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Date : 20221221


Dossier : IMM‑9676‑21

Référence : 2022 CF 1783

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

ELKAN NURI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Nuri a demandé le statut de réfugié parce qu’il craint d’être persécuté en tant qu’Ouïghour en Turquie. Il sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision par laquelle sa demande a été rejetée. Je rejette sa demande, car le décideur a raisonnablement évalué la preuve et a conclu que M. Nuri ne serait pas objectivement exposé à un risque sérieux s’il devait retourner en Turquie.

I. Contexte

[2] M. Nuri est né en Chine et est d’origine ouïghoure. Il s’est installé en Turquie en 2004 et a obtenu la citoyenneté turque en 2011. En 2019, il est venu au Canada et a demandé l’asile. Tant la Section de la protection des réfugiés [la SPR] que la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ont rejeté sa demande.

[3] La SAR a conclu qu’il n’y avait aucune possibilité sérieuse que M. Nuri soit persécuté en Turquie. Elle a jugé crédible le témoignage de M. Nuri. Néanmoins, elle a considéré que le différend qu'il avait eu avec son employeur turc, son engagement dans la communauté ouïghoure en Turquie et son rôle d’interprète lors du procès de quatre hommes ouïghours en Indonésie ne l’exposaient pas à un risque sérieux de persécution en Turquie. Elle a souligné qu’il n’était rien arrivé à M. Nuri depuis ces événements. En outre, la SAR a examiné la preuve documentaire concernant les Ouïghours en Turquie. Elle a relevé que les Ouïghours n’ayant pas la citoyenneté turque s’inquiétaient d’une éventuelle extradition et que les Ouïghours turcs qui se rendaient en Chine ou dans certains autres pays risquaient d’être arrêtés. Cependant, cela ne correspond pas à la situation de M. Nuri. Enfin, la SAR a analysé un rapport rédigé par M. Bradley Jardine, qui travaille pour le Woodrow Wilson Center et la Oxus Society for Central Asian Affairs. La SAR a estimé que bon nombre des risques décrits par M. Jardine ne toucheraient pas une personne dans la situation de M. Nuri, et que la conclusion de M. Jardine selon laquelle les citoyens turcs ouïghours étaient en danger était hypothétique.

[4] M. Nuri sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

II. Analyse

[5] Je rejette la demande de M. Nuri. M. Nuri conteste principalement l’évaluation par la SAR du risque auquel il s’exposerait en retournant en Turquie. Ce faisant, cependant, il me demande essentiellement de réévaluer la preuve présentée à la SAR, ce qui n’est pas mon rôle dans le cadre d’un contrôle judiciaire. En outre, M. Nuri affirme que la SAR aurait dû lui accorder une audience. Je ne suis pas d’accord, étant donné que la SAR n’a jamais mis en doute la crédibilité de M. Nuri.

A. Le risque prospectif

[6] M. Nuri prétend que quatre erreurs rendent déraisonnable l’évaluation du risque faite par la SAR. Je les examinerai dans un ordre quelque peu différent de celui dans lequel il les a présentées.

(1) Le traitement réservé au rapport de M. Jardine

[7] La principale erreur concernerait le traitement réservé par la SAR au rapport de M. Jardine. M. Nuri soutient que le rapport établit clairement que les Ouïghours sont exposés à des risques croissants en Turquie, qu’ils aient ou non la citoyenneté turque. Il est donc déraisonnable que la SAR n’en ait pas tenu compte.

[8] Je ne suis pas d’accord avec M. Nuri. Tout d’abord, je tiens à souligner que le cas de M. Nuri est différent de ce qui arrive aux Ouïghours en Chine. Comme il est citoyen turc, sa demande de statut de réfugié doit porter sur les risques auxquels il est exposé dans ce pays. J’insiste également sur le fait qu’une perception subjective du risque ne suffit pas à conférer le statut de réfugié. Le risque doit avoir un fondement objectif.

[9] Dans ce contexte, l’évaluation du rapport de M. Jardine par la SAR était raisonnable. La SAR a soigneusement résumé les principaux faits présentés dans le rapport. Elle a noté à juste titre que de nombreux risques mis en évidence par M. Jardine ne correspondaient pas à la situation de M. Nuri. En ce qui concerne les risques auxquels sont exposés les citoyens turcs ouïghours, j’ai examiné le rapport moi-même et je partage l’avis de la SAR selon lequel les conclusions de M. Jardine sont hypothétiques, dans la mesure où elles ne découlent pas logiquement des faits rapportés. En réalité, l’analyse de M. Jardine se concentre sur les risques auxquels s’exposeraient les Ouïghours turcs lorsqu’ils se rendent en Chine ou dans certains pays qui entretiennent des relations étroites avec la Chine. Mais cela n’a rien à voir avec la question qui nous intéresse. En outre, la SAR a raisonnablement estimé qu’aucune autre preuve documentaire ne venait étayer l’affirmation de M. Nuri selon laquelle les citoyens turcs ouïghours ont une crainte bien fondée de persécution en Turquie.

(2) Le traité d’extradition

[10] La deuxième erreur qu’aurait commise la SAR dans ses motifs est la conclusion concernant le traité d’extradition entre la Chine et la Turquie, que la Turquie a signé, mais n’a pas encore ratifié. M. Nuri soutient que la SAR aurait dû conclure que la signature de ce traité, même sans ratification, donne lieu à un risque plus que minime que la Turquie puisse l’extrader vers la Chine.

[11] La SAR disposait d’éléments de preuve contradictoires à cet égard. D’une part, la Turquie coopère de plus en plus avec la Chine et a atténué ses critiques sur le traitement des Ouïghours en Chine. Il semblerait également que la Turquie ait expulsé des Ouïghours qui n’avaient pas la citoyenneté turque. D’autre part, certains éléments de preuve montrent que la Turquie ne peut pas extrader ses citoyens, même si des doutes subsistent quant à la manière dont cette interdiction s’appliquerait dans le contexte du traité d’extradition proposé. Par ailleurs, certains éléments indiquaient que les Ouïghours qui avaient obtenu la citoyenneté turque se sentaient généralement en sécurité. C’est à la SAR qu’il incombe d’apprécier la preuve. M. Nuri ne m’a pas convaincu que l’évaluation de la SAR était déraisonnable.

(3) Le profil de M. Nuri

[12] M. Nuri soutient également que la SAR a conclu de manière déraisonnable que son profil ne le mettait pas en danger. Je ne suis pas d’accord. Dans son rapport, M. Jardine souligne que les autorités turques ont arrêté un militant et un poète ouïghours de premier plan, ainsi que des Ouïghours qui manifestaient devant l’ambassade ou le consulat de Chine. L’évaluation du profil de M. Nuri par la SAR était justifiée par ces éléments de preuve. Compte tenu de la nature des activités auxquelles M. Nuri participait, il était raisonnable pour la SAR de conclure que le profil de M. Nuri ne le mettait pas en danger.

[13] En outre, rien ne prouve que M. Nuri ait été menacé de quelque manière que ce soit par les autorités turques ni que le gouvernement chinois ait tenté de le recruter pour espionner ses compatriotes ouïghours, bien qu’il ait participé à des activités de la communauté ouïghoure pendant plusieurs années. La SAR a souligné que si les autorités turques ou chinoises s’intéressaient à M. Nuri, elles l’auraient déjà trouvé.

(4) Le traitement des Ouïghours sans citoyenneté turque

[14] Enfin, M. Nuri remet en cause la déclaration de la SAR selon laquelle il ne courrait aucun risque en Turquie « quel que soit son statut de citoyen ». Il soutient que la SAR a ainsi conclu que les Ouïghours qui ne détiennent pas la citoyenneté turque ne sont pas en danger en Turquie, ce qui est manifestement contraire à la preuve.

[15] La véritable question est toutefois de savoir si M. Nuri, et non les Ouïghours en général, est en danger. Comme nous l’avons vu précédemment, la SAR a répondu à cette question en soulignant que M. Nuri n’avait pas le profil d’un militant ouïghour ou d’une figure publique en vue. Il s’agit d’une méthodologie admise pour répondre à la question. La SAR a rejeté implicitement la proposition selon laquelle tous les Ouïghours de Turquie craignent avec raison d’être persécutés. Même si certains éléments de preuve établissaient l’existence de diverses formes de harcèlement des Ouïghours par la police turque, il n’y a rien de déraisonnable dans la façon dont la SAR les a appréciés.

B. La tenue d’une audience

[16] Enfin, M. Nuri soutient que la SAR aurait dû lui accorder une audience. Cependant, la SAR a reconnu que son témoignage était crédible. Par conséquent, même si la SAR a admis de nouveaux éléments de preuve, aucune question n’a été soulevée quant à la crédibilité de M. Nuri, ce qui est une condition préalable à la tenue d’une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

C. Le statut de réfugié accordé à des membres de la famille

[17] Lors de l’audience, M. Nuri a attiré mon attention sur une décision de la SPR du 17 novembre 2022 qui accordait le statut de réfugié à sa sœur et à ses parents. Il soutient que les faits qui démontraient une crainte fondée de persécution dans leur cas s’appliquent également au sien.

[18] La disparité potentielle des résultats est la conséquence naturelle du cadre établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paragraphes 71 et 72, [2019] 4 RCS 653. Dans des situations comme celle-ci, où il existe des éléments de preuve appuyant l’une et l’autre des thèses avancées, les décideurs peuvent très bien parvenir à des décisions opposées qui sont tout aussi raisonnables.

[19] En outre, il existe d’importantes distinctions factuelles entre les deux cas. Dans le cas des parents et de la sœur, la SPR s’est fortement appuyée sur le fait qu’un autre membre de la famille était soupçonné d’être associé au mouvement Gülen, ce qui était suffisant pour mettre les membres de la famille en danger. Aucune preuve de ce type n’a été présentée dans le cas de M. Nuri.

[20] De plus, la SPR a relevé qu’à une occasion, la sœur avait tenté de quitter la Turquie pour demander le statut de réfugié au Canada, mais qu’on l’avait empêchée de monter à bord de son avion et qu’elle avait été interrogée par des fonctionnaires turcs pendant sept heures. Elle a réussi à quitter le pays un mois plus tard.

[21] Par conséquent, la décision de la SAR dans le cas de M. Nuri ne devient pas déraisonnable parce que la SPR a rendu une décision différente dans le cas de sa sœur et de ses parents.

III. Décision

[22] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de M. Nuri est rejetée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑9676‑21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM‑9676‑21

 

 

INTITULÉ :

ELKAN NURI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 décembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 décembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Kes Posgate

 

Pour le demandeur

Stephen Jarvis

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Battista Smith Migration Law Group

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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