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Date : 20221220


Dossier : IMM-5752-21

Référence : 2022 CF 1768

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 20 décembre 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

Sathieskumar SUNDRALINGAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Sathieskumar Sundralingam [le demandeur] est né au Sri Lanka. Il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] au titre du paragraphe 112(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Il affirme craindre d’être persécuté au Sri Lanka en raison de ses opinions politiques présumées en tant que Tamoul de Trincomalee, une ville située dans l’est du Sri Lanka, ainsi qu’à titre de demandeur d’asile débouté de retour du Canada. Dans une décision du 4 janvier 2021, un agent d’ERAR [l’agent] a rejeté la demande du demandeur après avoir conclu qu’il ne risquait pas d’être persécuté advenant qu’il soit renvoyé au Sri Lanka [la décision].

[2] Au cours de son adolescence, le demandeur a été détenu et interrogé à plusieurs reprises par les autorités sri-lankaises, qui l’accusaient d’être lié aux Tigres de libération de l’Eelam tamoul [les TLET].

[3] Le demandeur s’est rendu en Allemagne, où il a présenté une demande d’asile sous un faux nom. Il a commis des infractions pendant son séjour dans ce pays. Il a purgé sa peine, puis a été renvoyé au Sri Lanka en janvier 2007.

[4] Le demandeur est arrivé au Canada en 2007. Il a présenté une demande d’asile à l’égard du Sri Lanka, mais n’a pas révélé ses antécédents d’immigration en Allemagne. En 2008, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu, sans tenir d’audience, que le demandeur était un réfugié au sens de la Convention. En 2015, un représentant du ministre a cherché à faire annuler le statut de réfugié du demandeur parce qu’il avait fait de fausses déclarations. En 2019, la SPR a accueilli la demande du ministre et a annulé les demandes par lesquelles le demandeur avait obtenu son statut de réfugié et celui de résident permanent.

[5] À l’heure actuelle, le demandeur est marié. Sa femme et leurs trois enfants vivent au Canada.

[6] En février 2020, le demandeur a déposé une demande d’ERAR, qui a été rejetée le 4 janvier 2021 en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision.

[7] Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’agent a tiré des conclusions déguisées en matière de crédibilité et qu’il a commis une erreur en ne tenant pas d’audience. Je conclus également que l’évaluation, par l’agent, de la preuve présentée par le demandeur en ce qui concerne sa situation personnelle et les conditions au Sri Lanka est déraisonnable. Par conséquent, j’accueille la demande.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[8] Les principaux arguments du demandeur peuvent être résumés de la façon suivante :

  1. L’agent a commis une erreur en tirant des conclusions déguisées en matière de crédibilité et en ne tenant pas d’audience;

  2. Les motifs de l’agent ne faisaient pas état d’une analyse rationnelle à la lumière de la preuve présentée par le demandeur concernant sa situation personnelle et les conditions au Sri Lanka.

[9] Le demandeur soutient que la norme de contrôle applicable aux questions entourant les conclusions déguisées en matière de crédibilité ainsi que la nécessité de tenir une audience est celle de la décision correcte, puisque l’agent doit [traduction] « avoir raison, et non possiblement raison », compte tenu de la gravité des conséquences auxquelles la personne est exposée : Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177 [Singh] aux para 58, 23-24, 57, 70, 103; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 23, 76-77; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79.

[10] Le défendeur soutient que les décisions rendues par les agents d’ERAR, y compris en ce qui concerne la question de savoir s’il y a lieu de tenir une audience, sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Gandhi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1132 [Gandhi] aux para 23-27; Oliveros Rubiano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 106 au para 28; Matano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1290 aux para 10-12.

[11] Comme l’a souligné la juge Strickland aux paragraphes 11 et 12 de la décision Hare c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 763 [Hare], « la jurisprudence n’est pas arrêtée quant à la question de savoir si la décision de tenir une audience constitue une question d’équité procédurale, ce qui entraînerait l’application de la norme de la décision correcte, ou une question mixte de fait et de droit, laquelle commande la norme de la décision raisonnable » : aux para 11-12. Dans la décision Hare, la Cour a appliqué la norme de la décision raisonnable; puis, elle en a fait de même au paragraphe 25 de la décision Gandhi.

[12] Cependant, dans d’autres décisions, la Cour a maintenu que la question de savoir s’il y a lieu de tenir une audience en est une d’équité procédurale et que, par conséquent, c’est la norme de la décision correcte qui s’applique : Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132 [Zmari] aux para 10-13; Nadarajan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 403 aux para 12-17; Nur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 951 au para 8; Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 534 aux para 16-20.

[13] Comme en témoigne le commentaire du juge Manson figurant au paragraphe 19 de la décision Mamand c Canada (Citoyenneté et Immigration),2021 CF 818, citant AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 498 au paragraphe 68, il semble exister une troisième approche selon laquelle la norme de contrôle applicable en est une d’« équité » et de « justice fondamentale ».

[14] Je n’ai pas à intervenir dans ce débat doctrinal pour le moment, car je conclus que, peu importe la norme de contrôle applicable, l’agent a commis une erreur.

[15] En ce qui concerne la deuxième question, qui porte sur le caractère raisonnable de la décision, les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable s’applique, conformément à l’arrêt Vavilov.

[16] Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85. Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision : Vavilov, au para 100. Avant d’infirmer une décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100.

III. Analyse

A. L’agent a commis une erreur en tirant des conclusions déguisées en matière de crédibilité et en ne tenant pas d’audience

L’agent a tiré des conclusions déguisées en matière de crédibilité

[17] Le demandeur soutient que le rejet, par l’agent, de la demande d’ERAR au motif qu’elle reposait sur une preuve insuffisante constitue une conclusion implicite ou déguisée en matière de crédibilité : Csoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 653 au para 17; Zokai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1103 au para 12; Zmari, aux para 18-20; Abusaninah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 234 aux para 54-57. Le demandeur soutient que, dans ses motifs, l’agent n’a pas établi une distinction claire entre la question du caractère suffisant et celle de la crédibilité : Latifi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1388 aux para 60-62.

[18] En particulier, le demandeur soutient que l’agent a tiré plusieurs conclusions relatives aux facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], dans l’examen à l’issue duquel il a rejeté les éléments de preuve suivants :

  • a)Le témoignage sous serment du demandeur selon lequel il a été torturé en 1996 et en 1997 et a été forcé à signer de fausses confessions;

  • b)Le témoignage sous serment du demandeur concernant les interactions de sa femme avec des agents des services frontaliers en 2010, y compris l’accusation selon laquelle le demandeur était lié aux TLET;

  • c)La déclaration sous serment de la mère du demandeur au sujet des visites du service des enquêtes criminelles [le CID] ainsi que du contenu de la note que celui-ci lui a laissée.

[19] Le défendeur affirme qu’il était loisible à l’agent d’ERAR d’apprécier la preuve, et que la décision était dûment fondée sur les conclusions relatives au poids et au caractère suffisant de la preuve, et non sur la question de la crédibilité. Il soutient que, contrairement à l’affirmation du demandeur, l’agent n’était pas tenu de tirer des conclusions explicites quant à la crédibilité de chaque élément de preuve présenté : Semykin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 496 au para 19.

[20] Le défendeur fait aussi valoir que l’agent a, à juste titre, commencé par évaluer le poids et la valeur probante de la preuve sans tenir compte de la crédibilité, puisque cette question n’est pas pertinente dans le cas où peu de poids devait être accordé à la preuve : Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 788 au para 14; AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 629 au para 33; Ikeji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1422 aux para 33 et 50; Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 aux para 23-24.

[21] Je commence mon analyse par un examen de l’affidavit du demandeur, qui décrit de façon très détaillée les interrogatoires et la détention dont le demandeur a fait l’objet au Sri Lanka en 1996 et 1997 en raison de ses liens présumés avec les TLET.

[22] Un incident s’est produit en novembre 1996, à la suite d’un attentat-suicide à la bombe visant un véhicule militaire ou policier de haut rang. À la suite de cet incident, le demandeur a été détenu pendant huit jours et a été torturé. Après sa remise en liberté sous condition, il a été soigné à l’hôpital.

[23] Dans son affidavit, le demandeur rappelle aussi qu’il a de nouveau été emmené dans un camp militaire pour y être interrogé à la suite de l’explosion d’une bombe en 1997. Le demandeur raconte avoir été approché, interrogé, détenu et finalement torturé par le major Rohan, qui est le gendre du président Chandrika Kumaratunga. Dans son affidavit, le demandeur décrit les sévices qu’il a subis aux mains des représentants de l’armée dans le camp militaire :

[traduction]
Ils m’ont battu jusqu’à ce que ma lèvre soit enflée et qu’elle saigne. Ils ont tiré mes cheveux et m’ont maintenu dans une prise de tête. Ils m’ont frappé à la tête avec un bâton. Je me suis évanoui de douleur.

[24] Le demandeur affirme que le major Rohan et les autres représentants de l’armée ont tenté de le forcer à signer une lettre d’aveux selon laquelle il avait planifié d’assassiner le major Rohan. Lorsque le demandeur a refusé, ils l’ont roué de coups et lui ont dit qu’ils ne s’arrêteraient pas tant qu’il n’aurait pas signé la lettre. Le demandeur a fini par accepter et il a signé le document. C’est à la suite de cet incident que le demandeur a fui le Sri Lanka et s’est retrouvé en Allemagne.

[25] L’agent a reconnu que, lorsque le demandeur était adolescent, il a été [traduction] « détenu à plusieurs reprises et a parfois été maltraité à ces occasions ». L’agent a conclu que la description présentée par le demandeur au sujet de la torture qu’il a subie en novembre 1996 et en 1997 était [traduction] « vague ». L’agent a fait ses propres recherches et a conclu qu’en 1997, Rohan Daluwatte, le gendre du président, occupait le grade de commandant et non celui de major. Par conséquent, l’agent a conclu que la déclaration sous serment du demandeur ainsi que la preuve à l’appui n’avaient pas une valeur probante suffisante pour permettre d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que a) les [traduction] « mauvais traitements » subis par le demandeur correspondent à la définition de torture; b) le major Rohan a participé à l’interrogatoire de 1997; c) le demandeur a signé une lettre d’aveux en lien avec une tentative d’assassinat visant le major Rohan.

[26] L’agent a effectivement reconnu que le demandeur a dû signer [traduction] « un document » en 1997, mais le fait que le demandeur a été relâché et n’a pas été interrogé par les autorités à l’occasion de voyages subséquents a mené l’agent à conclure que les autorités sri-lankaises [traduction] « ne considèrent pas [que le demandeur] est associé aux TLET ou qu’il s’oppose au gouvernement du Sri Lanka d’une quelconque autre façon ».

[27] La question dont je suis saisie est celle de savoir si la conclusion de l’agent portait sur le caractère insuffisant de la preuve ou s’il s’agissait d’une conclusion déguisée en matière de crédibilité.

[28] Comme l’a expliqué le juge Diner au paragraphe 22 de la décision Jystina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 912, il peut être difficile de distinguer une conclusion d’insuffisance de preuve d’une conclusion déguisée quant à la crédibilité; néanmoins, elles n’en sont pas moins distinctes.

[29] Au paragraphe 41 de la décision Lv c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 935, le juge Gascon explique ces distinctions :

[41] Le terme « crédibilité » est souvent utilisé à tort dans un sens large pour signifier que les éléments de preuve ne sont pas convaincants ou suffisants. Il s’agit toutefois de deux concepts différents. L’évaluation de la crédibilité est liée à la fiabilité de la preuve. Lorsqu’on conclut que la preuve n’est pas crédible, on conclut que l’origine de la preuve (par exemple, le témoignage du demandeur) n’est pas fiable. La fiabilité de la preuve est une chose; cependant, la preuve doit aussi avoir une valeur probante suffisante pour satisfaire à la norme de preuve qui s’applique. L’évaluation de la suffisance de la preuve porte sur la nature et la qualité de la preuve que doit présenter un demandeur pour obtenir réparation, sur la valeur probante de la preuve, ainsi que sur le poids que doit y accorder le juge des faits, qu’il s’agisse d’un tribunal ou d’un décideur administratif. Le droit de la preuve repose sur un système binaire dans lequel seules deux possibilités existent : soit un fait a eu lieu, soit il n’a pas eu lieu. Lorsqu’un doute persiste dans l’esprit du juge des faits, il incombe à une partie de démontrer que la preuve présentée pour corroborer l’existence ou la non-existence d’un fait est suffisante pour satisfaire à la norme de preuve qui s’applique. Dans l’arrêt FH c McDougall, 2008 CSC 53 [McDougall], la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’existe qu’une seule norme civile de preuve au Canada, celle de la prépondérance des probabilités : « le juge du procès doit examiner la preuve attentivement » et « la preuve doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » (McDougall, aux para 45 et 46). Dans toute affaire au civil, « le juge du procès doit examiner la preuve pertinente attentivement pour déterminer si, selon toute vraisemblance, le fait allégué a eu lieu » (McDougall, au para 49).

[30] En l’espèce, je conclus que l’agent a tiré une conclusion déguisée en matière de crédibilité lorsqu’il a conclu qu’il existait [traduction] « peu d’éléments de preuve », au-delà de l’« affirmation non justifiée » du demandeur, selon laquelle le gendre du président Chandrika Kumaratunga avait participé à l’incident de 1997, et que la déclaration sous serment n’avait pas une [traduction] « valeur probante suffisante » pour établir que les incidents se sont produits tels qu’ils ont été décrits.

[31] Je suis de cet avis pour deux raisons.

[32] Premièrement, l’agent n’a pas donné d’explication quant aux motifs à l’appui de sa conclusion selon laquelle l’affidavit du demandeur n’était pas suffisant pour établir que les [traduction] « mauvais traitements » qu’il a subis correspondaient à la définition de la torture. L’unique indice à l’appui de cette conclusion figure dans la conclusion de l’agent selon laquelle les récits de torture du demandeur étaient [traduction] « vagues ». Or, dans sa décision, l’agent n’a pas expliqué pourquoi il a jugé [traduction] « vague » le récit du demandeur selon lequel il a été battu jusqu’à ce que sa lèvre se mette à enfler et à saigner, qu’on lui a tiré les cheveux, fait une prise de tête et frappé sur la tête avec un bâton au cours de sa détention en 1997. L’agent n’a pas non plus expliqué ce qu’il jugeait vague dans la déclaration du demandeur selon laquelle il a été battu lorsqu’il a refusé de signer la lettre d’aveux en 1997.

[33] Je reconnais que l’utilisation du terme [traduction] « vague » par un agent ne dénote pas toujours l’existence d’une conclusion quant à la crédibilité. En l’espèce, à la lumière de la description explicite et détaillée que le demandeur a présentée, je conclus que la conclusion de l’agent selon laquelle les mauvais traitements n’équivalaient pas à de la torture se rapportait à la fiabilité de la source des éléments de preuve relatifs à la torture plutôt qu’au caractère suffisant de la preuve elle-même.

[34] Ma conclusion est d’autant plus renforcée par le fait que l’agent a rejeté le récit du demandeur au sujet du major Rohan. L’agent s’est fondé sur ses propres recherches concernant le grade militaire de M. Rohan en 1997 pour conclure que l’allégation du demandeur selon laquelle celui‑ci était un de ses tortionnaires n’était pas fondée. À mon avis, l’agent n’a tout simplement pas cru le demandeur, et il ne lui a pas donné l’occasion d’expliquer pourquoi il était d’avis que M. Rohan occupait le grade de major.

[35] Les conclusions déguisées de l’agent en matière de crédibilité ont entraîné le rejet de la demande d’asile du demandeur, ce qui rapproche la présente affaire de la décision Bozik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 961 [Bozik] (au para 18), par opposition aux décisions sur lesquelles le défendeur s’est appuyé, c’est-à-dire les décisions Don c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 829 (au para 1), et Aboud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1019 (au para 35).

La tenue d’une audience était requise

[36] Le demandeur soutient qu’il craint avec raison d’être persécuté au motif que les autorités sri-lankaises pensent qu’il est associé aux TLET. Le demandeur fait donc valoir qu’une audience était nécessaire pour satisfaire aux exigences d’équité procédurale puisque l’agent avait rejeté cette perception alléguée : Bozik, au para 20.

[37] Je reconnais, comme le soutient le défendeur, que l’agent chargé de l’ERAR peut soupeser la preuve et tirer des conclusions quant à la valeur probante et au caractère suffisant de celle-ci sans être obligé de tenir une audience : Mudiyanselage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 749 au para 31; Mosavat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 647 au para 13; Parchment c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1140 aux para 18-19.

[38] En l’espèce, cependant, compte tenu de ma conclusion selon laquelle l’agent a tiré des conclusions déguisées en matière de crédibilité, je conclus que celui-ci aurait dû tenir une audience en application de l’alinéa 113b) de la LIPR.

[39] Aux termes de l’alinéa 113b) de la LIPR, un agent peut décider de tenir une audience relativement à une demande d’ERAR s’il est d’avis que cela est nécessaire compte tenu des facteurs énumérés à l’article 167 de la LIPR :

  • a)l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

  • b)l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

  • c)la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

[40] Je conclus que les trois facteurs sont réunis en l’espèce.

[41] L’agent avait des doutes quant à la crédibilité de l’affidavit du demandeur dans lequel celui-ci affirmait avoir été torturé parce qu’il était soupçonné d’être un partisan des TLET. Ces conclusions en matière de crédibilité ont amené l’agent à conclure que les sévices subis par le demandeur ne correspondaient pas à la définition de torture, ce qui a en partie éclairé sa conclusion selon laquelle le demandeur ne courrait aucun risque s’il retournait au Sri Lanka. La preuve en question soulève donc une question sérieuse quant à la crédibilité du demandeur, et elle est directement liée aux facteurs énoncés aux articles 96 et 97 de la LIPR.

[42] La preuve est également au cœur de la décision relative à la demande d’asile du demandeur. Si elle était admise, la preuve pourrait potentiellement justifier que la demande d’ERAR du demandeur soit accueillie.

[43] De plus, je suis convaincue qu’il est d’autant plus important de tenir une audience dans la présente affaire compte tenu du fait que, par le passé, le demandeur a été reconnu à titre de réfugié sans qu’une audience soit tenue. Comme le fait valoir le demandeur, l’unique processus juridique par lequel les risques auxquels il serait exposé au Sri Lanka ont fait l’objet d’un examen depuis la décision rendue par la SPR en 2008 serait sa demande d’ERAR : Singh, aux para 107-108; Zmari, au para 18; Majali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 275 [Majali] aux para 18 et 42.

[44] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que l’agent aurait dû donner au demandeur l’occasion de répondre à ses préoccupations en matière de crédibilité en tenant une audience.

B. L’évaluation, par l’agent, de la preuve relative à la situation au pays était déraisonnable.

[45] Même si je suis d’avis que la première question, qui porte sur la nécessité de tenir une audience, est déterminante en l’espèce, j’examinerai certains aspects du caractère raisonnable de la décision dans le but de fournir des directives supplémentaires à l’intention des nouveaux décideurs.

[46] Comme le souligne le défendeur, il incombait au demandeur d’établir les allégations de risque conformément aux normes juridiques énoncées aux articles 96 et 97 de la LIPR, ainsi que de présenter des éléments de preuve sur tous les éléments constitutifs de la demande d’ERAR afin que l’agent rende sa décision : Luse c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 464 au para 5.

[47] Je conclus que la décision était déraisonnable, car l’agent a commis plusieurs erreurs susceptibles de contrôle dans son évaluation de la preuve du demandeur sur sa situation personnelle et de la preuve relative aux conditions dans le pays.

La preuve du demandeur sur sa situation personnelle

[48] Tout d’abord, la Cour a confirmé que la preuve présentée dans une déclaration sous serment est présumée véridique à moins qu’il n’existe une raison valable d’en douter : Maldonado c Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 CF 302 (CAF) au para 5; Chekroun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 738 [Chekroun] au para 65; Ogunrinde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 760 au para 38; Anni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 941 aux para 17-18.

[49] Je conclus que l’agent a déraisonnablement mis en doute la preuve par affidavit du demandeur, et qu’il a déraisonnablement rejeté l’affidavit de la mère du demandeur.

[50] Au sujet de la preuve par affidavit du demandeur, j’ai déjà signalé ma préoccupation en ce qui concerne la conclusion déraisonnable de l’agent selon laquelle l’allégation de torture du demandeur était [traduction] « vague », à la lumière de sa description détaillée des événements qui figure dans son affidavit. Je conclus aussi que la conclusion de l’agent selon laquelle les [traduction] « mauvais traitements » subis par le demandeur, tels qu’il les a décrits dans son affidavit, n’équivalaient pas à de la torture, était déraisonnable en l’absence d’une explication de la part de l’agent.

[51] Le défendeur soutient qu’un agent est en droit de soupeser la preuve lorsque la source de celle-ci est partiale, ou qu’elle est vague, contradictoire ou non corroborée : Kopalapillai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 501 au para 27 [Kopalapillai]. Le raisonnement utilisé dans la décision Kopalapillai ne s’applique pas en l’espèce parce que le demandeur a présenté une description détaillée de la torture qu’il a subie, et du fait que l’agent a accepté que celui‑ci a été soumis à des [traduction] « mauvais traitements ».

[52] De plus, je conclus que l’agent a commis une erreur en rejetant le récit du demandeur selon lequel il a été torturé en 1996 et en 1997 au motif que l’affidavit de sa mère ne corroborait pas ces allégations puisqu’elle n’y décrivait aucun préjudice subi par le demandeur avant 2011.

[53] Dans son affidavit, la mère du demandeur a déclaré avoir reçu la visite du CID après que le demandeur l’ait visitée brièvement en 2011 à la suite de son hospitalisation soudaine. Elle a aussi affirmé que le CID lui avait demandé l’adresse du demandeur ainsi que d’autres renseignements personnels, avait accusé celui-ci d’avoir joué un rôle dans les actions perpétrées par des Tamouls contre le gouvernement sri-lankais au Canada, et avait déclaré qu’il savait que le demandeur était revenu au Sri Lanka afin d’entreprendre de telles activités. Dans son témoignage, la mère du demandeur a affirmé que, le lendemain, le CID lui a remis une note qui comprenait des renseignements sur le demandeur et indiquait que celui-ci devait se présenter aux bureaux du CID s’il revenait au Sri Lanka [la note du CID]. Finalement, la mère du demandeur a déclaré qu’elle avait sollicité des conseils juridiques au sujet de la note du CID et qu’elle avait parlé de cette note au demandeur.

[54] L’affidavit de la mère portait essentiellement sur les événements de 2011, mais l’agent s’est appuyé sur cet affidavit pour discréditer les allégations du demandeur selon lesquelles il avait été torturé en 1996 et en 1997. Les agents sont tenus d’examiner la preuve à la lumière des renseignements qu’elle présente plutôt que de la rejeter pour ceux qu’elle ne présente pas : Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 49; Majali, au para 20. À mon avis, l’agent a commis cette erreur en accordant du poids à des renseignements qui ne figuraient pas dans l’affidavit de la mère en ce qui concerne des événements antérieurs à 2011 malgré le fait que ces événements n’étaient pas au cœur des motifs pour lesquels elle avait souscrit l’affidavit.

[55] L’agent a aussi contesté la preuve, contenue dans l’affidavit de la mère, selon laquelle le CID s’est rendu chez elle, et il a accordé du poids au fait que le demandeur n’avait pas présenté la note du CID à titre de preuve matérielle.

[56] Le défendeur affirme que la présomption de véracité et de fiabilité relative aux déclarations sous serment des demandeurs d’asile ne peut être assimilée à une présomption de suffisance, puisque le caractère suffisant de la preuve doit être établi par le juge des faits : Sallai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 446 aux para 55 et 57; Blidee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 244 au para 16. Le défendeur soutient que le simple fait d’affirmer qu’un événement a eu lieu n’est pas suffisant pour établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il s’est bien produit. Il soutient en outre que les motifs de l’agent montrent qu’il a rendu des conclusions en ce qui concerne le poids et le caractère suffisant de la preuve.

[57] Je conclus que les observations du défendeur ont un certain poids en ce qui concerne l’évaluation, par l’agent, de l’affidavit de la mère portant sur les événements de 2011. Cependant, je souligne que, dans la décision Nadarajah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 171 [Nadarajah], qui est citée par le défendeur, la Cour a contesté la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur n’avait pas présenté une preuve suffisante pour établir qu’il correspondrait, ou serait perçu comme correspondant, aux profils de risques allégués. La cour a fait remarquer ce qui suit au paragraphe 13 de la décision Nadarajah :

Le décideur ne peut exiger des éléments de preuve corroborants que dans les cas suivants : 1) il établit clairement un motif indépendant pour exiger la corroboration, comme des doutes quant à la crédibilité du demandeur d’asile, l’invraisemblance du témoignage du demandeur d’asile ou le fait qu’une grande partie de la demande d’asile repose sur le ouï-dire; 2) on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les éléments de preuve soient accessibles et, après avoir été invité à le faire, le demandeur d’asile a omis de donner une explication raisonnable pour ne pas avoir pu les obtenir [Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968 au para 36].

[58] En l’espèce, l’agent n’a tiré aucune conclusion précise quant à la crédibilité de l’affidavit de la mère, et la preuve ne reposait pas sur des ouï-dire. L’événement en question s’est produit il y a plus d’une décennie et il est difficile de savoir si les documents en question sont toujours accessibles. Quoi qu’il en soit, l’agent n’a jamais donné au demandeur l’occasion de présenter la note du CID ou d’expliquer pourquoi il ne l’avait pas obtenue. Pour ce motif, la conclusion de l’agent selon laquelle la preuve du demandeur sur sa situation personnelle est insuffisante ne saurait être maintenue : Nadarajah, au para 18.

[59] Finalement, je souligne que l’agent n’a pas tiré de conclusion explicite concernant la question de savoir s’il admettait que le CID avait rendu visite à la mère du demandeur en 2011. Le raisonnement de l’agent à cet égard n’était pas transparent ni intelligible.

La preuve relative à la situation au pays

[60] L’agent a reconnu que le demandeur est né à Trincomalee et que les Tamouls sont victimes de discrimination et de harcèlement au Sri Lanka. Toutefois, il s’est appuyé sur divers rapports documentaires pour conclure que le demandeur, en tant qu’homme d’âge moyen d’origine ethnique tamoule, ne risque pas d’être persécuté au Sri Lanka. L’agent a conclu que les violations graves des droits de la personne commises par les autorités sri-lankaises visent des personnes soupçonnées d’être des partisans des TLET, et que le demandeur ne serait pas perçu comme tel par les autorités.

[61] Je conclus que l’agent a commis plusieurs erreurs susceptibles de contrôle dans son évaluation de la preuve sur la situation au Sri Lanka.

[62] Premièrement, je conviens avec le demandeur que les motifs de l’agent contenaient des lacunes en ce qui concerne les actes de violence commis par le gouvernement sri-lankais contre la population tamoule.

[63] L’agent a souligné ce qui suit dans la décision :

[traduction]
Dans l’ensemble, je reconnais que la preuve documentaire établit que les minorités au Sri Lanka font toujours l’objet de violations des droits de la personne, de censure, de brutalité policière, de corruption, de surveillance, de crimes et de discrimination. Je reconnais que les tensions ethniques se traduisent parfois par des actes de violence et que le gouvernement ne prend pas toujours les mesures adéquates afin de les prévenir ou de les contenir.

[64] Or, l’agent a poursuivi en affirmant ce qui suit : [traduction] « je n’ai pas l’impression que le gouvernement du Sri Lanka a recours à une violence gratuite contre la population tamoule dans son ensemble ». Étant donné que les Tamouls font partie des [traduction] « minorités », qui sont, de l’aveu même de l’agent, victimes de violations des droits de la personne et de diverses formes de violence, la conclusion de l’agent est contredite par la preuve documentaire qu’il a lui-même citée et acceptée.

[65] Je conclus également que l’agent a commis une erreur en n’examinant pas l’allégation de risque du demandeur selon le point de vue de l’agent de persécution. La jurisprudence confirme que cette approche est déterminante lorsqu’il s’agit d’établir si une personne craint à juste titre d’être persécutée pour un motif prévu par la Convention : Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 au para 92; Marino Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 389 au para 62; Parizi c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] ACF no 1977 (CF 1re inst) au para 14; Chekroun, au para 55.

[66] Le demandeur cite la décision Gopalapillai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 228, dans laquelle la Cour a conclu que la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur, qui n’avait rien fait pour soutenir les TLET, ne correspondait à aucun des profils des personnes qui risquent d’être persécutées au Sri Lanka, ne tenait « pas la route ». Au paragraphe 12 de la décision, la Cour a fait remarquer qu’il « n’est pas nécessaire qu’une crainte fondée de persécution repose sur des opinions politiques véritables. Des opinions politiques imputées suffisent ».

[67] De même, en l’espèce, l’agent a commis une première erreur lorsqu’il a évalué les risques auxquels le demandeur serait exposé en raison de ses liens présumés avec les TLET. Il a ensuite commis une autre erreur en omettant d’examiner l’allégation de risque du demandeur selon le point de vue de l’agent de persécution.

[68] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il n’est pas suffisant, pour un demandeur souhaitant démontrer qu’il court un risque en raison de sa situation personnelle, de simplement présenter la preuve documentaire relative aux conditions dans le pays sans établir de lien entre celles-ci et sa situation personnelle : Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1225 aux para 26-27.

[69] Cependant, nul ne conteste que le demandeur est un Tamoul de l’est du Sri Lanka qui, à l’adolescence, a été détenu et interrogé en raison de ses liens présumés avec les TLET. La preuve documentaire admise par l’agent confirme que la population tamoule est toujours victime de violations des droits de la personne et d’actes de violence. L’agent a commis une erreur, non seulement en effectuant une évaluation déraisonnable de la preuve du demandeur quant à sa situation personnelle, mais aussi en omettant de tenir compte des risques auxquels il serait exposé en raison de ses opinions politiques présumées.

[70] Finalement, je conclus que les motifs de l’agent relatifs aux questions de preuve n’étaient pas justifiés, transparents ni intelligibles, et qu’ils ne démontraient donc pas l’existence d’une analyse cohérente : Vavilov, au para 102.

IV. Conclusion

[71] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

[72] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5752-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5752-21

 

INTITULÉ :

SATHIESKUMAR SUNDRALINGAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 DÉCEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 décembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

James Todd

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barbara Jackman

Jackman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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