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Date : 20221129


Dossier : IMM-799-21

Référence : 2022 CF 1639

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

KAYODE OLUMIDE OGUNGBILE

ABIMBOLA TEMITOPE OGUNGBILE

TOLULOPE DISNEY OGUNGBILE

OLUWATOFARATI DANIELLA AJIKE OGUNGBILE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Kayode Olumide Ogungbile, son épouse Abimbola Temitope Ogungbile et leurs deux enfants, tous citoyens du Nigéria, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 19 janvier 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté leur appel et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de rejeter leur demande d’asile. La question déterminante dans les deux décisions était l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Port Harcourt. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Le contexte et les décisions sous-jacentes

[2] M. Ogungbile craint certains chefs de l’Ogun et leurs adeptes, car il a refusé de se joindre à la fraternité Ogun de fidèles traditionnels et de participer à leurs rituels, comme certains membres de sa famille paternelle exigeaient qu’il le fasse à l’occasion de son 40e anniversaire, en tant que premier enfant mâle de sa famille. Après avoir été avisé que son initiation officielle au sein de la fraternité serait en juillet 2017, M. Ogungbile est parti en vacances pour deux semaines en Afrique du Sud avec Mme Ogungbile. À l’issue des vacances, M. Ogungbile s’est rendu aux États-Unis, tandis que Mme Ogungbile est retournée au Nigéria. Peu de temps après, elle a rejoint son époux aux États-Unis, en compagnie de leurs enfants. Après avoir séjourné pendant plusieurs semaines aux États-Unis sans y présenter de demande d’asile, le 22 novembre 2017, la famille est arrivée au Canada où elle a demandé l’asile.

[3] Dans une décision datée du 11 mars 2020, la SPR a conclu à l’existence d’une PRI viable pour la famille à Port Harcourt et a rejeté la demande d’asile. En appel devant la SAR, la famille Ogungbile n’a présenté aucune nouvelle preuve; il n’y a pas eu d’audience. Dans le cadre de ses observations devant la SAR, la famille Ogungbile a, entre autres, contesté l’application par la SPR du guide jurisprudentiel sur le Nigéria au motif qu’il avait été révoqué peu de temps après que la décision de la SPR eut été rendue et que, de toute façon, il avait entravé le pouvoir discrétionnaire de la SPR puisque celle-ci n’avait pas tenu compte des circonstances personnelles de la famille lorsqu’elle l’avait appliqué.

[4] La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans l’application du guide jurisprudentiel sur le Nigéria. La Cour d’appel fédérale, comme l’a souligné la SAR, a établi dans l’arrêt Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 [Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés], que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria n’entravait pas illicitement le pouvoir discrétionnaire des commissaires, ni ne restreignait indûment leur liberté de statuer sur les affaires dont ils sont saisis. Le juge de Montigny a indiqué, au paragraphe 88 de cet arrêt, que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria « inform[e] simplement les demandeurs d’asile que les conditions existantes actuelles semblent indiquer que certaines conditions existent dans un pays donné, sans fournir une évaluation définitive des faits, et sans interdire aux demandeurs d’asile et à leurs avocats d’expliquer comment leur situation personnelle se distingue à cet égard ». La SAR n’était pas d’accord avec la famille Ogungbile pour dire que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria n’était pas un outil d’évaluation pertinent dans le contexte de l’examen de la viabilité de la PRI à Port Harcourt. Elle a conclu que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria avait été rédigé de manière à établir un cadre d’analyse dans les cas où l’existence d’une PRI dans une grande ville du Nigéria était potentiellement une question déterminante. La SAR a estimé que la SPR n’avait pas aveuglément étendu les circonstances individuelles de la famille Ogungbile à d’autres cas.

[5] Au regard du premier volet du critère relatif à la PRI, la famille Ogungbile a soutenu que la SPR n’avait pas examiné adéquatement la nature des agents de persécution, qu’elle n’avait pas tenu compte de la preuve sur la portée et le pouvoir des sectes au Nigéria et qu’elle avait commis une erreur lorsqu’elle avait appliqué le guide jurisprudentiel sur le Nigéria sans établir de distinction en fonction des faits en l’espèce. La SAR a conclu que la SPR avait relevé à juste titre que la famille Ogungbile fuyait des acteurs non étatiques et que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria reconnaît l’existence de plusieurs PRI viables pour ceux qui fuient des acteurs non étatiques lorsqu’il n’a pas été établi que les agents de persécution ont la portée et le pouvoir de retrouver les demandeurs partout au Nigéria. Selon la SAR, la SPR a souligné à juste titre que la preuve objective n’appuyait pas les affirmations de la famille Ogungbile selon lesquelles leurs agents de persécution avaient la capacité ou la motivation de leur causer un préjudice à Port Harcourt.

[6] En ce qui concerne le deuxième volet du critère de la PRI, la famille Ogungbile a soutenu que la SPR avait commis une erreur en omettant de tenir compte de la preuve objective à l’appui de ses affirmations selon lesquelles elle s’exposerait à de la discrimination en matière d’emploi en tant que famille yorouba allochtone, M. Ogungbile serait tenu de maintenir son emploi d’agent de voyage (ce qui augmenterait son profil et les risques auxquels il s’exposerait) et la famille ne serait pas en mesure d’acheter une maison ou de se loger adéquatement en raison du coût élevé de la vie à Port Harcourt. M. Ogungbile a aussi fait valoir que, malgré le fait qu’ils parlent anglais, les membres de la famille pourraient ne pas être compris partout dans la ville. Il a aussi fait mention de la criminalité et des dangers présents à Port Harcourt.

[7] La SAR a estimé que la SPR avait bien considéré les circonstances personnelles de la famille Ogungbile dans son évaluation du caractère raisonnable de la PRI proposée, et a jugé que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son application du guide jurisprudentiel sur le Nigéria. La SAR n’était pas convaincue que M. Ogungbile devait absolument occuper un emploi d’agent de voyage puisqu’il est très instruit et avait occupé d’autres emplois, notamment dans l’industrie pétrolière et gazière. La SAR a reconnu que l’identité autochtone avait une incidence sur l’accès à l’emploi dans le secteur public, mais a fait remarquer que M. et Mme Ogungbile ne seraient pas touchés puisque leurs antécédents d’emploi étaient dans le secteur privé. De plus, ils pourraient quand même accéder aux services publics essentiels. La SAR a conclu que la famille Ogungbile ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait : elle n’avait pas établi que Port Harcourt constituait une PRI déraisonnable en raison des difficultés financières qui en découlerait, elle n’avait pas démontré précisément comment ni pourquoi elle serait plus à risque d’être victime de criminalité ou de terrorisme que les autres citoyens nigérians, et elle n’avait pas établi comment ni pourquoi elle serait la cible de groupes criminels du delta du Niger.

III. La question en litige et la norme de contrôle

[8] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire consiste à savoir si la décision de la SAR était raisonnable. Les demandeurs admettent qu’aucune des situations permettant de réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable n’est présente en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23 [Vavilov]). La Cour ne devrait intervenir que si la décision faisant l’objet du contrôle ne possède pas « les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » et si elle n’est pas justifiée « au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au para 99).

IV. Analyse

[9] La famille Ogungbile soulève une série de questions en ce qui concerne la décision de la SAR, mais affirme en fin de compte que la SAR aurait dû, de son propre chef, tenir compte de la pandémie de COVID-19 dans le cadre de son examen du deuxième volet du critère de la PRI au Nigéria. La famille Ogungbile cite un bulletin de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] daté du 21 octobre 2020, dans lequel la CISR encourageait les demandeurs d’asile à surveiller les mises à jour concernant les restrictions liées à la pandémie de COVID-19 au Nigéria. La famille fait aussi référence à un document daté du 24 juillet 2020 qui serait une lettre administrative envoyée par la SAR à son avocate actuelle. Dans cette lettre, la SAR invitait l’avocate à présenter, dans le cadre d’un autre dossier, des observations supplémentaires sur la question de savoir si la pandémie mondiale de COVID-19 avait une incidence ou non sur l’existence d’une PRI au Nigéria. Selon la famille Ogungbile, cette lettre montre que la SAR était pleinement consciente de la situation liée à la COVID-19 et aurait dû en tenir compte dans son évaluation de la PRI et dans sa décision, ce qu’elle n’a pas fait.

[10] Je ne suis pas d’accord avec la famille Ogungbile. D’abord, rien n’indique que l’avocate qui a représenté la famille devant la SAR n’a pas reçu une lettre semblable de la SAR pour lui offrir la possibilité de formuler des observations au sujet de l’incidence, le cas échéant, de la pandémie de COVID-19 sur l’évaluation de la PRI. L’affidavit souscrit par M. Ogungbile ne traite pas de la question et il n’y a aucun affidavit provenant de l’avocate en question. Il est possible que l’avocate ait reçu une telle lettre, mais qu’elle ait tout simplement décidé de ne pas y répondre. Ce qui est certain, c’est que la décision de la SPR a été rendue le 11 mars 2020, soit au tout début de la pandémie mondiale (elle n’y était donc naturellement pas mentionnée), que la prétendue lettre administrative invitant l’avocate à fournir des observations additionnelles au sujet de la pandémie a été rédigée en juillet 2020, que l’appel de la famille Ogungbile devant la SAR a été mis en état en août 2020, que le bulletin de la CISR a été publié en octobre 2020 et que la décision de la SAR a été rendue en janvier 2021.

[11] La prétendue lettre administrative envoyée à l’avocate qui représente actuellement la famille Ogungbile concernait un autre de ses dossiers. Elle se voulait simplement une invitation à présenter, le cas échéant, des observations supplémentaires sur l’incidence de la pandémie sur l’évaluation de la PRI. En outre, la partie du bulletin de la CISR sur laquelle la famille Ogungbile a attiré mon attention n’était, en fait, qu’un avis indiquant que la plupart des états du Nigéria avaient imposé leurs propres restrictions sur les déplacements, à l’instar de la majorité des pays du monde. Je conviens que la SAR était au courant qu’une pandémie avait cours à travers le monde. Toutefois, ni la lettre administrative ni le bulletin de la CISR n’entraîne, de quelque façon que ce soit, l’obligation pour la SAR de tenir compte de la pandémie de COVID-19 dans le cadre de son évaluation du caractère raisonnable d’une PRI lorsque les parties elles-mêmes n’ont pas soulevé la question.

[12] En l’espèce, à aucun moment entre le dépôt de l’avis d’appel, en mars 2020, et la mise en état de l’appel, en août 2020, la famille Ogungbile a-t-elle soulevé des préoccupations devant la SAR concernant l’incidence qu’aurait pu avoir la COVID-19 sur la conclusion de la SPR quant à l’existence d’une PRI raisonnable au Nigéria. Ce que la famille Ogungbile affirme devant la Cour, c’est que, même si elle n’a pas exprimé de préoccupations au sujet de l’incidence de la COVID-19 sur le caractère raisonnable de la PRI, la SAR aurait dû en tenir compte de son propre chef. Cette affirmation n’est tout simplement pas fondée, et aucune preuve n’a été fournie pour l’étayer. La SAR n’a pas à traiter de préoccupations liées au caractère raisonnable d’une PRI qui n’ont pas été soulevées par les demandeurs (Adigun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 649 aux para 36-38; Gutierrez Molina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1404 aux para 25-26; Hamid c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 145 au para 53).

[13] Il se pourrait fort bien que l’avocate qui a représenté la famille Ogungbile devant la SAR n’ait pas reçu une lettre semblable à celle qu’a reçue l’avocate qui représente actuellement la famille et qui a été présentée en preuve. Toutefois, il n’en demeure pas moins que, si la famille Ogungbile avait voulu soulever après les faits la question de l’incidence de la pandémie sur le caractère raisonnable de la décision de la SPR, elle aurait eu amplement le temps de le faire avant que la SAR ne rende sa décision. La question n’a pas été soulevée et je ne suis pas convaincu que la SAR ait violé les principes d’équité procédurale et de justice naturelle en n’en tenant pas compte dans le cadre de son évaluation du caractère raisonnable de la PRI.

[14] La famille Ogungbile a aussi soulevé la question de savoir si la SAR a bien évalué ses arguments en lien avec le traitement par la SPR du guide jurisprudentiel sur le Nigéria. Elle soutient, comme elle l’a fait devant la SAR, que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria n’était plus pertinent et n’aurait pas dû être appliqué, puisqu’il a par la suite été révoqué, et que, en l’appliquant, la SPR a omis de tenir compte de la situation personnelle de la famille. Je ne suis pas d’accord avec la famille Ogungbile. Tout d’abord, la Cour d’appel fédérale a affirmé clairement dans l’arrêt Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria n’entravait pas illicitement le pouvoir discrétionnaire des commissaires, ni ne restreignait indûment leur liberté de statuer sur des affaires dont ils sont saisis. De plus, rien ne prouve que la SAR n’a pas tenu compte de la situation personnelle des demandeurs. En fait, une simple lecture de la décision démontre bien le contraire.

[15] En ce qui a trait aux autres questions, les demandeurs n’ont pas fait valoir devant moi que l’évaluation de la SAR concernant l’application du critère à deux volets relatif à la PRI était déraisonnable. En ce qui me concerne, après examen de la décision, je ne vois rien de déraisonnable dans les conclusions de la SAR à cet égard.

V. Conclusion

[16] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-799-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-799-21

 

INTITULÉ :

KAYODE OLUMIDE OGUNGBILE, ABIMBOLA TEMITOPE OGUNGBILE, TOLULOPE DISNEY OGUNGBILE, OLUWATOFARATI DANIELLA AJIKE OGUNGBILE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCORFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 OCTOBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 NOVEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Dimitrinka Saykova

POUR LES DEMANDEURS

Zoé Richard

POUR LE DÉFENSEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Guzon et Associés, avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENSEUR

 

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