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Date : 20230103


Dossier : IMM-7858-21

Référence : 2023 CF 1

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

JUNKO IZUMI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Junko Izumi, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 12 octobre 2021 par laquelle un agent principal (l’«agent ») d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada («IRCC ») a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que la demanderesse avait présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la «LIPR »).

[2] L’agent a conclu que la preuve produite par la demanderesse n’était pas suffisante pour indiquer qu’elle éprouverait des difficultés en raison de son renvoi et ainsi justifier l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[3] La demanderesse prétend que l’agent a commis une erreur dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 25 de la LIPR, qu’il n’a pas dûment tenu compte de la preuve qu’elle avait présentée et qu’il n’a pas effectué un examen équilibré de sa demande dans son ensemble.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Faits

A. La demanderesse

[5] La demanderesse est une citoyenne du Japon âgée de 53 ans. Tout au long de son enfance, la demanderesse, sa mère et son frère ont été victimes de violence familiale perpétrée par son père.

[6] La demanderesse affirme qu’elle a cherché à voyager et à étudier à l’étranger dès qu’elle en a été en mesure afin d’échapper à cette situation. En 1991, la demanderesse a obtenu un baccalauréat en linguistique de l’Université Konan à Kobe, au Japon. Elle a travaillé à titre d’administratrice de bureau pendant trois ans, puis s’est rendue en Australie. En 1995, la demanderesse a obtenu un certificat en langue et en tourisme de l’école de commerce Williams à Sydney, en Australie.

[7] À la suite de ses études en Australie, la demanderesse est retournée au Japon où elle a travaillé pendant un an comme secrétaire dans une école de langues tout en habitant chez ses parents. Durant cette période, son père la maltraitait constamment.

[8] La demanderesse est entrée pour la première fois au Canada en mars 1999, munie d’un visa vacances-travail qui a été prolongé jusqu’en mars 2000. Elle a été titulaire d’un visa de visiteur valide, du 21 février au 21 août 2000.

[9] Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a indiqué qu’elle était revenue au Canada en 2004. Elle affirme qu’elle a élu domicile au Canada et qu’elle y travaille comme cuisinière depuis 2004. Elle est également propriétaire, depuis 2001, d’un immeuble de rapport au Japon.

[10] La demanderesse a été titulaire d’un autre visa de visiteur, en vigueur du 15 janvier 2008 au 10 mai 2008. Elle est demeurée proche de sa mère et en 2010, elle est retournée au Japon pour être à ses côtés alors que sa mère souffrait d’un cancer de l’ovaire. Sa mère est décédée en juin 2010.

[11] La demanderesse réside à la même adresse à Toronto, en Ontario, depuis mars 2009. Son passeport ainsi que la déclaration qu’elle a déposée à l’appui de sa demande indiquent qu’elle quittait le Canada pendant plusieurs semaines pour voyager à l’étranger, puis entrait de nouveau au Canada à titre de visiteuse et y travaillait sans autorisation. Malgré ses déplacements, la demanderesse affirme s’être établie au Canada, où elle fait partie d’une communauté et détient un emploi stable.

[12] Le 3 décembre 2016, elle a obtenu un visa de résident temporaire (« VRT ») pour séjour prolongé et entrées multiples, qui était valide jusqu’au 30 novembre 2021. En 2016, la demanderesse est retournée au Japon pour trois semaines, car elle devait se faire opérer, et a demeuré chez son père durant cette période. Elle déclare que son père est devenu plus violent envers elle pendant ce séjour.

[13] Le père de la demanderesse est décédé en 2019. Le frère de la demanderesse habite au Japon et dirige désormais l’entreprise familiale de couverture. Elle n’entretient pas de relations positives avec son frère ou la famille de ce dernier.

[14] En août 2019, à la demande de l’avocat de la demanderesse, un psychologue clinicien a effectué une évaluation psychologique indépendante de la demanderesse. Cette évaluation comportait une entrevue clinique ainsi qu’un test psychologique connu sous le nom d’échelle de fréquence de stress post-traumatique de l’inventaire multiphasique de personnalité du Minnesota (« MMPI »). L’évaluation a permis de conclure que la demanderesse conserve de [traduction] « graves séquelles psychologiques » découlant du fait d’avoir été [traduction] « prisonnière au Japon d’une famille violente et destructrice sur le plan psychologique ». De plus, l’évaluation a permis d’établir un diagnostic de trouble persistant lié à des facteurs de stress, caractérisé par des symptômes dissociatifs et de réaction au stress, et nécessitant un suivi en santé mentale.

[15] La demanderesse affirme que le Canada lui a offert un refuge loin du Japon où elle a connu une éducation marquée par les mauvais traitements et qu’il lui a permis d’entamer la démarche visant à surmonter les effets néfastes persistants résultant de ces mauvais traitements.

[16] La demanderesse a cherché à régulariser son statut au Canada en décembre 2019 en présentant sa demande initiale de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cette première demande a été rejetée dans une décision datée du 19 mars 2021 (« la décision du 19 mars 2021 »). La demanderesse a ensuite déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision du 19 mars 2021, puis l’affaire a été réglée et renvoyée pour un nouvel examen.

[17] Aux fins du nouvel examen, la demanderesse a présenté des documents supplémentaires à l’appui de sa demande, notamment 20 lettres d’appui de gens de sa communauté et une nouvelle version des considérations d’ordre humanitaire qu’elle invoque, mise à jour par son avocat. Sa demande a été rejetée à nouveau dans une décision datée du 12 octobre 2021 (« la décision du 12 octobre 2021 »). La présente demande de contrôle judiciaire porte sur cette décision.

B. La décision initiale

[18] Dans la décision du 19 mars 2021, l’agent initial a jugé que la demanderesse ne devrait pas pouvoir tirer profit du temps qu’elle a passé à exercer un emploi sans autorisation au Canada depuis 2004, car cela encouragerait les gens à demeurer illégalement au Canada dans le but d’améliorer leur situation pour l’obtention d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, citant l’arrêt Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 904. Par conséquent, il a donné peu d’importance à l’établissement de la demanderesse au Canada depuis 2004 et a accordé de l’importance à son [traduction] « non-respect du droit canadien en matière d’immigration ».

[19] L’agent s’est ensuite penché sur les observations et les éléments de preuve présentés par la demanderesse en lien avec la violence familiale qu’elle avait vécue et l’évaluation psychologique indiquant qu’elle nécessitait un traitement continu. Il a souligné que la demanderesse avait négligé de continuer son traitement, malgré les recommandations à cet effet, en raison, selon la demanderesse, d’un manque de fonds pour le suivi en santé mentale bien qu’elle ait démontré sa stabilité financière. Il a fait observer que des ressources de consultation psychologique étaient offertes aux ressortissants et visiteurs japonais au Canada. Il a estimé que les mauvais traitements subis par la demanderesse ne constituaient pas des circonstances exceptionnelles justifiant l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[20] L’agent a pris en considération le bien productif de la demanderesse au Japon, son autonomie financière ainsi que sa capacité de voyager. Il a jugé que les éléments de preuve au dossier n’étaient pas suffisants pour démontrer que la demanderesse ne serait pas en mesure de présenter sa demande de résidence permanente depuis l’étranger et par conséquent, que sa décision de demeurer au Canada constituait un choix personnel. En conséquence, il a conclu qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire n’était pas justifiée.

[21] La demanderesse a sollicité le contrôle judiciaire de la décision du 19 mars 2021. L’affaire a été réglée, puis un autre agent a effectué un nouvel examen.

C. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[22] Dans sa décision du 12 octobre 2021, l’agent a d’abord précisé que la dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR appelle à se demander si elle est justifiée au regard des circonstances du demandeur, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. L’agent a également expliqué qu’il incombe au demandeur d’étayer au moyen d’une preuve suffisante les considérations d’ordre humanitaire qu’il invoque, que les agents ne sont pas tenus de demander des renseignements au sujet des considérations d’ordre humanitaire ni de chercher à confirmer l’existence de telles considérations, et que la preuve indiquant que le renvoi causerait des difficultés ne suffit pas à elle seule pour justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[23] L’agent a relevé trois facteurs à l’appui de la demande, à savoir les difficultés que la demanderesse pourrait éprouver à son retour au Japon en raison de la violence familiale qu’elle a vécue aux mains de son père, ses liens avec le Canada et son établissement au Canada.

[24] En ce qui a trait aux difficultés, l’agent a fait l’exposé du passé de la demanderesse, notamment la violence familiale qu’elle avait vécue au Japon, et a examiné son évaluation psychologique. Il a souligné que l’évaluation était fondée sur une seule entrevue plutôt que sur un suivi continu, qu’elle avait été effectuée à la demande de l’avocat de la demanderesse et que la demanderesse n’avait pas cherché à recevoir des soins de santé mentale au cours des 20 années où elle avait vécu au Canada. L’agent a jugé que l’opinion du psychologue selon laquelle la santé mentale de la demanderesse se détériorerait à son retour au Japon était hypothétique et que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour démontrer que la demanderesse ne serait pas en mesure d’obtenir des soins de santé mentale au Japon.

[25] En outre, l’agent a souligné que l’évaluation avait été réalisée avant le décès, en 2019, du père de la demanderesse et qu’il était ainsi raisonnable de présumer que la menace de préjudice au Japon n’existait plus. L’agent a conclu que bien qu’il puisse être difficile sur le plan émotionnel pour la demanderesse de retourner au Japon, il était raisonnable de s’attendre à ce qu’elle ait peu de difficultés à se réintégrer au Japon.

[26] Quant au deuxième facteur, soit celui lié aux liens personnels, l’agent a tenu compte des lettres d’appui visant à démontrer l’existence des liens personnels noués par la demanderesse au Canada. Il a dit dans ses motifs qu’il accordait un certain poids favorable à ces lettres, mais il a fait remarquer que ces lettres n’expliquaient pas comment les personnes appuyant la demanderesse l’aideraient au Canada ni quelles difficultés elle éprouverait si elle était forcée de quitter le Canada. Il a conclu que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour établir l’existence d’une interdépendance entre la demanderesse et les personnes avec qui elle entretenait des liens personnels de sorte que son départ entraînerait des difficultés ou une incapacité à entretenir par d’autres moyens de tels liens avec ces personnes.

[27] Au sujet du troisième facteur, portant sur son établissement au Canada, l’agent a indiqué qu’il avait accordé un certain poids favorable à l’emploi, au bénévolat et aux liens de la demanderesse au Canada, mais qu’il était raisonnable de s’attendre à un certain degré d’établissement compte tenu du fait qu’elle a régulièrement séjourné au Canada pendant plus de 20 ans. Il a jugé que l’établissement de la demanderesse au Canada ne suffisait pas pour justifier l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et a expliqué que son degré d’établissement n’était pas inhabituel par rapport à celui d’autres personnes qui sont au Canada depuis aussi longtemps qu’elle et qu’il ne démontrait pas qu’elle s’était intégrée à la société canadienne au point que son renvoi lui occasionnerait des difficultés indépendantes de sa volonté.

[28] L’agent a conclu que le désir de la demanderesse de demeurer au Canada et son refus de retourner au Japon ne constituaient pas des facteurs déterminants pour l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a finalement conclu que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour justifier l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

III. Question en litige et norme de contrôle

[29] La présente demande de contrôle judiciaire soulève la seule question de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[30] La norme de contrôle n’est pas contestée. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16, 17, 23-25 [« Vavilov »]). Je suis d’accord.

[31] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais elle demeure rigoureuse (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision doit s’assurer que la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, y compris eu égard au raisonnement sous-jacent et à son résultat (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif en cause, du dossier dont dispose le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes concernées (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[32] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle soulève ne justifient pas toutes une intervention. Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait tirées par celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou déficiences invoquées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

[33] La demanderesse soutient que l’agent a commis les erreurs suivantes : il n’a pas appliqué le bon critère pour l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR; il a mal apprécié le rapport psychologique et d’autres éléments de preuve présentés par la demanderesse; et il a fait preuve d’iniquité, car l’examen de sa demande dans son ensemble n’était pas équilibré. Mon analyse se concentre sur l’examen du rapport psychologique que je juge inadéquat et qui rend la décision déraisonnable dans son ensemble.

[34] La demanderesse fait valoir que l’agent a commis une erreur dans son examen du rapport psychologique parce qu’il a donné de l’importance à des éléments non pertinents, notamment le fait que l’évaluation était fondée sur une seule rencontre et qu’elle ait été effectuée à la demande de l’avocat de la demanderesse plutôt qu’à celle d’un professionnel de la santé, ce qui l’a mené à discréditer le rapport. La demanderesse affirme que l’agent a mal saisi le but de l’évaluation, lequel était de définir l’état de santé mentale de la demanderesse et de corroborer ses affirmations selon lesquelles elle subit continuellement les effets de ce qu’elle a subi dans le passé, et non d’entamer un suivi thérapeutique. La demanderesse soutient en outre que l’agent a conclu à tort que l’opinion du psychologue selon laquelle la santé mentale de la demanderesse se détériorerait à son retour au Japon était hypothétique, car sa remarque contredit l’expertise du psychologue et méconnaît la démarche rigoureuse de l’évaluation, qui comprenait la réalisation d’un test psychologique du MMPI.

[35] La demanderesse ajoute que l’appréciation globale par l’agent de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était ni équitable et ni équilibrée. L’agent a indiqué que la demanderesse ne souhaitait pas retourner au Japon parce qu’elle craignait de continuer à y subir des préjudices, mais que le risque de préjudice n’existait plus en raison du décès de son père en 2019. La demanderesse n’a toutefois jamais invoqué l’existence d’une crainte de préjudice au Japon. Elle a plutôt fait reposer sa demande sur son établissement au Canada, les mauvais souvenirs qu’elle associait au Japon et sa capacité au Canada à véritablement cicatriser les plaies de son passé. La demanderesse affirme également que l’agent a conclu qu’elle [traduction« ne souhait[ait] pas retourner » au Japon parce qu’il a sous-estimé l’importance du fondement de sa demande, qui repose sur les mauvais traitements qu’elle a subis et son établissement favorable au Canada. Elle soutient qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de ne pas tenir compte des 23 lettres d’appui soumises en faveur de sa demande et de son établissement important au Canada.

[36] Selon le défendeur, l’agent a raisonnablement évalué la preuve et la demande dans son ensemble. En ce qui a trait au rapport psychologique, le défendeur s’appuie sur la décision Garcia Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 321 (« Garcia Diaz »), pour soutenir que les agents ne sont pas tenus d’être d’accord avec les auteurs des rapports psychologiques produits à l’appui des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire et ont le droit de leur accorder peu de poids à condition qu’il existe des motifs clairs justifiant cette décision (au para 97). Il prétend que l’agent a fourni une explication raisonnable pour décrédibiliser l’évaluation psychologique de la demanderesse. Le défendeur ajoute que l’agent n’a pas mal saisi le but de l’évaluation psychologique et qu’il a plutôt jugé que la demanderesse aurait peu de difficultés à se réintégrer au Japon étant donné qu’elle n’est plus exposée à une menace, qu’elle y possède un bien immobilier, qu’elle pourrait obtenir le soutien de son frère, et qu’elle connaît bien la langue et la culture du pays.

[37] Le défendeur affirme que l’agent a effectué un examen raisonnable et équilibré de la situation de la demanderesse dans son ensemble et que cet examen reposait sur une appréciation cumulative de la preuve. Le défendeur fait valoir que les lettres d’appui produites par la demanderesse étaient brèves et que l’agent a raisonnablement conclu qu’elles ne démontraient pas de manière suffisante que le renvoi de la demanderesse entraînerait des difficultés pour les personnes concernées ou qu’elle ne serait pas en mesure d’entretenir les liens noués tout en étant au Japon. Selon lui, la demanderesse invite la Cour, dans les observations qu’elle a présentées relativement à la façon dont l’agent a examiné la demande dans son ensemble, à apprécier à nouveau la preuve, ce qui n’est pas le rôle de la Cour lors d’un contrôle judiciaire.

[38] Je constate que, dans ses motifs, l’agent a écrit que lors de l’évaluation, un poids important avait été accordé aux mauvais traitements que la demanderesse a subis aux mains de son père et qui l’ont traumatisée. Toutefois, le dire est une chose, mais le faire réellement en est une autre. Ce n’est pas parce que l’agent l’a écrit que sa décision, dans son ensemble, démontre qu’il a fait preuve d’attention et de considération envers la situation de la demanderesse dans son évaluation globale des facteurs propres à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Vavilov, au para 15). À mon avis, lorsqu’il a évalué le rapport psychologique, l’agent n’a pas tenu compte de l’importance réelle des effets des mauvais traitements sur la demanderesse, ce qui révèle des lacunes dans le raisonnement.

[39] Le rapport psychologique comprend une évaluation détaillée de la santé mentale de la demanderesse et de l’incidence néfaste qu’aurait son renvoi sur sa capacité à véritablement cicatriser les plaies de son passé. Ce témoignage, qui provient d’une évaluation psychologique approfondie de la demanderesse effectuée dans le but de corroborer les éléments de sa demande, occupe une place importante dans l’analyse des facteurs propres à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire dont l’agent devait tenir compte pour évaluer la situation de la demanderesse. Cependant, l’agent a décrédibilisé cet élément de preuve lorsqu’il a dit que l’évaluation était fondée sur une seule rencontre plutôt que sur un suivi thérapeutique et que l’évaluation avait été effectuée à la demande de l’avocat de la demanderesse.

[40] J’estime que ces observations ne sont pas pertinentes pour évaluer le risque que le renvoi de la demanderesse au Japon pourrait avoir sur sa santé mentale. Le fait que l’évaluation ait été fondée sur une seule rencontre ou le fait qu’elle ait été effectuée à la demande de l’avocat ne constituent pas des facteurs qui mettent en doute la rigueur, la crédibilité et la valeur de l’évaluation psychologique de la demanderesse, ni le diagnostic posé. Bien qu’il soit permis à l’agent d’accorder peu de poids à un rapport psychologique, il doit s’expliquer au moyen de motifs clairs et valables (Garcia Diaz, au para 97). Je considère que l’agent n’a pas dûment tenu compte d’un élément central de la preuve présentée par la demanderesse, qui touchait au cœur de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et qu’il n’a pas fourni de motifs valables, ce qui rend déraisonnable son évaluation de la preuve présentée par la demanderesse en lien avec son état de santé mentale.

[41] Je ne suis pas non plus d’accord avec l’agent pour dire que l’opinion du psychologue selon laquelle le renvoi de la demanderesse au Japon entraînerait des effets néfastes sur son bien-être mental est hypothétique. Premièrement, je conviens avec la demanderesse que cette conclusion décrédibilise le rapport de façon inéquitable. Deuxièmement, j’estime que cette conclusion pose particulièrement problème, puisqu’elle démontre que l’agent n’a pas pris en considération le fondement même de la demande de la demanderesse et qu’il a adopté une vision étroite des effets de la violence familiale sur les survivants, car il était inéquitable de sa part de supposer que les risques à leur bien-être sont strictement liés au risque qu’ils continuent de subir des préjudices physiques. Ni les observations de la demanderesse ni le rapport psychologique n’indiquent que la menace persistante à la santé mentale de la demanderesse se limite à la seule présence de la personne responsable de cette violence au Japon, à savoir son père. La demanderesse n’affirme pas qu’elle craint de retourner au Japon parce qu’elle y subirait de la violence physique. Voici les explications qui sont plutôt données dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire :

[traduction]

Bien qu’il soit possible qu’elle ne l’ait pas réalisé avant, Mme Izumi souhaite vivre en sécurité dans un endroit où elle pourrait enfin tirer un trait sur sa famille, être en santé et s’établir, affranchie de la douleur qu’elle a éprouvée durant sa jeunesse et à l’abri des « déclencheurs » de souvenirs qui l’entourent au Japon. […]

Mme Izumi doit encore remédier aux conséquences que ces mauvais traitements ont eus sur elle, comme le recommande Dr Devins, psychologue. Elle veut s’y mettre, mais il lui reste encore des frais médicaux à payer et, outre les frais inhérents au traitement, elle a vraiment besoin de régulariser son statut pour pouvoir s’investir dans un programme de thérapie à long terme. Elle a appris à vivre avec certains des effets que ces mauvais traitements ont eus sur elle et a fait des progrès. Elle se sent en sécurité au Canada. Les souvenirs difficiles de son passé se trouvent dans un pays éloigné, le Japon. Malheureusement, le Japon est le seul pays où elle peut vivre en permanence en raison de son statut. Elle ne se croit toutefois pas capable de s’adapter à un retour dans ce pays dont elle ne garde que des souvenirs amers. Il ne lui reste que son frère au Japon. Il est marié et a des enfants, mais elle ne fait pas partie de leurs vies ni ne désire en faire partie.

[Non souligné dans l’original.]

[42] Le rapport psychologique indique également que la demanderesse garde des souvenirs amers du Japon, que durant la période où elle a vécu au Canada, il lui a enfin paru possible de faire confiance à un homme, qu’elle occupe un emploi rémunéré et que ce travail lui donne satisfaction et donne un sens à sa vie, et qu’elle s’est construit une vie active, stimulante et satisfaisante. De plus, selon le rapport, ces progrès durement accomplis représentent des signes positifs pour la santé mentale de Mme Izumi, à l’avenir, mais ils seront réduits à néant si Mme Izumi n’est pas autorisée à demeurer au Canada. Contrairement à ce qu’a conclu l’agent, cette opinion n’est pas uniquement fondée sur l’existence d’une menace de violence physique au Japon. L’agent semble tout de même, dans ses motifs, présumer qu’une personne qui a survécu à la violence, comme la demanderesse, n’est plus exposée à une menace dès lors que la menace de violence physique n’existe plus. Le raisonnement de l’agent, qui crée de manière inéquitable des attentes selon lesquelles les mauvais traitements produisent des effets à long terme uniquement lorsque le risque de violence physique est toujours présent, écarte par conséquent la forte empreinte psychologique laissée par les mauvais traitements. Ce genre de raisonnement est déraisonnable et ne traite pas des conséquences du renvoi pour la demanderesse (Vavilov, aux paras 102, 134).

[43] À plusieurs reprises dans ses motifs, l’agent dit que la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’est motivée que par le [traduction] « souhait » de la demanderesse de demeurer au Canada. Dans sa plaidoirie, l’avocat de la demanderesse a avancé, et je suis d’accord, que l’opinion de l’agent à cet égard démontrait qu’il avait mal saisi le fondement de la demande et en avait sous-estimé l’importance, disant plutôt que la demanderesse souhaitait simplement vivre au Canada. Selon moi, le fondement de la demande était plus profond qu’un simple souhait. La preuve démontre que les effets psychologiques découlant des mauvais traitements qu’elle a subis aux mains de son père sont persistants et qu’ils nuisent à sa capacité à retourner au Japon et à réintégrer un pays qui n’évoque pour elle que des souvenirs douloureux. Elle a formé une importante communauté au Canada, comme le démontrent les 23 lettres d’appui versées au dossier. Le fait que l’agent a systématiquement sous-estimé l’importance des aspects fondamentaux de la demande présentée par la demanderesse et le fait qu’il n’a pas traité d’éléments de preuve essentiels rendent la décision déraisonnable dans son ensemble.

V. Conclusion

[44] La décision de l’agent est déraisonnable, car celui-ci n’a pas dûment tenu compte des éléments de preuve présentés par la demanderesse, notamment en ce qui a trait à son évaluation psychologique. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7858-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7858-21

 

INTITULÉ :

JUNKO IZUMI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 OCTOBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 3 JANVIER 2023

 

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Ian Hicks

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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