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Date : 20230224


Dossier : IMM-465-22

Référence : 2023 CF 270

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 février 2023

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

MAURICIO ORTIZ CORRALES

ELIZABETH MARQUEZ CUARTAS

LUNA ORTIZ MARQUEZ

SOFIA ORTIZ MARQUEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 30 décembre 2021 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger en raison de l’absence de risque prospectif et de protection de l’État.

II. Faits

[2] Les demandeurs, des citoyens colombiens, allèguent qu’ils sont exposés à une possibilité sérieuse de persécution pour un motif prévu par la Convention et, selon la prépondérance des possibilités, à une menace à la vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités en Colombie de la part du groupe Autodefensas Gaitanistas de Colombia, que j’appellerai les « agents de persécution ». Leurs allégations sont les suivantes. Les éléments de preuve présentés par les demandeurs ont été jugés crédibles par la SPR.

[3] Les demandeurs allèguent qu’ils ont été déclarés « objectifs militaires » par les agents de persécution, le demandeur principal a milité en faveur d’un projet de logements sociaux qui faisait l’objet d’une opposition par un politicien local. La SPR a rejeté cet argument, car elle a notamment estimé que rien ne démontrait l’existence d’un lien entre les agents de persécution et le politicien local.

[4] En septembre 2016, le demandeur principal et sa conjointe ont acheté un appartement dans un projet de logements sociaux, dont la construction n’avait pas encore débuté. En 2017, un conseiller et candidat à la mairie a commencé à s’opposer au projet de logements sociaux en raison de préoccupations quant à son effet sur le réseau hydrographique local. Les demandeurs font valoir que l’opposition du conseiller visait à rallier des électeurs dans le cadre de sa campagne électorale.

[5] En août 2018, un juge a suspendu temporairement le projet. Par conséquent, les acheteurs de logements sociaux (tel le demandeur principal) se sont regroupés pour sauver le projet et protéger leurs investissements. Le demandeur principal a été désigné comme principal porte‑parole du groupe d’acheteurs, qui représentait plus de 600 familles. Le groupe a contacté divers bureaux gouvernementaux, sans succès. Le groupe a décidé d’attirer l’attention du public sur les plaintes en faisant appel aux médias locaux.

[6] Le 3 novembre 2019, à la suite d’une déclaration publique, le demandeur principal a reçu un appel téléphonique de menaces lors duquel il a été sommé d’abandonner le projet. L’identité des personnes ayant proféré les menaces n’a pas été démontrée, qu’il s’agisse du conseiller, des agents de persécution, d’un groupe ou d’une entité autre.

[7] Le 4 février 2020, le demandeur principal a assisté à une audience publique concernant le projet. Alors qu’il rentrait chez lui, il a été intercepté par deux hommes à moto qui ont menacé de le tuer s’il ne se retirait pas du projet de logements sociaux. Encore une fois, l’identité de l’auteur des menaces n’a pas été démontrée, qu’il s’agisse des agents de persécution allégués, du conseiller ou de quelqu’un d’autre. Le 5 février 2020, le demandeur principal était si bouleversé qu’il s’est rendu aux services des urgences de l’hôpital pour se faire soigner.

[8] Les demandeurs ont déménagé dans une nouvelle résidence le 15 février 2020 et ont décidé de prendre des précautions. Les demandeurs ont acheté des billets d’avion pour les États‑Unis, mais n’ont pas pu voyager en raison des restrictions liées à la pandémie.

[9] Le 4 septembre 2020, le demandeur principal et son épouse ont été suivis par deux hommes à moto après avoir visité un membre de leur famille. Ils ont entendu un coup de feu juste après avoir réussi à semer leurs poursuivants. Les demandeurs ne sont pas retournés chez eux par mesure de précaution.

[10] Le 7 septembre 2020, le demandeur principal s’est rendu dans un bureau d’« inspection » local où quelqu’un lui a recommandé de déposer un rapport auprès du Fiscalia, le Bureau du procureur général de la Colombie. Le demandeur principal a déposé le rapport le 9 septembre 2020, mais n’a pas reçu de réponse.

[11] Le 9 septembre 2020, les demandeurs ont déménagé chez un proche ailleurs en Colombie et ne sont jamais retournés dans leur appartement. Malgré tout, une lettre de menaces de mort visant le demandeur principal a été déposée devant l’entrée principale de leur nouveau domicile le 19 octobre 2020. Aucun élément de preuve n’a été présenté pour identifier l’auteur de la lettre. Par la suite, les demandeurs ont décidé de déménager de nouveau chez un autre proche. Le 30 octobre 2020, le demandeur principal a reçu un autre appel téléphonique d’un numéro privé lors duquel il a appris qu’il avait été déclaré « objectif militaire » et il a été menacé de mort.

[12] Le demandeur principal a ensuite communiqué avec une proche au Canada, qui a suggéré aux demandeurs de venir la rejoindre afin qu’elle puisse les aider. Le 1er décembre 2020, les demandeurs sont partis pour Miami, en Floride, grâce aux billets d’avion achetés précédemment. Le 15 janvier 2021, les demandeurs sont entrés au Canada et ont présenté une demande de protection.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

A. Lien avec la Convention

[13] La SPR a examiné les éléments de preuve et a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi de lien avec la Convention, principalement parce qu’elle a estimé que le demandeur principal était ciblé pour des motifs criminels par une organisation criminelle, et non pour un motif au titre de la Convention. La SPR a tenu compte de plusieurs éléments pour arriver à cette conclusion.

[14] La SPR a souligné que le demandeur principal n’a fourni aucun élément de preuve qui pourrait lier le politicien opposé au projet aux menaces proférées par les agents de persécution allégués. À cet égard, elle a également conclu, en s’appuyant notamment sur le cartable national de documentation, que les agents de persécution sont une organisation criminelle et non politique. Conformément à la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Klinko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 CF 327 (CA), elle a conclu que les agents de persécution n’étaient pas liés à l’État au point où le refus de coopérer avec eux pouvait être interprété comme l’expression d’une opinion politique. De l’avis de la SPR, les discours publics et télévisés du demandeur principal qu’il a faits en vue de demander l’intervention du gouvernement dans le différend ne changent rien à ces faits. En fin de compte, la SPR a conclu que le fait que le demandeur principal n’ait pas abandonné sa participation financière dans le projet en tant qu’investisseur ne serait pas, selon la prépondérance des probabilités, interprété comme l’expression d’une opinion politique.

[15] Compte tenu de la conclusion relative à l’absence de lien avec l’article 96, la SPR a ensuite examiné la demande d’asile sur le fondement du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

B. Risque possible

[16] La SPR commence son examen en relatant le récit des événements ayant mené à la demande d’asile des demandeurs. Elle a tiré des conclusions factuelles concernant le demandeur principal, à savoir que les agents de persécution ne s’intéressaient qu’à lui et non à sa famille, et qu’il n’a pas été établi selon la prépondérance des probabilités que les agents de persécution étaient au courant de la plainte qu’il avait déposée auprès du Bureau du procureur général. La SPR a souligné que tant notre Cour que la Cour d’appel fédérale ont conclu dans l’arrêt Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 99 et dans la décision Olori c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1308 [Olori], qu’il pourrait être objectivement raisonnable de s’attendre à ce que ceux qui craignent de retourner dans leur pays renoncent à leurs intérêts commerciaux ou immobiliers lorsque la crainte du retour y est liée. Le danger auquel ils s’exposent pourrait être écarté en abandonnant ces intérêts.

[17] La SPR a souligné que les demandeurs avaient quitté la Colombie depuis plus d’un an et qu’ils ne sont plus impliqués dans le litige concernant le projet de logements sociaux. Hormis un bref appel téléphonique reçu par la mère du demandeur principal en juin 2022, rien ne démontre que les agents de persécution étaient fortement motivés à retrouver le demandeur principal ou à intimider les membres de sa famille à leur retour.

[18] La SPR a examiné divers éléments de preuve objectifs versés au dossier et a également conclu que le profil du demandeur principal ne correspondait pas à celui d’une personne susceptible d’être recherchée par les agents de persécution en l’espèce, comme des journalistes, des militants des droits de la personne ou des dirigeants de mouvement social.

[19] Dans l’ensemble, la SPR a conclu à l’absence d’une possibilité sérieuse, aux termes de l’article 96, que les demandeurs soient ciblés par les agents de persécution pour une raison ou une autre – en plus de celles prévues par la Convention – s’ils retournaient en Colombie. Aux termes de l’article 97, elle a conclu que la preuve documentaire n’établissait pas, selon la prépondérance des probabilités, que les agents de persécution rechercheraient les demandeurs à leur retour.

C. Protection de l’État

[20] La SPR a donc conclu que les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption de protection de l’État au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants. Elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas pris toutes les mesures raisonnables pour se prévaloir de la protection de l’État, et qu’ils n’avaient pas démontré de manière claire et convaincante que la Colombie ne peut pas ou ne veut pas fournir une protection adéquate. À cet égard, elle a souligné plusieurs circonstances où le demandeur principal a choisi de ne pas signaler des incidents menaçants aux forces de l’ordre compte tenu de sa croyance subjective suivant laquelle elles ne l’aideraient pas. Le demandeur principal n’a pas non plus assuré le suivi de sa plainte auprès du Bureau du procureur général. De plus, la SPR a souligné que le Bureau du procureur général avait offert de protéger la famille, comme l’indiquait le rapport du Fiscalia, mais que le demandeur principal ne lui avait pas transmis sa nouvelle adresse.

[21] Compte tenu de ces circonstances, la SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur principal avait tardé à communiquer son rapport au Bureau du procureur général en raison d’une méfiance subjective qui n’était pas objectivement établie. Ce faisant, le demandeur principal ne s’est pas conformé aux conditions préalables à l’offre de protection, à savoir assurer un suivi auprès du Fiscalia en fournissant une adresse afin que les mesures de protection puissent être mises en place.

[22] La SPR a ensuite examiné la question de savoir si une protection adéquate aurait été fournie par l’État. Les motifs portaient sur ce que je considère un examen approfondi de la preuve contextuelle objective qui a permis de mieux comprendre le processus de dépôt d’une plainte auprès des organismes d’application de la loi. La SPR a également examiné des données quantitatives concernant l’efficacité opérationnelle de divers organismes colombiens d’application de la loi.

[23] En évaluant ces facteurs, la SPR a affirmé que la réticence subjective à solliciter l’État ne permet pas de réfuter la présomption de protection de l’État. Elle a notamment conclu, à l’exception du dépôt d’une plainte trois mois avant de quitter le pays, que les demandeurs ne s’étaient pas prévalus d’autres mesures de protection, principalement à cause de leur méfiance subjective à l’égard des autorités.

[24] La SPR a convenu que les demandeurs n’avaient pas à épuiser tous les recours offerts en matière de protection, mais elle a indiqué qu’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’ils aient pris des mesures raisonnables dans leur situation particulière. Selon elle, les demandeurs disposaient de deux moyens de protection fondamentaux : l’Unité nationale de protection et le procureur général/Fiscalia. Le Fiscalia leur a offert une protection, mais les demandeurs ont décidé de ne pas communiquer leur adresse. Par conséquent, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas présenté d’éléments de preuve clairs et convaincants selon lesquels la protection de l’État, si elle avait été obtenue, aurait été inadéquate sur le plan opérationnel, que ce soit systématiquement ou en raison de leur situation particulière.

IV. Questions en litige

[25] La seule question qui se pose est celle de savoir si la décision de la SPR était raisonnable.

V. Norme de contrôle

[26] Les parties ont convenu que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, et je suis du même avis. Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom des juges majoritaires, explique les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui procède au contrôle de la décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l] a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i] l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[27] Cela dit, la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov indique clairement qu’à moins de « circonstances exceptionnelles », le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve. Il n’existe aucune circonstance exceptionnelle en l’espèce. La Cour suprême du Canada donne les instructions suivantes :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41-42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15-18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[28] De plus, la Cour d’appel fédérale a récemment conclu dans l’arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237 [Doyle] que le rôle de notre Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve :

[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.

[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.

[Non souligné dans l’original.]

VI. Analyse

A. Lien

[29] Les demandeurs font valoir que la SPR a déraisonnablement conclu que les agents de persécution étaient une organisation uniquement criminelle, et qu’elle a donc rendu une décision défavorable concernant l’existence d’un lien. Les demandeurs s’appuient sur le cartable national de documentation pour faire valoir que certains éléments de preuve contredisent directement la conclusion de la SPR selon laquelle les agents de persécution ne sont pas une organisation politique. Les demandeurs ont fait valoir que le refus du demandeur principal de collaborer avec les agents de persécution pouvait être interprété comme l’expression d’une opinion politique, et qu’il n’était pas nécessaire d’établir un lien entre les agents de persécution et le conseiller local.

[30] Les demandeurs soutiennent que la preuve en l’espèce n’a pas une [traduction] « faible valeur probante » et qu’il faudrait donc lui attribuer un poids significatif pour l’établissement d’un lien avec un motif prévu par la Convention.

[31] En toute déférence, j’estime qu’à cet égard, les demandeurs demandent à ce que notre Cour procède à un nouvel examen de la preuve. Suivant les arrêts Vavilov et Doyle précité, notre Cour doit expressément s’abstenir de jouer ce rôle en l’absence de circonstances exceptionnelles, qui ne sont pas présentes en l’espèce. Ces questions sont traitées dans les motifs volumineux, minutieux et détaillés de la SPR, et je ne suis pas convaincu que ses conclusions justifient le contrôle judiciaire de sa décision.

[32] Je souligne que la SPR a tiré une conclusion de fait qui contredit directement l’argument des demandeurs, à savoir que les agents de persécution constituent une organisation criminelle. Le cartable national de documentation contenait tous les éléments de preuve voulus pour que la SPR puisse tirer cette conclusion. Les demandeurs n’ont présenté aucun élément de preuve en vue d’établir un lien entre le politicien opposé au projet de logements sociaux et les agents de persécution allégués. La SPR a plutôt conclu que la preuve n’expliquait pas pourquoi les agents de persécution étaient opposés au projet de logements sociaux.

[33] À cet égard, la SPR a correctement appliqué la jurisprudence établie dans la décision Flores Romero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 772 au para 7, ainsi que d’autres décisions, dont Olmedo Rajo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1058 au para 17, qui appuient la thèse selon laquelle le crime et les vengeances personnelles ne peuvent généralement pas être à l’origine d’une crainte justifiée de persécution :

[7] […] En règle générale, les victimes de crimes et de vendettas ne peuvent établir l’existence d’un lien entre leur crainte de persécution et un motif prévu à la Convention. Je souscris à cet égard au commentaire suivant du juge Lagacé dans la décision Starcevic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1370 :

[…] la criminalité, de même que les représailles associées à une vengeance ou une vendetta, ne peuvent servir de fondement pour justifier une crainte de persécution visée par la Convention parce que de telles persécutions ne sont reliées à aucun des motifs cités par la Convention.

B. Risque possible

[34] Les demandeurs contestent la manière dont la SPR a interprété le fait que le demandeur principal a été déclaré « objectif militaire », car la SPR a estimé que cela ne modifiait pas l’évaluation du risque possible puisque ce qui était sous-entendu par l’expression « objectif militaire » était ambigu dans la preuve documentaire. Les demandeurs attirent l’attention sur un élément précis du dossier qui définit un « objectif militaire » comme une personne dont [TRADUCTION] « la vie, l’intégrité physique et la liberté sont en danger ». La conclusion de la SPR quant au statut d’objectif militaire du demandeur principal se limite à une déclaration :

[47] Le fait que le demandeur d’asile principal ait été déclaré « objectif militaire » par l’AGC ne change rien à mon évaluation à l’égard de la question. La connotation derrière cette expression est quelque peu ambiguë dans la preuve documentaire.

[35] Rien en l’espèce n’indique que le commissaire de la SPR a contesté le fait que le demandeur principal avait été déclaré « objectif militaire »; c’est plutôt le contraire. Cette affirmation vient simplement appuyer la conclusion quant à l’incidence de ce statut pour l’examen de la preuve par la SPR, à l’égard duquel je dois m’abstenir d’intervenir en l’absence de circonstances exceptionnelles, comme je l’ai déjà mentionné. Encore une fois, et en toute déférence, cet argument invite la Cour à procéder à un nouvel examen de la preuve. C’est toutefois le rôle de la SPR, à l’égard de laquelle notre Cour doit faire preuve de retenue, y compris lors du contrôle judiciaire, comme l’ont établi les arrêts Vavilov et Doyle.

[36] Les demandeurs contestent également la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur principal n’était pas une figure importante d’un mouvement social. Il me semble que cela équivaut également à demander le réexamen de la preuve.

[37] Les demandeurs rejettent également la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur principal et sa famille ne risqueraient probablement plus rien s’ils renonçaient à leur investissement financier dans le projet de logements sociaux. Il existe des précédents en vertu desquels les personnes exposées à un risque dans leur pays en raison de la possession de biens ou d’intérêts commerciaux devraient, dans la mesure du raisonnable, abandonner ces intérêts pour se soustraire au risque auxquels ils sont exposés : voir l’arrêt Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 99 au para 17 par le juge Richard, alors juge en chef, précité, et, plus récemment, la décision du juge Pamel dans la décision Olori au para 32.

[38] De plus, le défenseur fait remarquer qu’au moment de porter plainte contre les menaces proférées par les motocyclistes, le demandeur principal a indiqué qu’il avait été sommé de se retirer du projet de logements sociaux; toutefois, lorsqu’on lui a demandé s’il pouvait abandonner son appartement, il a affirmé qu’il croyait que les agents de persécution continueraient de le rechercher parce qu’il avait donné des entrevues et qu’il avait fait une « dénonciation ». Cela rejoint la conclusion générale de la SPR selon laquelle les demandeurs sont motivés par des préoccupations subjectives qui ne sont pas objectivement raisonnables. La réponse du demandeur principal était également problématique, car rien n’indiquait que les agents de persécution savaient qu’il avait dénoncé les menaces, puisque le demandeur principal n’a pas précisé qui les avait proférées. Je souligne également que le demandeur principal ne correspond pas au profil des cibles des agents de persécution mentionnés dans les documents sur la situation au pays, à savoir les journalistes, les militants des droits de la personne et les dirigeants des mouvements sociaux. Il me semble que les conclusions de la SPR sont raisonnablement fondées compte tenu de la jurisprudence et du dossier dont elle disposait. L’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

C. Protection de l’État

[39] Les demandeurs rejettent les conclusions tirées par la SPR concernant les considérations liées à la protection de l’État, à savoir :

a. les demandeurs n’ont déposé qu’une seule plainte, et ce, trois mois avant de quitter la Colombie;

b. ils n’ont pas assuré le suivi de la plainte déposée;

c. la preuve documentaire montre que les demandeurs auraient pu présenter une demande à l’Unité nationale de protection, ce qui n’a pas été fait en temps opportun, et qu’ils n’ont pas démontré que la protection ne pouvait leur être accordée;

d. les demandeurs n’ont pas épuisé tous les recours offerts en matière de protection et n’ont pas pris de mesures raisonnables pour être protégés;

e. le Fiscalia a demandé aux demandeurs de fournir leur nouvelle adresse pour bénéficier de la protection, ce qu’ils n’ont pas fait.

[40] Encore une fois, et en toute déférence, il s’agit d’une décision fondée sur une question de preuve, qui repose à son tour sur une question très largement factuelle. À mon humble avis, la SPR a identifié la jurisprudence appropriée applicable à l’obtention d’une protection adéquate de l’État au niveau opérationnel. La SPR a raisonnablement exigé des demandeurs qu’ils présentent des éléments de preuve « clairs et convaincants » démontrant que la Colombie ne pouvait pas ou ne voulait pas leur accorder la protection de l’État. La SPR a tiré les conclusions que je viens d’énoncer en se fondant sur le dossier dont elle disposait, et, en toute déférence, je ne suis pas convaincu que cela justifie le contrôle judiciaire de la décision. Le fait pour les demandeurs de ne pas avoir communiqué leur adresse aux autorités colombiennes porte un coup fatal à leur demande à cet égard, et cela soulève la question de savoir comment ils pouvaient s’attendre à être protégés si l’État ne savait pas où ils se trouvaient. Dans l’ensemble, sur cette question, je ne suis pas convaincu que la SPR a tiré une conclusion déraisonnable à l’égard du caractère adéquat de la protection de l’État sur le plan opérationnel.

VII. Conclusion

[41] Compte tenu de la conclusion de la Cour sur ce qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

VIII. Question à certifier

[42] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-465-22

LA COUR STATUE : la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-465-22

INTITULÉ :

MAURICIO ORTIZ CORRALES, ELIZABETH MARQUEZ CUARTAS, LUNA ORTIZ MARQUEZ, SOFIA ORTIZ MARQUEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 FÉVRIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 FÉVRIER 2023

COMPARUTIONS :

Terry S. Guerriero

POUR LES DEMANDEURS

Suzanne Bruce

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Terry S. Guerriero

Avocat

London (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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