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Date : 20230213


Dossier : IMM-3498-22

Référence : 2023 CF 213

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 février 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

DINORA ESPERANZA GUZMAN DE PENA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que la demanderesse n’a ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] La question déterminante en l’espèce est celle de savoir si la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse n’était pas personnellement exposée à un risque conformément à l’article 97 est raisonnable. Pour les motifs qui suivent, je conclus que tel n’est pas le cas et, par conséquent, la décision doit être annulée.

I. Le contexte

[3] La demanderesse, Dinora Esperanza Guzman De Pena, est une citoyenne du Salvador. Ses frères et sœurs, sa mère et son fils sont citoyens canadiens, et elle a une fille qui réside aux États-Unis.

[4] La demanderesse exploitait plusieurs petites entreprises au Salvador et, plus récemment, elle y tenait un magasin à prix modiques. Son exposé circonstancié décrit les événements qui l’ont amenée à fuir le pays :

  • Le 3 janvier 2012, un homme qui affirmait être le chef local du tristement célèbre gang Mara Salvatrucha [la MS-13] est entré dans son magasin. Il l’a appelée par son nom et lui a dit que rien ne lui arriverait si elle coopérait; il a ensuite pointé une arme à feu sur l’une de ses employés et il lui a demandé de lui remettre l’argent qui se trouvait dans sa caisse enregistreuse. La demanderesse a obtempéré et lui a remis environ 1 000 $.

  • Après le départ de l’agresseur, la demanderesse a remarqué que des graffitis associés à la MS-13 avaient été peints sur la devanture de son magasin.

  • Elle a fermé son magasin pendant environ deux mois parce qu’elle craignait de faire de nouveau l’objet de menaces, mais elle a décidé de le rouvrir parce qu’elle avait l’intention d’épargner pour déménager dans une autre région.

  • Par la suite, elle a appris qu’un autre propriétaire d’entreprise de son quartier avait été assassiné parce qu’il avait refusé de donner l’argent exigé par la MS-13.

  • Le 2 juin 2012, alors qu’elle fermait le magasin, le même chef de gang est arrivé accompagné d’un autre homme. Ils ont menacé la demanderesse, et le chef de gang lui a dit qu’elle ne pouvait pas se cacher, que le gang savait où elle habitait et qu’ils la retrouveraient, peu importe où elle irait. Il a pris l’argent qu’elle avait dans le magasin et lui a dit qu’elle serait en sécurité tant qu’elle coopérait et qu’elle n’essayait pas de se cacher ou d’aller voir la police.

  • Après cet incident, les membres du gang sont venus au magasin chaque semaine pour exiger de l’argent. Elle les payait, même si elle était devenue incapable de couvrir ses dépenses.

  • En novembre 2012, la demanderesse ne pouvait plus supporter la situation, alors elle a fermé définitivement son magasin et a déménagé dans un autre endroit au Salvador.

  • Elle s’est rendue aux États-Unis avec l’aide financière de ses enfants, et elle y est restée pour aider sa fille qui vivait de la violence conjugale.

  • En 2016, la demanderesse est venue au Canada et a demandé l’asile.

[5] La demande d’asile de la demanderesse a été refusée, mais la Cour a infirmé la décision de la SPR : Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1135. L’affaire a été renvoyée à la SPR afin qu’elle puisse examiner la demande d’asile de la demanderesse au titre de l’article 97 de la LIPR.

[6] La SPR a rejeté la demande de la demanderesse après avoir examiné à la fois la question de savoir si la demanderesse avait établi un lien avec un motif prévu par la Convention au titre de l’article 96 et la question de savoir si elle était personnellement exposée à un risque au titre de l’article 97 de la LIPR. La SPR a conclu qu’il n’existait aucun lien avec les motifs prévus à l’article 96 et que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle était exposée à un risque différent de celui auquel sont exposés les autres résidents du Salvador. Par conséquent, la SPR a rejeté la demande d’asile.

II. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[7] La seule question en litige est celle de savoir si la décision de la SPR est raisonnable selon le cadre d’analyse établi par l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[8] Selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov, le rôle de la cour de révision « consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, au para 2 [Société canadienne des postes]). Il incombe au demandeur de convaincre la Cour que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, au para 100, cité avec approbation dans l’arrêt Société canadienne des postes, au para 33).

III. L’analyse

[9] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision est déraisonnable et qu’elle doit être annulée.

[10] Bien que la SPR ait traité de la question du lien au titre de l’article 96, sa compétence à cet égard est mise en doute en raison des termes du jugement rendu par la Cour dans le cadre du contrôle judiciaire précédent. Le jugement rendu dans cette affaire ne renvoyait expressément à la SPR que la question relative à l’article 97, mais les motifs indiquent clairement que la Cour a jugé que la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse n’avait pas établi de lien avec un motif prévu par la Convention était raisonnable.

[11] Il n’est pas nécessaire de trancher la question de la compétence de la SPR en l’espèce, car je suis convaincu que sa conclusion selon laquelle la demanderesse n’a pas établi l’existence d’un risque personnel au titre de l’article 97 est déraisonnable. Vu les circonstances quelque peu inhabituelles de la présente affaire, il est préférable d’attendre une autre occasion afin de trancher la question épineuse de la compétence de la SPR pour examiner l’existence d’un lien au titre de l’article 96.

[12] En ce qui concerne la question relative à l’article 97, la SPR a décrit ainsi les craintes de la demanderesse :

Le tribunal estime que la crainte de la demandeure d’asile est généralisée : la demandeure d’asile sera prise pour cible et devra payer un « loyer », et elle sera tuée si elle refuse. Il s’agit de la déclaration de la demandeure d’asile concernant les raisons pour lesquelles elle craint de retourner au Salvador.

[13] La SPR a conclu que la demanderesse n’était pas visée par l’article 97, car « toute la population au Salvador est exposée au même risque que celui craint par la demandeure d’asile, à savoir le risque d’extorsion ».

[14] Cette conclusion est déraisonnable.

[15] Bien que la SPR ait reconnu que la jurisprudence de la Cour « exige un examen personnalisé tenant compte des risques réels et potentiels auxquels un demandeur d’asile est exposé », elle n’a, en fait, pas procédé à une telle analyse.

[16] L’analyse de la SPR renvoie aux éléments clés de l’exposé circonstancié de la demanderesse résumés ci-dessus, et elle ne soulève aucune question quant à sa crédibilité. La SPR a plutôt résumé une série de décisions de la Cour portant sur des cas de menaces de la part de la MS-13 à l’encontre de personnes au Salvador. La SPR en a conclu que la demanderesse ne faisait pas l’objet d’une menace personnelle.

[17] Le passage suivant tiré de la décision de la SPR est révélateur de son analyse :

Dans des cas comme la présente affaire, où le grand public est exposé au risque de criminalité, le fait que certaines personnes soient plus exposées au risqué que d’autres parce qu’elles vivent dans des régions plus dangereuses ou parce qu’elles sont perçues comme étant plus riches ne fait pas nécessairement d’elles des personnes à protéger. Une personne qui est directement victime d’un acte criminel n’a pas automatiquement qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi.

La demandeure d’asile a peut-être été expressément prise pour cible par la [MS-13] il y a neuf ans, mais le tribunal estime que, d’après la preuve documentaire, toute la population au Salvador est exposée au même risque que celui craint par la demandeure d’asile, à savoir le risque d’extorsion.

[18] Il s’agit d’une conclusion déraisonnable, compte tenu de la preuve non contestée de la demanderesse selon laquelle elle avait fait face à une série de menaces d’une gravité croissante et qu’elle avait été personnellement ciblée par la MS-13. Il est vrai qu’avant cette série d’événements, elle pouvait avoir été exposée à un risque généralisé du simple fait qu’elle exploitait un magasin au Salvador, mais, dans son analyse, la SPR n’a pas déterminé si ce risque généralisé s’était transformé en un risque personnel lorsqu’elle est devenue la cible de la MS-13. La preuve de la demanderesse a démontré qu’elle a fait l’objet de menaces d’une gravité croissante de la part de la MS-13, qui se sont soldées par des coups de feu et des menaces précises de représailles si elle ne coopérait pas, en combinaison avec le fait que les membres du gang ont dessiné des graffitis sur son magasin, qu’ils lui ont dit qu’ils savaient qu’elle avait fermé son magasin et qu’elle était partie se cacher pendant un certain temps et qu’ils lui ont demandé de payer régulièrement un « loyer ».

[19] Rien n’explique pourquoi la SPR a conclu que ces éléments de preuve n’étayaient pas la conclusion selon laquelle la demanderesse était personnellement exposée à un risque. Les renvois faits par la SPR aux décisions où les risques sont liés au lieu de résidence d’une personne ou à sa richesse perçue ne s’appliquent pas directement à la situation de la demanderesse, et la SPR n’a pas expliqué pourquoi ces décisions étayaient sa conclusion.

[20] L’évolution de la jurisprudence de notre Cour sur le cadre d’analyse des risques généralisés par rapport aux risques personnalisés au titre de l’article 97 a été examinée dans des décisions antérieures, et il n’est pas nécessaire de tout répéter ici : voir Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678; Correa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 252 [Correa].

[21] Plusieurs éléments clés ressortent de la jurisprudence. Premièrement, comme l’a souligné la SPR, le décideur est tenu d’examiner la situation particulière du demandeur d’asile afin d’évaluer si son expérience s’inscrit à l’intérieur des paramètres de l’article 97. Le juge Zinn l’a expliqué ainsi dans la décision Guerrero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1210, [2013] 3 RCF 20, au para 34 :

À mon avis, la protection offerte par la Loi n’est pas limitée de la manière décrite par le défendeur, ce qui ne veut pas dire que les personnes qui sont exposées au même risque ou à un risque plus grand de violence aveugle commise par des gangs que d’autres personnes ont droit à la protection. Cependant, lorsqu’une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances où d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l’article 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies.

[22] Plusieurs décisions ont cité ce passage, avec approbation : voir, par exemple, Correa au para 51; Vaquerano Lovato c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 143 [Lovato] au para 12.

[23] La jurisprudence insiste également sur l’importance de ne pas confondre les raisons à l’origine des menaces (par exemple parce que la personne est propriétaire d’un commerce ou est considérée comme riche) avec les risques auxquelles la personne est exposée lorsqu’elle est personnellement ciblée (voir Correa aux para 56-57, 83, 91; Lovato au para 13). Ce qui importe au regard de l’article 97, c’est le risque auquel le demandeur d’asile est exposé à son retour et, à cet égard, les risques auxquels il fait personnellement face sont plus importants que le mobile initial qui semble avoir poussé les personnes qui l’ont menacé.

[24] À mon avis, la décision de la SPR est déraisonnable parce que la SPR n’a pas expliqué comment ni pourquoi l’exposé circonstancié de la demanderesse – que la SPR n’a pas mis en doute – n’était pas suffisant pour établir que la demanderesse était exposée personnellement à un risque au Salvador. La SPR pouvait fort bien avoir des raisons, au vu de la preuve en l’espèce, de tirer une telle conclusion, mais elle n’explique pas son raisonnement. Cette question est au cœur de la décision de la SPR, et cette lacune dans son raisonnement entraîne l’annulation de la décision.

[25] Pour tous ces motifs, je conclus que la décision de la SPR est déraisonnable.

[26] La décision de la SPR datée du 23 mars 2022 est cassée et annulée. L’affaire est renvoyée à la SPR pour qu’elle réexamine la question relative à l’article 97. Pour être clair, et conformément au jugement rendu dans la décision antérieure de la Cour, la SPR n’a pas besoin de réexaminer la question relative à l’article 96.

[27] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3498-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la SPR datée du 23 mars 2022 est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à la SPR pour qu’elle réexamine la question relative à l’article 97.

  4. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3498-22

INTITULÉ :

DINORA ESPERANZA GUZMAN DE PENA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 février 2023

jugement et MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

Le 13 février 2023

COMPARUTIONS :

MILAN TOMASEVIC

Pour la demanderesse

MONMI GOSWAMI

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Office of Milan Tomasevic

Mississauga (Ontario)

 

Pour la demanderesse

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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