Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230202


Dossier : IMM-2344-22

Référence : 2023 CF 156

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Montréal (Québec), le 2 février 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

UNKNOWN SHAKIL ALI

UNKNOWN REHAAN ALI

SHEHWAN ALI

UNKNOWN NARGIS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle leur demande d’asile a été rejetée. Je rejette leur demande parce que le décideur a raisonnablement rejeté les nouvelles preuves qu’ils ont présentées, les jugeant non crédibles, et qu’il a raisonnablement conclu que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] dans leur pays d’origine.

I. Contexte

[2] Les demandeurs sont citoyens de l’Inde. Ils sont musulmans. Ils sont arrivés au Canada en 2018 et ont demandé l’asile au motif que leur magasin avait été détruit à deux reprises par des nationalistes hindous et que, lorsqu’ils avaient porté plainte à la police de Delhi, ils avaient été battus et faussement accusés d’avoir caché des militants. Ils ont également affirmé que la police avait continué à rendre visite à leurs proches à Delhi et que, en mai 2021, la police avait dit à la mère de M. Ali qu’une citation à comparaître avait été délivrée à l’endroit de M. Ali et de son épouse.

[3] Tant la Section de la protection des réfugiés [la SPR] que la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ont rejeté la demande d’asile des demandeurs. La SPR a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI à Kolkata, notamment parce qu’elle ne croyait pas que la police de Delhi cherchait à leur causer un préjudice. Devant la SAR, les demandeurs ont cherché à produire de nouvelles preuves montrant que la police de Delhi avait récemment porté contre eux une fausse accusation d’extorsion. La SAR a refusé d’admettre les nouvelles preuves parce qu’elle a conclu que les circonstances dans lesquelles elles avaient été obtenues étaient tout à fait invraisemblables. Qui plus est, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI à Kolkata.

II. Analyse

[4] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Ils font valoir que la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre les nouvelles preuves et en confirmant l’existence d’une PRI. Je rejette leur demande parce que j’estime que la décision de la SAR est raisonnable à ces deux égards.

A. Nouvelles preuves

[5] Lorsque la SAR doit trancher une demande visant à faire admettre de nouvelles preuves, elle doit en évaluer la crédibilité : Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96, [2016] 4 RCF 230. C’est exactement ce que la SAR a fait en l’espèce lorsqu’elle a conclu que les circonstances dans lesquelles l’avocat des demandeurs en Inde avait obtenu une copie des citations à comparaître délivrées à leur égard étaient invraisemblables. Les demandeurs soutiennent que cette conclusion est déraisonnable pour les raisons suivantes : 1) il y avait une explication quant au moment de la délivrance des nouvelles citations à comparaître; 2) les circonstances dans lesquelles les citations à comparaître ont été obtenues n’ont aucune incidence sur la question de leur authenticité; et 3) la SAR ne pouvait pas conclure implicitement que les citations à comparaître étaient frauduleuses.

[6] En ce qui concerne la première question, la SAR était consciente du critère à appliquer puisqu’elle a explicitement affirmé que des conclusions d’invraisemblance ne pouvaient être tirées que dans les « cas les plus évidents ». Cela est compatible avec la jurisprudence de la Cour, en particulier les décisions Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 au paragraphe 7, et Al Dya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 901 aux paragraphes 27 à 29 et 38 à 39 [Al Dya]. Dans des circonstances appropriées, une coïncidence dans le temps peut servir de fondement à une conclusion d’invraisemblance : Idugboe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 334 aux paragraphes 21 à 25; Uddin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 117 aux paragraphes 10 à 12.

[7] Les demandeurs font valoir que la SAR n’a pas tenu compte de leur explication quant à la coïncidence entre le moment où leur demande a été rejetée par la SPR et celui où les nouvelles citations à comparaître ont été délivrées, à savoir que les demandes de renseignements présentées à la police par leur avocat avaient entraîné la délivrance des citations à comparaître quelques jours plus tard. La SAR était cependant consciente de cette explication. Cette coïncidence n’est pas la principale raison pour laquelle elle a conclu que le récit des demandeurs était invraisemblable : c’est plutôt le fait que l’avocat des demandeurs s’est présenté au greffe le jour même de la délivrance des citations à comparaître, ou peut‑être le lendemain. La norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle judiciaire des conclusions d’invraisemblance : Al Dya, au paragraphe 41. En l’espèce, la SAR a donné des motifs détaillés et cohérents pour justifier sa conclusion selon laquelle l’explication des demandeurs était insuffisante. À mon avis, sa décision à cet égard était raisonnable.

[8] Les demandeurs font également valoir que la SAR ne pouvait rejeter les citations à comparaître en se fondant sur les circonstances dans lesquelles ils les avaient obtenues. Si je comprends bien, leur thèse repose sur la présomption d’authenticité des documents officiels étrangers. Il est toutefois bien établi que les circonstances dans lesquelles les documents officiels étrangers sont obtenus sont pertinentes quant à leur authenticité ou à leur crédibilité : Bagire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 816 aux paragraphes 24 à 26; Yasik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 760 au paragraphe 39; Sunday c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 266 au paragraphe 16; Oliveira c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 561 aux paragraphes 18 à 22; Lemma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 770 au paragraphe 30. Il va de soi que si un document a été obtenu dans des circonstances invraisemblables, il est peu probable qu’il soit crédible ou authentique. Une telle conclusion, lorsqu’elle est dûment justifiée, ne porte pas atteinte à la présomption d’authenticité des documents officiels étrangers dont il est question aux paragraphes 85 à 91 de la décision Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 576, parce que cette présomption est réfutable. En fait, comme la SAR a conclu que la présente affaire respectait le critère élevé des « cas les plus évidents » permettant de tirer une conclusion d’invraisemblance, on peut déduire que la présomption d’authenticité est également réfutée.

[9] Enfin, les demandeurs reprochent à la SAR de ne pas avoir explicitement conclu que les citations à comparaître étaient frauduleuses et d’avoir plutôt affirmé qu’elles étaient « non crédibles ». Ils font valoir que la SAR a manqué à son obligation d’exprimer clairement ses conclusions concernant l’authenticité des documents, contrairement à ce qui a été établi dans des décisions comme Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390, Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 [Magonza], et Miah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 335. Dans ces décisions, cependant, la Cour a mis en garde contre l’amalgame entre la crédibilité et la valeur probante, surtout dans le contexte où il est interdit aux agents chargés des examens des risques avant renvoi [ERAR] de tirer des conclusions sur la crédibilité sans tenir une audience. Ces décisions n’exigent pas l’emploi d’un libellé particulier pour exprimer des doutes quant à la crédibilité ou à l’authenticité d’un document. Ce qui est exigé, c’est que « [L]a cour de révision [soit] en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 SCC 65 au paragraphe 102, [2019] 4 RCS 653. En l’espèce, le raisonnement de la SAR peut facilement être suivi.

B. Possibilité de refuge interne

[10] En ce qui concerne la PRI, les demandeurs font d’abord valoir que la SAR n’a pas tenu compte de diverses affirmations figurant dans le cartable national de documentation [le CND] qui décrivent l’état de la mise en œuvre de la base de données du CCTNS et la capacité réelle des forces policières locales en Inde de communiquer les unes avec les autres. D’après mon examen de la preuve documentaire, la SAR pouvait raisonnablement conclure que la police de Delhi ne retrouverait pas les demandeurs à Kolkata. Comme je l’ai expliqué au paragraphe 92 de la décision Magonza :

[I]l convient de faire une distinction entre les situations dans lesquelles la preuve est véritablement partagée et oblige l’agent à trancher, d’une part, et les cas où la preuve établit sans l’ombre d’un doute que la protection de l’État est inadéquate, mais où l’agent s’accroche à une réserve ou à un aspect positif mineur dans la preuve pour arriver à la conclusion contraire, d’autre part.

[11] En l’espèce, la preuve était pour le moins partagée, et certainement pas clairement en faveur des demandeurs.

[12] En outre, les demandeurs s’appuient sur des décisions comme Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 93, et AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 915, pour faire valoir que s’ils retournent en Inde, ils devront cacher leurs coordonnées à leur famille et à leurs amis, ce qui équivaut à vivre dans la clandestinité. Les conclusions tirées dans ces affaires étaient fondées sur des faits particuliers et ne peuvent être généralisées à toutes les situations de PRI : Essel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1025 au paragraphe 15. De plus, une telle affirmation doit être appréciée en fonction des faits constatés par la SAR, et non en fonction des faits allégués par les demandeurs : Pastrana Acosta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 139 aux paragraphes 6 à 9. En l’espèce, la SPR a conclu que la police n’avait pas recherché les demandeurs après qu’ils ont quitté l’Inde, et les demandeurs n’ont pas contesté cette conclusion devant la SAR, si ce n’est qu’ils ont tenté de présenter de nouveaux éléments de preuve que la SAR a jugés non crédibles. Pour cette raison, la SAR a raisonnablement conclu que les demandeurs « ne seraient pas obligés de cacher l’endroit où ils se trouvent à leur famille ni de demander à celle‑ci de ne pas communiquer à la police le fait qu’ils se trouvent à Kolkata ».

[13] Enfin, les demandeurs font valoir que la SAR n’a pas reconnu que la discrimination dont ils seraient victimes en tant que musulmans en Inde équivaut à de la persécution. Encore une fois, selon mon examen de la preuve, la conclusion de la SAR était raisonnable. La SAR était consciente de la distinction entre la discrimination et la persécution et a raisonnablement conclu que, malgré la tendance à la hausse des incidents violents contre la minorité musulmane au cours des dernières années, les musulmans de l’Inde ne sont pas exposés à un risque sérieux de persécution. Dans la mesure où les demandeurs font valoir qu’ils seraient davantage exposés à un risque de discrimination du fait qu’ils sont recherchés par la police, ils s’appuient sur une version des faits raisonnablement rejetée par la SAR.

III. Dispositif

[14] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-2344-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-2344-22

 

INTITULÉ :

UNKNOWN SHAKIL ALI, UNKNOWN REHAAN ALI, SHEHWAN ALI, UNKNOWN NARGIS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er février 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 2 février 2023

 

COMPARUTIONS :

Viken G. Artinian

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Simone Truong

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associates

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.