste », mais qu’elles permettaient toutefois d’appuyer une conclusion selon laquelle ils seraient en mesure de [TRADUCTION] « trouver une source de revenus même alors que les possibilités d’emploi sont faibles » au Portugal.

[25] Cette logique se reflète dans la déclaration du juge Rennie, qui était alors membre de la Cour, dans la décision Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 (Lauture), au paragraphe 26 :

En d’autres termes, l’analyse du degré d’établissement des demandeurs ne devrait pas être fondée sur la possibilité qu’auront les demandeurs d’exercer ou non des activités semblables en Haïti. D’après l’analyse effectuée par l’agente, plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 soit accueillie. Mon collègue le juge Russel Zinn a bien exprimé ce point dans le jugement Sebbe c The Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration[sic], 2012 CF 813, au paragraphe 21 :

[…] Cependant, la présente affaire commande une analyse et une évaluation du degré d’établissement des demandeurs et de la mesure dans laquelle cet élément joue en faveur de l’octroi d’une dispense. L’agent ne doit pas simplement faire abstraction des mesures prises par les demandeurs et en attribuer le mérite au régime canadien de l’immigration et de la protection des réfugiés pour leur avoir donné le temps de prendre ces mesures; il doit reconnaître l’initiative dont les demandeurs ont fait preuve à cet égard. Il doit également se demander si l’interruption de cet établissement milite en faveur de l’octroi de la dispense.

[26] Dans la présente affaire, l’agent laisse entendre que [TRADUCTION] « l’ingéniosité » du demandeur principal peut l’emporter sur toute condition défavorable au Portugal, pourvu que les demandeurs continuent de faire preuve d’autosuffisance comme ils l’ont fait au Canada.

[27] Cela démontre non seulement l’omission de la part de l’agent d’examiner les graves conséquences qu’entraînerait l’interruption de l’établissement des demandeurs, mais aussi le fait que l’agent se livre à un raisonnement incohérent en traitant le degré d’établissement comme l’arme à double tranchant précisée par le juge Rennie dans la décision Lauture : « plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 soit accueillie ».

[28] Dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 (Singh), le juge Diner a résumé ainsi le problème au paragraphe 23 : « Il est déraisonnable de renverser les facteurs favorables liés à l’établissement. L’agent ne peut, comme il le fait ici, se servir contre les demandeurs de leur bouclier comme d’une épée. »

[29] Dans la décision Singh, le juge Diner a également souligné que la Cour a formulé une mise en garde contre le fait de se servir du degré d’établissement au Canada pour atténuer les difficultés qu’une personne rencontrerait en cas de renvoi : Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 848 au para 22; Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 au para 35; Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582 au para 53; Lopez Bidart c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 307 au para 34.

[30] Comme l’a mentionné le juge Ahmed dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1142 au paragraphe 37 : « [o]n pourrait s’attendre à ce que le message ait maintenant été entendu ».

[31] L’expression « degré d’établissement » signifie degré d’établissement au Canada. L’agent aurait dû évaluer en soi la preuve d’établissement au Canada présentée par les demandeurs. Il aurait dû ensuite se demander si ce facteur était neutre ou s’il jouait en faveur ou en défaveur de la demande : Lauture au para 23.

IV. Conclusion

[32] La jurisprudence susmentionnée et la décision servent à illustrer une erreur manifeste sur le plan rationnel, par laquelle l’ingéniosité d’un demandeur est doublement calculée dans le cadre de l’appréciation globale, aboutissant ainsi à un résultat nul.

[33] L’agent statuant sur une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est tenu d’examiner le degré d’établissement du demandeur au Canada en plus des difficultés auxquelles ce dernier serait exposé dans son pays d’origine.

[34] Dans la présente affaire, l’agent a essentiellement accordé un poids favorable à l’ingéniosité des demandeurs dans l’analyse du degré d’établissement et un poids défavorable dans l’analyse des difficultés auxquelles les demandeurs seraient exposés.

[35] Au moment de lire la décision dans son ensemble, ce raisonnement mène au résultat absurde selon lequel l’ingéniosité des demandeurs devient alors un facteur négligeable, ce qui milite en faveur d’un refus de la part de l’agent d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour des motifs d’ordre humanitaire.

[36] Pour les motifs susmentionnés, j’estime que la décision est déraisonnable étant donné qu’elle démontre une analyse irrationnelle, de sorte que les motifs énoncés ne se tiennent pas, conformément à l’arrêt Vavilov au paragraphe 104.

[37] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit prise.

[38] Les parties n’ont soumis aucune question grave de portée générale et j’estime que les faits n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1094-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1094-21

 

INTITULÉ :

BELMIRO JOSE CARDOSO VAZ, ASCENSAO RODRIGUES, MARIA ALEXANDRA RODRIGUES VAZ, MARIA ANA RODRIGUES VAZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JANVIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Jean Marie Vecina

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Norah Dorcine

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Vecina Law Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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