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Date : 20230104


Dossier : IMM-5570-19

Référence : 2023 CF 22

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE:

LÁSZLÓ SZÉP‑SZÖGI, JUDIT SZÉP-SZÖGI,

LAURA SZÉP‑SZÖGI ET LÉNA SZÉP‑SZÖGI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] László et Judit Szép‑Szögi sont mari et femme. Leurs enfants sont Laura et Léna Szép‑Szögi.

[2] Les membres de la famille Szép‑Szögi sont citoyens de la Hongrie. Ils demandent le contrôle judiciaire de la décision rendue le 11 juillet 2019 par un agent de liaison [l’agent] de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC]. L’agent a annulé les autorisations de voyage électroniques [les AVE] des Szép‑Szögi, les empêchant ainsi de monter à bord d’un vol d’Air Canada Rouge à destination du Canada.

[3] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] reconnaît que la demande de contrôle devrait être accueillie pour des raisons d’équité procédurale. Toutefois, les Szép‑Szögi soutiennent que les « indicateurs » sur lesquels les agents de l’ASFC se fondent pour repérer les personnes susceptibles de faire de fausses déclarations quant au but de leur voyage au Canada sont discriminatoires. Ils sollicitent un jugement déclaratoire à cet effet.

[4] Le procureur général du Canada [le PGC] a déposé en vertu de l’article 87 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], une requête en non‑divulgation de certains renseignements contenus dans le dossier certifié du tribunal mis à jour et corrigé [le DCT]. Ces renseignements se rapportent à certains des indicateurs sur lesquels les agents de l’ASFC peuvent se fonder pour repérer les voyageurs suspects. Le ministre soutient que la divulgation des indicateurs au public compromettra leur efficacité, ce qui porterait atteinte à la sécurité nationale du Canada.

[5] Le 24 février 2021, la Cour a ordonné que la présente requête soit mise en suspens jusqu’à ce qu’il soit statué sur une requête identique présentée par le PGC dans l’affaire Kiss c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 373 [Kiss]. Dans la décision Kiss, la Cour a accueilli la requête en non‑divulgation de certains des indicateurs que le PGC cherchait à protéger, mais elle a ordonné la divulgation d’autres indicateurs qui, selon elle, appartenaient au domaine public, étaient évidents ou relevaient du bon sens.

[6] Les Szép‑Szögi affirment que la présente requête ne devrait pas être régie par l’ordonnance et les motifs de la Cour dans l’affaire Kiss parce que, dans cette instance, le PGC n’a pas présenté d’éléments de preuve pertinents accessibles au public. Ils font également valoir que certains éléments de preuve présentés par le PGC au cours de l’audience ex parte à huis clos dans l’affaire Kiss auraient dû être divulgués aux demandeurs dans les deux instances et que le fait qu’ils n’ont pas eu la possibilité de contester ces éléments de preuve constitue une violation de leur droit à l’équité procédurale.

[7] Le PGC fait remarquer que la présente requête a été suspendue, étant entendu que les questions de droit et de fait seraient essentiellement tranchées dans la décision Kiss. Le PGC soutient donc que la position des Szép‑Szögi constitue une contestation indirecte inappropriée de la décision de la Cour dans l’affaire Kiss et qu’elle devrait être rejetée au motif qu’il s’agit d’un abus de procédure.

[8] Pour les motifs qui suivent, la présente requête sera accueillie selon les mêmes conditions que la requête qui a été tranchée dans la décision Kiss, sous réserve de la divulgation de certains renseignements supplémentaires qui se trouvent dans les DCT dans les deux instances et qui, selon le PGC, appartiennent maintenant au domaine public.

II. Contexte

[9] La demande principale de contrôle judiciaire dans l’affaire Kiss a été déposée le 9 mai 2019. Les Szép‑Szögi ont présenté leur demande de contrôle judiciaire le 16 septembre 2019. Les deux demandes surviennent dans des circonstances très similaires, et les arguments avancés par les demandeurs dans les deux instances sont essentiellement les mêmes.

[10] Avant de retenir les services d’un avocat, les demandeurs dans les deux instances ont reçu l’aide de M. Gábor Lukács, un défenseur des droits des voyageurs aériens. M. Lukács a continué de participer à la présente instance et a agi à titre de déposant principal des demandeurs dans les trois requêtes présentées par le PGC en vertu de l’article 87 de la LIPR.

[11] Le 12 janvier 2021, les Szép‑Szögi ont présenté à la Cour une requête visant à réunir leur demande et la demande de contrôle judiciaire dans l’affaire Kiss. Selon les observations écrites des Szép‑Szögi à l’appui de la requête :

[traduction]

25. La réunion des demandes des Szép‑Szögi et des Kiss évitera la multiplication des instances et favorisera un règlement rapide et peu coûteux de ces instances. Il s’agit d’un élément capital étant donné la question commune d’importance nationale que soulève chaque demande : Le programme d’interception du Canada et les « indicateurs » qu’il utilise pour repérer les voyageurs roms ou les voyageurs associés à des Roms sont‑ils discriminatoires?

[12] Aux paragraphes 26 et 27 de leurs observations écrites, les Szép‑Szögi ont noté que l’objet de l’article 105 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, est d’éviter la multiplication des instances et de favoriser le règlement rapide et peu coûteux de ces instances (citant Apotex Inc c Bayer Inc, 2020 CAF 86 au para 45 [Apotex]). Ils ont affirmé que les quatre facteurs relevés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apotex en faveur de la réunion d’instances étaient présents en l’espèce : a) des parties en commun; b) des questions de droit et de fait en commun; c) l’absence de préjudice ou d’injustice; d) un règlement efficace.

[13] Les Szép‑Szögi ont également souligné les similitudes entre leur demande de contrôle judiciaire et la demande principale dans l’affaire Kiss :

[traduction]

31. Les deux demandes visent à obtenir des mesures de réparation identiques : i) le rétablissement des AVE respectives; ii) un jugement déclaratoire portant que l’agent de liaison n’était pas autorisé à interroger les demandeurs dans ce contexte; et iii) un jugement déclaratoire portant que l’agent de liaison n’était pas autorisé à utiliser l’association des demandeurs avec des Roms comme un « indicateur » dans son évaluation de l’admissibilité.

32. Les demandes ont été présentées dans des contextes factuels essentiellement similaires. Les deux demandes concernent une décision d’annuler une AVE rendue par un agent de liaison en poste à l’ambassade du Canada à Vienne, en Autriche. Les deux concernent une interception faite à l’aéroport de Budapest, en Hongrie, au moment où les demandeurs sont arrivés pour s’enregistrer en vue de leur vol. Dans les deux cas, un agent de sécurité privé de la société BudSec a interrogé les demandeurs avant de transmettre l’information obtenue à l’agent de liaison. Dans les deux cas, le motif d’annulation était fondé sur l’association réelle ou perçue des voyageurs avec des réfugiés roms au Canada arrivés « de façon irrégulière ». Les deux ont été faites en 2019, vraisemblablement au titre du même cadre stratégique.

[14] En ce qui concerne le DCT, les Szép‑Szögi ont déclaré ce qui suit :

[traduction]

37. Bien que le DCT ait déjà été déposé dans le cadre de l’affaire Kiss, le défendeur devra maintenant produire un autre dossier contenant des documents pertinents sur le programme d’interception du Canada. Cela donnera au défendeur le temps de préparer simultanément les dossiers propres aux demandeurs dans la présente demande. Par conséquent, la réunion n’obligera pas le défendeur à traiter des demandes qui en sont à des étapes différentes.

[15] Les Szép‑Szögi ont souligné qu’un abus de procédure pourrait découler du fait de traiter les instances comme des demandes distinctes qui [traduction] « s’appuyaient chacune sur le même important dossier de preuve » (observations écrites, au para 38, renvoyant à Conseil canadien pour les réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 396 [Conseil canadien pour les réfugiés] au para 37). Au paragraphe 45 de leurs observations écrites, les Szép‑Szögi ont affirmé qu’il était peu probable que le règlement de la question centrale dans les deux demandes de contrôle judiciaire leur soit propre : [traduction] « Au lieu de cela, les deux demandes s’appuieront sur la même preuve du programme d’interception du Canada et sur la même preuve d’expert sur l’expérience des voyageurs roms en provenance de Hongrie. »

[16] Les Szép‑Szögi ont souligné qu’il était nécessaire de se pencher sur les conséquences de la décision de ne pas réunir les deux demandes, y compris le [traduction] « gaspillage des ressources judiciaires », le manque de respect [traduction] « à l’égard des fonds publics et des contribuables » et les retards causés dans les autres affaires dont la Cour est saisie (observations écrites, au para 46, renvoyant à Conseil canadien pour les réfugiés, au para 7). Ils ont déclaré que si les demandes n’étaient pas réunies, les demandeurs dans les deux instances seraient tenus de reproduire les éléments de preuve des uns et des autres, le ministre serait tenu de rédiger deux DCT distincts contenant essentiellement les mêmes éléments de preuve, et les avocats des deux parties seraient tenus de reproduire tous les éléments de preuve et les arguments présentés dans chaque instance (observations écrites, aux para 47‑48). Pour reprendre les mots des Szép‑Szögi, il s’agit là de [traduction] « l’inefficacité incarnée ».

[17] Le 28 janvier 2021, la Cour a refusé de réunir les deux demandes de contrôle judiciaire, notant la thèse du ministre selon laquelle les gains d’efficience découlant de la réunion seraient également réalisés si les affaires étaient entendues ensemble (comme la Cour l’avait déjà ordonné). Le ministre a reconnu que la Cour pouvait examiner des éléments de preuve communs de façon coordonnée, plutôt que séparément dans les deux instances. L’ordonnance du 28 janvier 2021 portait ce qui suit :

[traduction]

Les documents relatifs aux politiques et aux pratiques du Canada concernant l’interception des voyageurs hongrois qui sont inclus dans le DCT déposé dans le dossier de la Cour IMM‑2967‑19 (Kiss) devraient également être inclus dans le DCT déposé avec la présente demande de contrôle judiciaire.

[18] Le 12 février 2021, le PGC a présenté en vertu de l’article 87 de la LIPR une requête en non‑divulgation d’extraits du dossier supplémentaire corrigé du tribunal. Le 22 février 2021, les Szép‑Szögi ont demandé à la Cour de suspendre la requête en non‑divulgation du PGC en attendant que la [traduction] « requête identique » présentée par le PGC dans l’affaire Kiss soit tranchée. Le PGC a appuyé la demande. Le 24 février 2021, la Cour a ordonné que la requête du PGC dans l’instance concernant les Szép‑Szögi soit mise en suspens, notant que l’accueil de la demande pourrait favoriser le règlement rapide des deux requêtes et donner lieu à une utilisation efficace des ressources judiciaires.

[19] Le 5 mai 2022, la Cour a rendu publics son ordonnance et ses motifs dans le cadre de la requête en non‑divulgation présentée par le PGC dans l’affaire Kiss. La Cour a accueilli la requête en non‑divulgation d’environ 82 éléments d’information (annexe A), mais a rejeté la demande du PGC de maintenir la confidentialité d’environ 35 éléments d’information (annexe B).

[20] Le 6 mai 2022, les Szép‑Szögi ont informé la Cour de leur thèse selon laquelle l’ordonnance et les motifs dans l’affaire Kiss ne devraient pas régir l’issue de la requête identique présentée dans leur instance :

[traduction]

Les demandeurs aimeraient éviter d’avoir à déposer un dossier de requête complet dans la présente affaire et que la Cour doive tenir une audience complète sur les éléments de preuve. Pareille audience serait inutile et inefficace compte tenu du chevauchement important entre les deux affaires. Cependant, il y a des renseignements importants au dossier de la présente demande qui ne semblent pas avoir été mentionnés dans l’audience ex parte tenue dans l’affaire Kiss. Ces renseignements pourraient entraîner une issue différente dans le cadre de la requête en non‑divulgation en l’espèce, ce qui obligerait alors les parties dans le dossier de la Cour no IMM‑2967‑19 à réexaminer les caviardages ordonnés dans cette affaire.

Plus précisément, la présente demande comporte trois « indicateurs » qui font manifestement partie du domaine public parce qu’ils figurent dans les motifs non caviardés de l’agent, à la page 10 du dossier de requête en non‑divulgation du défendeur :

le séjour à l’hôtel a été réservé, mais aucun paiement préalable n’a été fait;

les passeports ont été délivrés deux mois avant le voyage;

les billets ont été achetés trois semaines avant le voyage.

[21] Les Szép‑Szögi se sont également appuyés sur des indicateurs qui, selon eux, avaient été rendus publics en réponse à des demandes présentées en vertu de la législation sur l’accès à l’information, et ont émis l’hypothèse que d’autres indicateurs avaient peut‑être été divulgués en audience publique dans un affidavit déposé dans l’affaire R v Chisholm, 2018 ONCJ 479. Ils n’ont pas produit de copie de l’affidavit, faisant valoir que c’est au PGC que devrait incomber cette tâche.

[22] Le 10 juin 2022, à la suite d’une conférence de gestion d’instance, la Cour a rendu une ordonnance qui comprenait ce qui suit :

[traduction]

1. Les parties doivent se rencontrer et se concerter au sujet de l’application de l’ordonnance publique et des motifs de la Cour dans l’affaire Kiss c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 373 [l’ordonnance de divulgation dans l’affaire Kiss] au dossier certifié du tribunal produit dans le dossier no IMM‑5570‑19.

2. Au plus tard le 29 juillet 2022, l’avocat du procureur général du Canada [le PGC] devra :

a) aviser la Cour si les parties se sont entendues sur l’application de l’ordonnance de divulgation dans l’affaire Kiss au dossier certifié du tribunal produit dans le dossier de la Cour no IMM‑5570‑19, avec les modifications appropriées […]

[23] Le 4 août 2022, les parties ont informé la Cour qu’elles ne pouvaient s’entendre sur l’application de l’ordonnance et des motifs de la Cour dans l’affaire Kiss à la requête identique présentée par le PGC dans l’instance introduite par les Szép‑Szögi.

[24] Le dossier de requête modifié du PGC a été signifié et déposé le 12 août 2022. Les Szép‑Szögi ont signifié et déposé leur dossier de requête en réponse le 12 septembre 2022.

[25] Le PGC a signifié et déposé sa réplique le 16 septembre 2022, estimant que la réponse des demandeurs à la requête était une contestation indirecte inappropriée de l’ordonnance et des motifs de la Cour dans l’affaire Kiss et qu’elle devait être rejetée au motif qu’il s’agit d’un abus de procédure.

[26] Le PGC a déposé un affidavit classifié ex parte le 24 octobre 2022. Dans une lettre datée du 7 novembre 2022, le PGC a concédé que l’indicateur [traduction] « hôtel réservé, mais non payé », inclus à l’annexe A de la décision Kiss, appartenait au domaine public et ne pouvait plus être protégé.

III. Question en litige

[27] La seule question que soulève la présente requête en non‑divulgation est celle de savoir si la décision devrait être régie par l’ordonnance et les motifs de la Cour dans l’affaire Kiss.

IV. Analyse

A. Abus de procédure

[28] Thèse du PGC :

[traduction]

La réponse des demandeurs est une attaque indirecte inappropriée contre l’ordonnance rendue au titre de l’article 87 dans l’affaire Kiss, et leur tentative de remettre en cause les mêmes questions en litige dans la présente requête devrait être rejetée. Comme les demandeurs l’ont déjà reconnu, les renseignements que l’on cherche à protéger en l’espèce sont les mêmes que ceux qui ont été jugés convenablement protégés par l’article 87 dans l’affaire Kiss.

La Cour a déjà examiné les arguments des demandeurs selon lesquels les renseignements ne devraient pas être protégés puisqu’ils n’ont pas été traités de façon confidentielle par le défendeur et qu’ils appartiennent déjà au domaine public dans le contexte de l’affaire Kiss. Leur tentative de remettre en cause les mêmes questions en litige dans la présente requête ne devrait pas être acceptée.

[29] Les Szép‑Szögi ont reconnu que [traduction] « l’examen attentif des allégations de confidentialité du défendeur fondées sur la sécurité nationale requiert des ressources judiciaires substantielles et limitées ». Ils insistent néanmoins sur la nécessité d’un examen plus approfondi.

[30] Un contrôle judiciaire constitue un processus sommaire par nature et n’est pas destiné à comprendre la rigueur procédurale qui vient avec une action (Sivak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 402 aux para 13‑14). La Cour doit statuer « à bref délai et selon une procédure sommaire » sur les demandes de contrôle judiciaire » (Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, art 18.4(1))

[31] Les droits procéduraux des Szép‑Szögi sont minimaux (Malikaimu c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1026 au para 39). Ils ne sont pas des citoyens canadiens et ils ne sont pas présents au Canada. Ils sont des ressortissants hongrois qui souhaitent venir au Canada à titre de visiteurs.

[32] Comme l’a expliqué le juge Barry Strayer dans la décision David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc (CA), [1995] 1 CF 588 à la p 598 :

[…] les requêtes en contrôle judiciaire doivent parvenir au stade de l’audition le plus rapidement possible. Les objections visant l’avis introductif d’instance peuvent ainsi être tranchées rapidement dans le contexte de l’examen du bien‑fondé de la demande.

[33] La Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Access Information Agency Inc c Canada (Procureur général), 2007 CAF 224 (au para 21) :

Il n’est pas question, lorsqu’il s’agit de contrôle judiciaire, de demander la transmission de tout document qui pourrait être pertinent dans l’espoir d’en établir la pertinence par la suite. Une telle démarche est tout à fait à l’encontre du caractère sommaire du contrôle judiciaire. Si les circonstances sont telles qu’il s’avère nécessaire d’élargir le cadre de la communication de la preuve, celui qui exige une divulgation plus complète a le fardeau de mettre de l’avant des éléments de preuve qui justifient sa demande. C’est ce dernier élément qui est tout à fait absent en l’instance.

[34] Un demandeur ne peut pas se livrer à une recherche à l’aveuglette dans l’espoir de trouver des documents permettant d’établir le bien‑fondé de sa demande (Humane Society of Canada Foundation c Canada (Revenu national), 2018 CAF 66 au para 8). Les indicateurs qui demeurent en litige en l’espèce se situent à la périphérie de la pertinence pour les deux demandes de contrôle judiciaire. L’insistance des Szép‑Szögi pour que la Cour réexamine son ordonnance et ses motifs dans l’affaire Kiss revient à remettre en cause des questions déjà tranchées.

[35] Les [traduction] « nouveaux éléments de preuve » invoqués par les Szép‑Szögi ne pas de nouveaux éléments et ils auraient pu être invoqués par les demandeurs dans l’affaire Kiss. Les demandeurs dans les deux instances sont représentés par le même avocat, et M. Lukács a agi à titre de déposant principal dans toutes les requêtes présentées par le PGC en vertu de l’article 87 de la LIPR. Je conviens avec le PGC que la tentative des Szép‑Szögi de s’appuyer sur des éléments de preuve supplémentaires est une [traduction] « pure expédition de pêche aux dépens des parties et de la Cour » et une [traduction] « contestation voilée » de l’ordonnance et des motifs de la Cour dans l’affaire Kiss.

[36] Dans l’arrêt Penner c Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, la Cour suprême du Canada a expliqué l’objet d’un certain nombre de doctrines juridiques qui limitent la tenue de nouvelles instances (aux para 28‑29) :

La tenue d’une nouvelle instance à l’égard d’une question déjà tranchée gaspille les ressources, fait en sorte qu’il soit risqué pour les parties d’agir sur la foi du jugement obtenu à l’issue de l’instance antérieure, expose inéquitablement les parties à des frais additionnels, soulève le risque d’incohérence décisionnelle et, lorsque le premier décideur exerce une fonction qui relève du droit administratif, risque de contrecarrer l’intention du législateur qui a mis en place le régime administratif. Pour ces motifs, le droit a développé un certain nombre de doctrines visant à limiter la tenue de nouvelles instances.

La doctrine pertinente en l’espèce est celle de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Elle établit un équilibre entre le caractère définitif des décisions et l’économie, d’une part, et d’autres considérations intéressant l’équité envers les parties, d’autre part. Toujours selon cette doctrine, une partie ne peut pas engager une nouvelle instance à l’égard d’une question tranchée de façon définitive à l’issue d’une instance judiciaire antérieure opposant les mêmes parties ou celles qui les remplacent.

[37] Dans leurs observations écrites à l’appui de la requête en réunion des instances, les demandeurs dans les deux instances ont affirmé que tous les facteurs en faveur de la réunion étaient réunis, y compris le fait qu’il y a des parties en commun. Bien que les demandeurs dans les deux instances soient différents, ils sont représentés par le même avocat. M. Lukács joue un rôle central dans les deux instances.

[38] Même s’il est possible que les exigences officielles de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne soient pas entièrement respectées en l’espèce, je suis convaincu que la doctrine de l’abus de procédure s’applique. L’abus de procédure est « une doctrine souple qui ne s’encombre pas d’exigences particulières telles que la notion d’irrecevabilité » qui « engage le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement » (Toronto (Ville) c SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63 [SCFP] au para 37; Maynes v Allen‑Vanguard Technologies Inc (Med‑Eng Systems Inc), 2011 ONCA 125 au para 38).

[39] Les tribunaux conservent le pouvoir discrétionnaire d’appliquer la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher que des litiges soient réouverts puisque pareille réouverture porterait atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice (SCFP, au para 37). La position des Szép‑Szögi concernant la présente requête en non‑divulgation constitue une tentative inappropriée de remettre en cause l’ordonnance et les motifs de la Cour dans l’affaire Kiss et doit être rejetée.

B. Équité procédurale

[40] La plainte des Szép‑Szögi concernant un manquement à l’équité procédurale est également dénuée de fondement. Au cours de l’audience ex parte à huis clos tenue dans l’affaire Kiss, un déposant qui a témoigné au nom du PGC a abordé la façon dont l’ASFC forme le personnel des services de sécurité privés à Budapest. Le témoin a expliqué que la formation était dispensée dans une zone sécurisée de l’aéroport à laquelle seul le personnel ayant une autorisation de sécurité a accès. Des éléments de preuve ont également été fournis au sujet de la Convention relative à l’aviation civile internationale du 7 décembre 1944, 15 UNTS 295 [la Convention], y compris l’annexe 17 – Protection de l’aviation civile internationale contre les actes d’ingérence illicite [l’annexe 17].

[41] Au paragraphe 23 de la décision Kiss, la Cour a noté que le chapitre 4.2 de l’annexe 17 de la Convention, intitulé « Mesures relatives au contrôle d’accès », exige de chaque État contractant qu’il contrôle l’accès aux zones de sûreté des aéroports afin d’empêcher les entrées non autorisées. Il s’agit notamment de veiller à ce que des systèmes d’identification soient mis en place pour les personnes et les véhicules, et que l’accès ne soit accordé qu’à ceux qui ont un besoin opérationnel et une raison légitime.

[42] La Cour a tiré la conclusion suivante de ces éléments de preuve (Kiss, au para 25) :

Les éléments de preuve produits en l’espèce démontrent que, malgré l’absence de classification de sécurité officielle, seule une partie des renseignements a été divulguée au public. Les autres renseignements en question ne sont pas généralement connus ou accessibles. Ils ont été divulgués à des fins officielles à des personnes ayant une autorisation de sécurité appropriée et sous réserve de certaines conditions. La divulgation des renseignements par les agents de liaison de l’ASFC au personnel des compagnies aériennes et aux agents des services de sécurité privés à des fins de formation et de contrôle des passagers ne compromet pas les efforts du PGC pour protéger les renseignements en vertu de l’article 87 de la LIPR.

[43] Les Szép‑Szögi affirment que le PGC n’avait aucune raison de produire des éléments de preuve concernant la manière dont l’ASFC forme le personnel des services de sécurité privés ou la mise en œuvre de l’annexe 17 de la Convention au cours d’une audience ex parte à huis clos. Tous ces éléments de preuve auraient pu être présentés au cours de l’audience publique, comme l’illustre l’absence d’objection de la part du PGC à l’égard de la divulgation publique de la décision de la Cour dans Kiss, en particulier les paragraphes 22, 23 et 25.

[44] Étant donné que les demandeurs dans l’affaire Kiss n’ont pas eu la possibilité de contester les éléments de preuve résumés par la Cour aux paragraphes 22, 23 et 25 de la décision Kiss, les Szép‑Szögi affirment que les demandeurs dans les deux instances ont été privés de leur droit à l’équité procédurale et que la conclusion de la Cour en l’espèce doit être réexaminée. On peut supposer que cela donnerait aux Szép‑Szögi la possibilité de contre‑interroger le déposant du PGC au sujet de ces éléments de preuve.

[45] Il est inapproprié pour le PGC de produire des éléments de preuve au cours d’une audience ex parte à huis clos qui peuvent être présentés au cours d’une audience publique, surtout si l’objectif est d’empêcher un témoin de subir un contre‑interrogatoire. Cependant, je ne suis pas convaincu que ce soit le cas en l’espèce. Il n’est peut‑être pas facile de séparer les renseignements non classifiés des renseignements classifiés. La preuve concernant la formation et la Convention n’est mentionnée que dans trois paragraphes dans la décision Kiss. Même si le PGC ne s’est pas opposé à la divulgation publique de ces paragraphes, il ne faut pas présumer qu’il appuierait un examen public plus approfondi de la façon dont l’ASFC forme les agents des services de sécurité privés à l’étranger ou de la mise en œuvre de l’annexe 17 de la Convention.

[46] La conclusion centrale de la Cour au paragraphe 25 de la décision Kiss était que, malgré l’absence de classification de sécurité officielle, seule une partie des renseignements avait été divulguée au public. Il n’avait pas été prouvé que les autres renseignements étaient généralement connus ou accessibles. Cette conclusion ne dépendait que partiellement de la preuve produite par le PGC concernant la formation du personnel des services de sécurité privés ou la mise en œuvre de l’article 17 de la Convention. Cela s’expliquait principalement par l’absence de tout élément de preuve, de la part des demandeurs ou autre, montrant que les indicateurs que le PGC souhaitait garder confidentiels étaient en fait connus du grand public.

[47] Je ne suis pas convaincu que le fait de fournir aux demandeurs dans l’affaire Kiss la possibilité de contre‑interroger le déposant du PGC sur ces questions précises aurait changé l’issue de cette décision. Cela ne constitue pas non plus une justification suffisante pour réexaminer la décision antérieure de la Cour en l’espèce.

[48] Comme je l’ai déjà expliqué, les demandes de contrôle judiciaire sont censées être instruites selon une procédure sommaire. Il doit y avoir une mesure de proportionnalité entre l’importance d’une instance et l’importance des ressources judiciaires limitées nécessaires pour régler le litige. La réouverture des éléments de preuve sur lesquels la Cour s’est appuyée dans l’affaire Kiss constituerait un gaspillage de ressources judiciaires sans aucun avantage perceptible pour le litige principal.

V. Conclusion

[49] Compte tenu de l’admission du PGC selon laquelle l’indicateur [traduction] « hôtel réservé, mais non payé », figurant à l’annexe A de l’ordonnance et des motifs de la Cour dans l’affaire Kiss, appartient au domaine public, cet indicateur doit être divulgué tant dans la demande principale de contrôle judiciaire dans l’affaire Kiss que dans la présente instance.

[50] À tous les autres égards, la requête du PGC en non‑divulgation de renseignements présentée en vertu de l’article 87 de la LIPR sera accueillie selon les mêmes conditions que la requête identique sur laquelle la Cour a statué dans la décision Kiss.


ORDONNANCE

LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :

  1. Compte tenu de l’admission du procureur général du Canada selon laquelle l’indicateur [traduction] « hôtel réservé, mais non payé », figurant à l’annexe A de l’ordonnance et des motifs de la Cour dans l’affaire Kiss c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 373 [Kiss], appartient au domaine public, cet indicateur doit être divulgué tant dans la demande principale de contrôle judiciaire dans l’affaire Kiss que dans la présente instance.

  2. À tous les autres égards, la requête du procureur général du Canada en non‑divulgation de renseignements présentée en vertu de l’article 87 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, est accueillie selon les mêmes conditions que la requête identique sur laquelle la Cour a statué dans la décision Kiss.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5570-19

 

INTITULÉ :

LÁSZLÓ SZÉP-SZÖGI, JUDIT SZÉP-SZÖGI, LAURA SZÉP-SZÖGI, ET LÉNA SZÉP-SZÖGI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EN VERTU DE L’ARTICLE 87 DE LA LOI SUR L’IMMIGRATION ET LA PROTECTION DES RÉFUGIÉS

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 janvier 2023

 

OBSERVATIONS :

Benjamin Perryman

Pour les demandeurs

Patricia MacPhee

Ami Assignon

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Benjamin Perryman Law Inc

Avocat

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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