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Date : 20230213


Dossier : IMM-7757-21

Référence : 2023 CF 207

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 février 2023

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE:

SHOAIB MUHAMMAD KHAN

SADIA SHOAIB

MUHAMMAD ABDULLAH KHAN

MUHAMMAD AMMAR KHAN

MINAHIL KHAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs forment une famille de cinq et sont tous citoyens du Pakistan. Ils demandent à la Cour d’annuler la décision par laquelle leur demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée.

[2] Le législateur a conféré aux agents d’immigration le pouvoir discrétionnaire d’examiner les demandes de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire, d’examiner les circonstances et les facteurs pertinents et de décider s’il y a lieu d’accorder une dispense. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour ne procède pas et ne peut pas procéder à sa propre évaluation du bien-fondé d’une demande qui repose sur des considérations d’ordre humanitaire. Elle doit plutôt intervenir uniquement si les demandeurs ont démontré que la décision est déraisonnable, en ce sens qu’elle est intrinsèquement incohérente ou qu’elle ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les demandeurs n’ont pas démontré que la décision en cause est déraisonnable. La demande doit donc être rejetée.

II. Question en litige et norme de contrôle applicable

[4] Les parties conviennent que le rejet de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25.

[5] La question centrale en l’espèce est donc de savoir si la décision par laquelle l’agent principal a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était raisonnable. Dans le contexte de cette question générale, les demandeurs font valoir que l’agent a déraisonnablement évalué : 1) leur établissement et leurs liens au Canada; 2) le risque auquel ils seraient exposés et la situation au Pakistan; 3) la preuve médicale et relative à leur santé mentale; 4) l’intérêt supérieur des enfants.

[6] Dans leurs observations écrites, les demandeurs ont également fait valoir que la décision était inéquitable, mais ils n’ont pas, à juste titre, insisté sur ce point dans leurs arguments de vive voix. Les demandeurs ne contestent pas le processus par lequel la décision a été rendue, mais plutôt le fond de cette décision. Aucune question d’équité procédurale n’est soulevée.

III. Analyse

A. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs

[7] Les demandeurs sont arrivés au Canada en 2017. Ils ont présenté une demande d’asile, qui a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. L’appel interjeté devant la Section d’appel des réfugiés et la demande subséquente d’autorisation de contrôle judiciaire devant la Cour ont également été rejetés.

[8] En 2020, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Dans cette demande, ils ont invoqué l’intérêt supérieur des enfants, l’établissement de la famille et leurs liens familiaux au Canada, des considérations médicales et de santé mentale ainsi que les difficultés auxquelles ils seraient confrontés s’ils devaient retourner au Pakistan, compte tenu de la situation actuelle dans le pays. Les demandeurs ont fourni des observations détaillées et des documents à l’appui, y compris des lettres de soutien d’amis, de membres de la collectivité et de membres de la famille; des renseignements sur le travail et la situation financière du demandeur principal, Shoaib Muhammad Khan; des renseignements sur les intérêts des enfants, leurs efforts et leurs réalisations à l’école; le rapport d’une psychothérapeute décrivant les résultats d’une entrevue avec la famille; et des éléments de preuve décrivant la situation au Pakistan. Ils ont fourni des observations et des documents supplémentaires périodiquement durant l’examen de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[9] Dans des motifs longs et détaillés, l’agent a examiné ces facteurs et a accordé à certains d’entre eux un poids favorable. Toutefois, il n’était pas convaincu que des considérations d’ordre humanitaire justifiaient l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

B. La décision de l’agent était raisonnable

1) L’établissement et les liens familiaux

[10] Les demandeurs font valoir qu’ils ont établi des liens étroits avec d’autres membres de leur famille au Canada, notamment trois des frères et sœurs de M. Khan et leur famille respective. Ils mentionnent que ces membres de la famille ont rédigé des lettres de soutien et affirment que l’agent n’a pas tenu compte de ces liens ou les a sous-estimés. Cependant, l’agent en a bien tenu compte, car il a conclu que la preuve et les observations étaient [traduction] « convaincantes et démontraient l’existence de liens familiaux importants ». Il leur a donc accordé du poids. Les demandeurs auraient peut-être préféré que l’agent accorde un poids plus important à ces liens ou qu’il les juge déterminants. Toutefois, lors d’un contrôle judiciaire, le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier la preuve à nouveau ni d’exercer son propre pouvoir discrétionnaire à la place du décideur. Elle doit seulement évaluer si la décision est légitime, justifiée, transparente et intelligible : Vavilov, aux para 15, 75, 125-126.

[11] Les demandeurs soutiennent en outre qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de ne pas tenir compte du fait qu’il leur reste peu de membres de la famille au Pakistan. Je ne suis pas de cet avis. Même si ce fait a été brièvement mentionné dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire des demandeurs, l’agent n’était pas tenu de répondre à tous les faits ou à toutes les observations, si subordonnés soient-ils : Vavilov, au para 128. Les observations fondées sur des considérations d’ordre humanitaire des demandeurs portaient principalement sur leur établissement et leurs liens au Canada, et non sur l’absence de tels liens au Pakistan. L’agent a soigneusement examiné et soupesé les observations et les éléments de preuve des demandeurs sur cette question centrale.

[12] Il en va de même des autres observations des demandeurs concernant l’établissement. Chacune vise soit à demander à la Cour d’accorder plus de poids aux facteurs examinés par l’agent, soit à reprocher à l’agent de ne pas avoir fait référence à des faits subsidiaires. En effet, les demandeurs ont expressément fait valoir qu’ils étaient [traduction] « tout simplement en désaccord » avec le poids accordé à la preuve et aux facteurs d’ordre humanitaire par l’agent. Cela n’est pas conforme à l’objectif du contrôle judiciaire ni au fardeau qui leur incombe de démontrer le caractère déraisonnable de la décision : Pham c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 757 au para 32, renvoyant à Dhesi c Canada (Procureur général), 2018 CF 283 au para 24.

[13] Dans le cadre de la présente demande, les demandeurs ont également déposé des éléments de preuve afin de répondre à certaines préoccupations soulevées par l’agent (par exemple, concernant la source des fonds dans un compte bancaire, un écart quant au revenu et la question de savoir si les demandeurs payaient un loyer) et d’expliquer des événements qui se sont déroulés après la décision de l’agent (par exemple, en ce qui concerne les études postsecondaires de leurs fils). Le droit établit clairement que le rôle de la Cour, lors d’un contrôle judiciaire, est d’apprécier la décision en fonction de la preuve dont disposait le décideur : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 18-19. Sous réserve de quelques exceptions, un demandeur n’est pas autorisé à verser de nouveaux éléments de preuve au dossier dont dispose la Cour pour contredire certains éléments ou répondre à des questions soulevées par le décideur : Access Copyright, au para 20. Aucune des exceptions ne s’applique en l’espèce, de sorte que la Cour ne peut examiner les éléments de preuve supplémentaires déposés par les demandeurs dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire (notamment les paragraphes 14 à 20 et les pièces E à J de l’affidavit de M. Khan). Je note que, quoi qu’il en soit, les questions sur lesquelles portent ces éléments de preuve, à savoir les éclaircissements sur certains aspects de l’éducation des enfants et sur la situation économique de M. Khan, ne semblent pas être déterminantes dans les circonstances de l’affaire.

2) Les risques et la situation au Pakistan

[14] Dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, les demandeurs ont mis en lumière la criminalité, la violence et l’insécurité généralisées au Pakistan. Ils ont également fait mention d’incidents qui avaient donné lieu à leur première demande d’asile. Les demandeurs ont fait valoir que la situation au Pakistan est telle qu’ils seraient exposés à des risques et à des difficultés considérables s’ils devaient y retourner.

[15] Encore une fois, l’agent a tenu compte des divers risques qui avaient été soulevés. Il a noté que les faits à l’origine de la première demande d’asile avaient été examinés par la SPR, qui avait mis en doute la crédibilité d’au moins certains aspects du récit. Après avoir examiné la preuve, l’agent a conclu que la ville de Karachi était particulièrement propice au crime et que les demandeurs pouvaient atténuer les risques dans une certaine mesure en déménageant ailleurs. Bien que la notion de « possibilité de refuge intérieur » soit un facteur pris en compte dans le cadre des demandes d’asile plutôt que des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, la Cour reconnaît que l’atténuation potentielle des risques grâce à une réinstallation à l’intérieur du pays peut être un facteur pertinent dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : Monsalve c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1253 au para 42; Consuegra Pulido c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 61 aux para 12-16; Akponah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1103 au para 29. Tout en prenant acte des risques généraux au Pakistan et en comprenant les craintes des demandeurs, l’agent a tenu compte de la situation et des antécédents particuliers des demandeurs dans son analyse et a noté qu’ils n’étaient pas dans la même situation que ceux qui vivent dans la pauvreté ou sont victimes de discrimination.

[16] Les demandeurs font valoir qu’ils seraient confrontés aux mêmes difficultés et aux mêmes risques partout au Pakistan, qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de mentionner la possibilité d’une réinstallation à l’intérieur du pays et que ce dernier n’a pas tenu compte des éléments de preuve pertinents relatifs au risque. Cependant, comme le souligne le défendeur, ces observations ne renvoient à aucun élément de preuve particulier au dossier et ne démontrent pas en quoi ou à quels égards l’agent s’est fondamentalement mépris sur la preuve ou n’en a pas tenu compte : Vavilov, aux para 125‑126. L’affirmation des demandeurs selon laquelle ils seraient exposés au même risque partout au Pakistan, faite sans renvoyer à un élément de preuve au dossier, n’équivaut qu’à un simple désaccord avec l’évaluation de la preuve par l’agent. Je ne suis pas convaincu que les demandeurs ont démontré que la décision était déraisonnable à cet égard.

[17] Dans ses observations, l’avocate des demandeurs s’est appuyée sur le climat d’insécurité qui règne actuellement au Pakistan, renvoyant à une attaque terroriste très récente contre une mosquée de Peshawar et à des inondations survenues dans le pays à l’été 2022. Cependant, même si le dossier avait contenu des éléments de preuve sur ces événements et la situation actuelle au Pakistan, ce qui n’était pas le cas, les événements survenus après que la décision a été rendue en octobre 2021 ne peuvent rendre la décision déraisonnable. Au risque de me répéter, le rôle de la Cour lors d’un contrôle judiciaire n’est pas de déterminer les risques auxquels les demandeurs sont actuellement exposés, ou si une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire peut ou devrait être accueillie maintenant, mais seulement d’évaluer si la décision était raisonnable compte tenu de la preuve dont disposait l’agent à ce moment-là : Spring c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 41 aux para 16-17.

3) La preuve médicale et relative à la santé mentale

[18] À l’appui de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, les demandeurs ont déposé le rapport d’une psychothérapeute, dans lequel celle-ci donne ses impressions cliniques après une entrevue avec la famille et indique qu’elle est d’avis qu’il serait dans l’intérêt supérieur de la famille de rester au Canada. Après un long examen des circonstances dans lesquelles le rapport a été rédigé, de ses conclusions et de son contenu, l’agent a conclu qu’il fallait lui accorder très peu de poids.

[19] Les demandeurs affirment que l’agent n’a pas tenu compte du préjudice décrit dans le rapport. Ce n’est pas le cas. De toute évidence, l’agent n’a pas ignoré le rapport et le préjudice qui y était décrit. Au contraire, il a bien examiné ce rapport et a expliqué pourquoi, à son avis, il fallait lui accorder peu de poids. Les demandeurs sont manifestement en désaccord avec la conclusion de l’agent, mais cela ne suffit pas à démontrer que la conclusion est déraisonnable.

[20] Les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de ne pas tenir compte du rapport de la psychothérapeute parce qu’il était fondé sur une seule entrevue. Je ne suis pas de cet avis. L’agent n’a pas écarté le rapport pour ce seul motif. Il n’a pas non plus omis d’expliquer ou de justifier ses conclusions. L’agent a examiné à la fois les circonstances et le contenu du rapport et a énoncé en détail les diverses raisons pour lesquelles il a conclu que celui-ci avait peu de poids. La Cour a confirmé le caractère raisonnable de cette approche : voir, par exemple, Egwuonwu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 231 aux para 74-84; Chehade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 293 aux para 13-15.

4) L’intérêt supérieur des enfants

[21] De même, les arguments des demandeurs concernant la façon dont l’agent a traité l’intérêt supérieur des enfants constituent un simple désaccord avec les conclusions et la pondération de l’agent. Il ne fait aucun doute que les trois enfants en cause (un enfant adulte et deux enfants mineurs) ont créé des liens au Canada, ont travaillé fort à l’école et dans leur collectivité, se sont établis dans une certaine mesure au Canada et sont appréciés de leur famille et de leurs amis. L’agent a reconnu tous ces faits comme étant avérés et leur a accordé un poids favorable dans l’analyse globale. Il a également pris acte des lacunes du système d’éducation au Pakistan, des risques pour la sécurité ainsi que de la discrimination fondée sur le sexe (dans le cas de la fille des demandeurs) dans le système d’éducation et dans la société plus en général. L’agent a comparé ces facteurs ainsi que d’autres avec la preuve relative à la situation particulière des demandeurs, prenant acte des répercussions d’un renvoi tout en évaluant les facteurs atténuant ces répercussions.

[22] Contrairement à ce que les demandeurs avancent dans leurs observations, je ne peux pas conclure que l’agent a omis de tenir compte de facteurs pertinents ou que son analyse de l’intérêt supérieur des enfants était par ailleurs déraisonnable. Après avoir examiné la décision en détail, je ne peux pas non plus souscrire à la critique des demandeurs selon laquelle l’agent n’a pas examiné adéquatement la situation de leur fille en particulier. Bien que l’issue ne soit manifestement pas celle qu’espéraient les demandeurs, l’agent a raisonnablement examiné leur demande, il a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère la LIPR et il a expliqué les motifs de sa décision. La décision est raisonnable et la Cour n’a aucun motif de l’annuler.

IV. Conclusion

[23] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[24] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7757-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7757-21

 

INTITULÉ :

SHOAIB MUHAMMAD KHAN ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 février 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 février 2023

 

COMPARUTIONS :

Vivekta Singh

POUR LES DEMANDEURS

Aida Kalaj

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Vivekta Singh

Mississauga (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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