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Date : 20221025


Dossier : T‑462‑22

Référence : 2022 CF 1462

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 25 octobre 2022

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

SAMANDA ROSE RITCH

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, et de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la Loi], à l’égard de la décision du directeur de l’Établissement Nova pour femmes [l’Établissement Nova] de procéder à la réévaluation de la cote de sécurité de Mme Ritch le ou vers le 28 mai 2022 [la décision contestée]. Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la demande.

I. Le contexte

[2] Le paragraphe 30(1) de la Loi exige que le Service correctionnel du Canada [le SCC] attribue une cote de sécurité selon les catégories dites maximale, moyenne et minimale à chaque détenu conformément au Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620. Les Directives du commissaire du SCC [les Directives] fournissent également des lignes directrices concernant le processus d’attribution des cotes de sécurité.

[3] Le 14 décembre 2019, Mme Ritch a été déclarée coupable de meurtre au premier degré. Le 24 janvier 2020, elle a été condamnée à l’emprisonnement à perpétuité – la peine minimale pour meurtre au premier degré – sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans.

[4] Le 31 janvier 2020, avant l’arrivée de Mme Ritch à l’Établissement Nova, un établissement fédéral, le personnel du SCC a rempli une Échelle de classement par niveau de sécurité [ECNS] en vue de lui attribuer une cote de sécurité. Cette échelle est un outil qui permet de générer une cote initiale, à laquelle correspond une cote de sécurité donnée. L’ECNS aide le SCC à évaluer le niveau de sécurité auquel classer un détenu et à décider dans quelle unité le placer lors de son admission dans un établissement fédéral, avant qu’on ne lui attribue une cote de sécurité.

[5] Selon l’ECNS qui a été remplie pour Mme Ritch, il était recommandé de lui attribuer une cote de sécurité maximale.

[6] Le 4 février 2020, Mme Ritch a été transférée de l’établissement correctionnel du Centre de la Nouvelle‑Écosse, un établissement provincial, à l’unité à sécurité maximale de l’Établissement Nova. Le défendeur soutient que Mme Ritch, dont la cote de sécurité n’avait pas été déterminée, avait été placée dans cette unité en attendant que le SCC lui attribue une cote de sécurité. Mme Ritch n’est pas d’accord avec le défendeur et affirme qu’elle a été placée dans l’unité à sécurité maximale à son arrivée à l’établissement parce qu’une cote de sécurité maximale lui avait été attribuée.

[7] Le 20 avril 2020, le personnel du SCC a procédé à une Évaluation en vue d’une décision afin d’évaluer l’adaptation de Mme Ritch à l’établissement, son risque d’évasion et la menace qu’elle constituerait pour la sécurité du public en cas d’évasion. À l’issue de cette évaluation, la cote générée au moyen de l’ECNS a été confirmée et l’attribution d’une cote de sécurité maximale a été recommandée. Le 5 mai 2020, le personnel du SCC a élaboré un plan correctionnel pour Mme Ritch.

[8] Le 27 mai 2020, Mme Ritch a écrit au directeur par intérim de l’Établissement Nova [le directeur] pour contester l’Évaluation en vue d’une décision. Le 28 mai 2020, le directeur a rendu une décision écrite, dans laquelle il indiquait que Mme Ritch avait été classée dans la catégorie dite « à sécurité maximale ».

[9] Le 4 février 2022, l’avocate de Mme Ritch a écrit au directeur pour lui demander de réévaluer la cote de sécurité de cette dernière, conformément à la Directive 710‑6, qui prévoit que les détenus qui possèdent une cote de sécurité maximale ou moyenne feront l’objet d’une réévaluation de leur cote de sécurité au moins une fois tous les deux ans.

[10] Le 21 février 2022, le directeur a informé l’avocate de Mme Ritch qu’il avait décidé que sa cote de sécurité serait réévaluée le ou vers le 28 mai 2022, soit deux ans avoir rendu une décision écrite dans laquelle il indiquait que la cote de sécurité maximale avait été attribuée à Mme Ritch.

[11] Le 3 mars 2022, Mme Ritch a demandé le contrôle judiciaire de la décision du directeur.

[12] Le 27 mai 2022, le personnel du SCC a procédé à la réévaluation de la cote de sécurité de Mme Ritch et lui a attribué la cote de sécurité moyenne.

II. Les questions préliminaires

[13] En l’espèce, le défendeur soulève deux questions préliminaires, à savoir que la demande devrait être rejetée au motif (i) qu’elle est théorique et (ii) que Mme Ritch n’a pas épuisé tous les recours internes à sa disposition.

A. La demande est‑elle théorique?

[14] Lorsqu’elle effectue une analyse en deux volets pour déterminer le caractère théorique, qui est la méthode établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski], la Cour doit, dans un premier temps, se demander si le différend concret et tangible a disparu et si l’affaire ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Dans un deuxième temps, la Cour doit déterminer si elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire au fond, même en l’absence de litige actuel (Borowski, à la p 345).

[15] Le défendeur soutient qu’il n’y a pas de différend concret, car la réparation sollicitée par Mme Ritch est théorique. Il affirme que la Cour ne peut pas rendre une ordonnance de la nature d’un bref de mandamus enjoignant au directeur de l’Établissement Nova de procéder à une réévaluation de la cote de sécurité [traduction] « sur‑le‑champ », car cette réévaluation a déjà été effectuée le 27 mai 2022.

[16] Mme Ritch s’oppose fermement à ce que la Cour conclue que sa demande est théorique. Elle soutient que sa situation continuera de dépendre des réévaluations de sa cote de sécurité pendant la durée de sa peine. Toute précision fournie par la Cour concernant le calendrier de la réévaluation de sa cote de sécurité aura donc une incidence directe sur sa situation.

[17] En l’espèce, je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il a été satisfait au premier volet de l’analyse. Comme une réévaluation de la cote de sécurité a été effectuée le 27 mai 2022, il ne reste à trancher que la question hypothétique de savoir si la décision contestée était raisonnable.

[18] Au deuxième volet de l’analyse, la Cour doit examiner trois facteurs pour déterminer si elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire au fond : (i) la question de savoir s’il est possible de débattre de la question théorique dans un contexte réellement contradictoire; (ii) l’économie des ressources judiciaires et la question de savoir s’il y a lieu de consacrer des ressources judiciaires limitées à la solution d’un litige devenu théorique; (iii) l’efficacité de l’intervention judiciaire et la fonction juridictionnelle (Borowski, à la p 345; voir aussi Alliance de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2021 CAF 90 au para 10).

[19] Mme Ritch soutient que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire au fond, parce que les questions soulevées auront une incidence importante à long terme sur la manière dont le SCC interprète et applique le processus d’attribution des cotes de sécurité.

[20] Le défendeur fait valoir que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour se prononcer sur le fond de la présente demande de contrôle judiciaire, mais il reconnaît qu’il reste matière à débat contradictoire pour aider la Cour à déterminer si la décision contestée est raisonnable.

[21] Cela étant admis, je conclus néanmoins que la Cour n’a pas à se prononcer sur le fond de la présente demande de contrôle judiciaire, soit sur la question de savoir à quelle date la réévaluation bisannuelle de la cote de sécurité de Mme Ritch aurait dû être effectuée. J’en arrive à cette conclusion parce que les deux autres facteurs — l’efficacité de l’intervention judiciaire et l’économie des ressources judiciaires consacrées à une telle intervention en dépit du caractère théorique du litige — ne l’emportent pas sur la deuxième question préliminaire, c’est-à-dire le fait que Mme Ritch n’a pas épuisé les recours internes à sa disposition au sein de l’établissement.

B. Mme Ritch a‑t‑elle épuisé tous les recours internes à sa disposition?

[22] Le défendeur affirme que Mme Ritch n’a pas épuisé les recours internes à sa disposition, car elle n’a pas déposé de grief pour contester la date à laquelle la réévaluation de sa cote de sécurité a été effectuée, lequel recours est prévu aux articles 90 et 91 de la Loi.

[23] Mme Ritch explique toutefois qu’elle a choisi de contourner la procédure interne de règlement des griefs parce qu’elle est inadéquate. Elle s’appuie sur l’arrêt May c Établissement Ferndale, 2005 CSC 82 [May], pour faire valoir qu’elle ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce qu’une autorité carcérale rende une décision juste et impartiale à l’égard de la décision d’une autre autorité carcérale. Elle s’appuie également sur le Rapport annuel du Bureau de l’enquêteur correctionnel 2017‑2018 pour dénoncer le caractère inadéquat du système interne de règlement des griefs du SCC. Mme Ritch cite l’enquêteur correctionnel qui, dans ce rapport, a écrit que « le système interne de règlement des plaintes et des griefs des délinquants est défaillant, inefficace, dysfonctionnel et, selon moi, il n’est ni réparable ni récupérable » (en ligne : https://www.oci-bec.gc.ca/cnt/rpt/annrpt/annrpt20172018-fra.aspx).

[24] Le défendeur affirme que les observations de la Cour suprême dans l’arrêt May ne permettaient pas de conclure que la procédure interne de règlement des griefs ne constituait pas une solution de rechange adéquate au recours judiciaire.

[25] Je conviens avec le défendeur que Mme Ritch ne peut pas invoquer l’arrêt May pour étayer ses arguments, notamment celui selon lequel elle pouvait, dans les circonstances, contourner la procédure de règlement des griefs en raison de son caractère prétendument inadéquat. Dans l’arrêt May, la Cour suprême a conclu que la procédure interne de règlement des griefs du SCC n’était pas censée constituer un code législatif complet qui fait échec à la compétence des cours supérieures d’instruire les demandes d’habeas corpus.

[26] En ce qui a trait à la procédure de règlement des griefs du SCC, la Cour a conclu à diverses reprises que cette procédure constitue une voie de recours appropriée dont il faut se prévaloir avant de solliciter le contrôle judiciaire d’une décision, laquelle conclusion a notamment été tirée dans la décision très récente Blair c Canada (Procureur général), 2022 CF 957, au paragraphe 44 [Blair]. Les observations du juge adjoint Duchesne dans la décision Blair donnent également une idée de ce qui constitue des circonstances exceptionnelles qui justifieraient que la Cour écarte le principe de l’épuisement des recours dans le contexte des griefs en établissement :

[44] Il ressort généralement de la jurisprudence de notre Cour que la procédure de règlement des griefs prévue aux articles 90 et 91 de la Loi constitue une voie de recours appropriée qui doit être épuisée avant toute demande de contrôle judiciaire (Giesbrecht c Canada, 1998 CanLII 7905 au para 14; MacInnes c Établissement Mountain, 2014 CF 212 au para 17; Nome c Canada (Procureur général), 2016 CF 187 aux para 21, 22; Nome c Canada (Procureur général), 2018 CF 1054 au para 7; Thompson c Canada (Service correctionnel), 2018 CF 40 aux para 14 à 17).

[45] La Cour interviendra et permettra que soit contournée la procédure de règlement des griefs lorsque des circonstances exceptionnelles le justifient (Rose c Canada (Procureur général), 2011 CF 1495 au para 35; Nickerson v Canada (Correctional Service), 2019 CF 1136 aux para 15‑16).

[46] Les circonstances exceptionnelles s’entendent généralement d’« un cas d’urgence, [d’]une irrégularité manifeste entachant la procédure ou [de] l’existence d’un préjudice physique ou intellectuel causé à un détenu » (Rose c Canada (Procureur général), 2011 CF 1495 au para 35; Marleau c Canada (Procureur général), 2011 CF 1149 au para 34; Gates c Canada (Procureur général), 2007 CF 1058 au para 26). Il ne s’agit pas des seules circonstances exceptionnelles. Très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est rigoureux. Les doutes soulevés à l’égard de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou le fait que toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (CB Powell [Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61], au para 33).

[27] Mme Ritch soutient que seule la Cour peut trancher les questions qu’elle soulève dans sa demande au sujet du calendrier du processus de réévaluation des cotes de sécurité, parce que ces questions commandent une interprétation des lois qui dépasse la portée du système interne de règlement des griefs.

[28] Cet argument n’est pas non plus suffisant pour permettre aux demandeurs de passer outre à l’obligation d’épuiser les recours prévus par la loi avant de s’adresser à la Cour. En effet, dans l’arrêt CB Powell, auquel renvoie notre Cour dans la décision Blair, précitée, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’existence d’une question juridique importante ne peut pas être considérée comme une circonstance exceptionnelle qui permettrait au demandeur d’omettre une voie de recours appropriée. En l’espèce, la question soulevée relève clairement de la compétence du SCC et de la portée de la procédure interne de règlement des griefs, et rien ne justifie qu’elle ne soit pas d’abord examinée dans cette procédure interne. De fait, ne pas se prévaloir de cette procédure serait faire fi du cadre établi dans la Loi.

[29] En somme, la demanderesse n’a pas démontré que, dans son cas, des circonstances exceptionnelles justifieraient que la Cour écarte le principe de non‑intervention et examine sa demande avant que celle-ci ne passe par la procédure interne de règlement des griefs du SCC. Je rejetterai donc la demande, car Mme Ritch n’a pas épuisé les recours internes dont elle dispose et, par conséquent, je n’exercerai pas le pouvoir discrétionnaire dont est investie notre Cour pour statuer sur le fond de la demande de contrôle judiciaire, en dépit de son caractère théorique. Je refuserai donc de trancher la question de fond, à savoir si la décision du directeur était raisonnable.

[30] Enfin, je note que le défendeur, qui est conscient que Mme Ritch est en détention et qu’elle n’a aucun revenu important, s’est gracieusement abstenu de demander les dépens.

III. Conclusion

[31] Pour les motifs qui précèdent, je rejette la demande de contrôle judiciaire, sans dépens.


JUGEMENT dans le dossier T‑462‑22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑462‑22

 

INTITULÉ :

SAMANDA ROSE RITCH c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 OCTOBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 OCTOBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Jessica D. Rose

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Ami Assignon

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Elizabeth Fry Society of Mainland

Nova Scotia

Dartmouth (Nouvelle‑Écosse)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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