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Date : 20230302


Dossier : IMM-1479-22

Référence : 2023 CF 292

Ottawa (Ontario), le 2 mars 2023

En présence de l’honorable juge Pamel

ENTRE :

CARLOS MARIO CASTELLAR CUBAS

LAURA MARCELA ROCA VALDERRAMA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Mme Laura Marcela Roca Valderrama et M. Mario Castellar Cubas, citoyens de la Colombie, demandent le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [SPR] le 24 janvier 2022, par laquelle la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi], parce qu’ils avaient une possibilité de refuge intérieur [PRI] dans leur pays d’origine.

[2] Les demandeurs prétendent que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu à l’existence d’une PRI dans les villes de Bogota et de Neiva, puisque la preuve au dossier démontre que leurs agents de persécution ont la motivation et la capacité de les y retrouver. Les demandeurs prétendent également qu’un manquement à l’équité procédurale est survenu en raison de fautes professionnelles commises par leur ancien avocat [l’ancien avocat], qui leur aurait conseillé à tort de ne pas informer la SPR d’une maladie grave dont leur fille est atteinte parce que celle-ci n’était pas pertinente pour l’examen de leur demande d’asile et de s’en tenir aux risques que posent leurs agents de persécution. Il aurait également entamé des démarches et facturé des honoraires professionnels aux demandeurs afin d’appeler de la décision de la SPR devant la Section d’appel des réfugiés [SAR], alors qu’un tel appel était impossible en application de l’Entente sur les tiers pays sûrs, puisqu’ils étaient entrés aux États-Unis à titre de visiteurs avant leur arrivée au Canada.

[3] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu que la décision de la SPR soit déraisonnable, ni que les agissements de l’ancien avocat des demandeurs constituent une violation de leur droit à l’équité procédurale dans leur demande d’asile devant la SPR. Conséquemment, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Contexte

[4] Entre 1998 et 2002, plusieurs membres de la famille de Mme Valderrama ont fait l’objet de violentes persécutions par le groupe paramilitaire Autodefensas Unidas de Colombia [AUC] en raison de leur soutien présumé au groupe colombien armé Ejército de Liberación Nacional. Dans la foulée de ces tristes événements, certains d’entre eux ont été victimes d’assassinat, tandis que d’autres ont obtenu le statut de réfugié au Canada. Par la suite, de 2002 à 2017, la situation est revenue à la normale pour Mme Valderrama et sa famille, et Mme Valderrama a été en mesure de vivre normalement, de suivre des études universitaires et de travailler librement en Colombie durant cette période.

[5] Les demandeurs affirment que leurs problèmes ont refait surface en février 2017, lorsque le frère de Mme Valderrama a été ciblé, en raison du passé de la famille, par un groupe d’extrême droite lors d’une manifestation étudiante contre les inégalités. Il aurait alors été menacé et suivi à deux occasions par des individus de ce groupe. Durant cette période, le frère de Mme Valderrama a également aperçu ces mêmes individus dans une camionnette noire à proximité du domicile familial, à la suite de quoi il n’aurait plus quitté la maison par peur de représailles. Quelques jours plus tard, Mme Valderrama a été interceptée en revenant à la maison, elle aussi par des individus conduisant une camionnette noire, lesquels ont proféré des menaces contre elle et son frère. À la suite de ces incidents, Mme Valderrama, son frère et sa sœur ont déménagé à une nouvelle adresse, et M. Cubas les y a rejoints en avril 2017.

[6] En décembre 2017, deux hommes se sont présentés au domicile des demandeurs à la recherche du frère de Mme Valderrama et de sa famille. Ils ont questionné à ce sujet la sœur de Mme Valderrama, qui avait ouvert la porte, puis proféré des menaces de mort à l’encontre des membres de la famille s’ils n’obtenaient pas l’information voulue. Celle-ci n’a pas répondu aux questions des agents de persécution et a rapidement fermé la porte. Suivant ces événements, les demandeurs ont déménagé à La Paz chez un proche de M. Cubas et y sont restés cachés jusqu’à leur départ pour les États-Unis en mai 2018. En octobre 2018, les demandeurs sont entrés au Canada et ont déposé leur demande d’asile.

III. Décision contestée

[7] La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils faisaient face à une possibilité sérieuse de persécution ou qu’ils seraient exposés, selon la prépondérance des probabilités, à une menace à la vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités partout en Colombie et en particulier dans les PRI proposées, soit les villes de Bogota et de Neiva, ni qu’il serait déraisonnable pour eux de s’y réinstaller.

[8] Spécifiquement, la SPR a déterminé que la preuve au dossier ne lui permettait pas de conclure que les agents de persécution avaient la volonté et la capacité de retrouver les demandeurs advenant leur retour en Colombie. En effet, questionnés sur le type d’information que recherchaient les deux hommes qui s’étaient présentés à leur domicile en décembre 2017, les demandeurs ont répondu qu’ils les avaient entendus poser des questions générales à la sœur de Mme Valderrama. Par exemple, ils lui ont demandé où se trouvaient son frère et les membres de la famille Roca Valderrama, mais sans identifier précisément les demandeurs. La SPR en a conclu, considérant que la sœur de Mme Valderrama n’avait pas répondu à leurs questions et qu’elle avait pu leur fermer la porte au nez sans subir de conséquences par la suite, que cet état de fait démontrait une absence de volonté chez les agents de persécution de mettre leurs menaces à exécution.

[9] De même, la SPR a retenu que le frère de Mme Valderrama avait bel et bien été menacé au téléphone en janvier 2020 par les agents de persécution. Cependant, la SPR était d’avis que les propos de l’interlocuteur ciblaient le frère précisément, et non les demandeurs, et qu’ainsi cet appel n’était pas suffisant pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que les agents de persécution avaient toujours la motivation de retrouver les demandeurs.

[10] Par ailleurs, la SPR a souligné que la ville de La Paz se situe à environ trois cents kilomètres de Barranquilla, alors que Bogota et Neiva se situent à plus de mille kilomètres de celle-ci. La SPR a conclu que, vu l’absence d’incident durant le passage des demandeurs à La Paz, de décembre 2017 à mai 2018, ceux-ci n’avaient pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, pourquoi et comment les agents de persécution les retrouveraient dans les PRI proposées, lesquelles sont beaucoup plus éloignées de Barranquilla.

[11] Concernant les agents de persécution, la SPR a retenu de la preuve documentaire objective que l’AUC, le groupe ayant persécuté la famille de Mme Valderrama entre 1998 et 2002, a fait l’objet d’un démantèlement à partir de 2003, lequel s’est achevé en 2006. Conséquemment, la SPR a conclu que la capacité de l’AUC se trouve grandement réduite en 2021. Elle a également noté que le Clan del Golfo, le groupe paramilitaire ayant essentiellement remplacé l’AUC à partir de 2006, exerce un contrôle et une présence sur la côte pacifique et sur la côte caribéenne du pays, alors que les PRI proposées se trouvent à l’extérieur de ces zones d’influence.

[12] La SPR a également considéré deux articles de journaux produits par les demandeurs sur la question. Le premier visait à démontrer la capacité de l’AUC à retrouver les demandeurs partout au pays grâce aux relations de ce groupe avec les autorités, indiquant qu’une alliance s’était formée entre l’AUC et des membres d’un bataillon d’artillerie de l’armée colombienne. Néanmoins, la SPR a noté que cet article relatait des événements s’étant déroulés de janvier 2002 à juillet 2005, et n’y a donc accordé aucune valeur probante pour déterminer l’état de ces relations en 2021. Quant au second article, lequel indiquait que les défenseurs des droits de la personne et les leaders sociaux sont victimes d’assassinat par les groupes armés en Colombie, la SPR a déterminé que les demandeurs n’avaient pas établi, selon la prépondérance des probabilités, en quoi ces profils particuliers correspondraient aux leurs. Elle n’a donc accordé aucune valeur probante à ce document pour étayer l’allégation des demandeurs selon laquelle ils seraient ciblés advenant un retour en Colombie.

[13] Quant au caractère raisonnable des PRI proposées, lorsque la SPR a demandé aux demandeurs s’il y avait d’autres facteurs, mis à part leur crainte concernant les agents de persécution, qui rendraient leur relocalisation impossible, ceux-ci ont répondu par la négative. Retenant que les demandeurs avaient fait des études universitaires en Colombie et possédaient plusieurs années d’expérience de travail, la SPR a conclu qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs de se relocaliser en Colombie, notamment dans les PRI proposées.

IV. Questions en litige

[14] La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions :

  • a) La décision de la SPR concernant la possibilité de refuge intérieur est-elle déraisonnable?

  • b) Y a-t-il eu un manquement à l’équité procédurale devant la SPR en raison de la faute professionnelle de l’ancien avocat des demandeurs?

V. Norme de contrôle

[15] La norme applicable au contrôle d’une décision de la SPR est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17 [Vavilov]). Le rôle de la Cour est d’examiner le raisonnement suivi par le décideur administratif et le résultat obtenu pour déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles » (Vavilov au para 85).

[16] En ce qui concerne l’équité procédurale, la Cour doit se demander « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54), et non pas si elle était raisonnable ou correcte (Soltani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1135 au para 14).

VI. Analyse

A. La décision de la SPR concernant la possibilité de refuge intérieur est-elle déraisonnable?

[17] Le critère à deux volets relatif à la PRI a été décrit par le juge McHaffie aux paragraphes 8 et 9 de la décision Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799, de la façon suivante :

[8] Pour établir s’il existe une PRI viable, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que (1) le demandeur ne sera pas exposé à la persécution (selon une norme de la « possibilité sérieuse ») ou à un danger ou un risque au titre de l’article 97 (selon une norme du « plus probable que le contraire ») dans la PRI proposée; et (2) en toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur d’asile, les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge : Thirunavukkarasu, aux pages 595 à 597; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643, aux para 10 à 12.

[9] Les deux « volets » du critère doivent être remplis pour appuyer la conclusion qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable. Le seuil du deuxième volet du critère de la PRI est élevé. Il faut « une preuve réelle et concrète de l’existence » de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité des demandeurs tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF), au para 15. […]

[18] Les demandeurs prétendent que la SPR a commis une erreur dans son analyse du premier volet du critère. Ils affirment, d’une part, que la SPR a commis des erreurs dans l’évaluation de la preuve et, d’autre part, que leur ancien avocat n’aurait pas présenté les arguments et souligné les éléments de preuve nécessaires qui auraient permis à la SPR de conclure que les agents de persécution avaient à la fois la capacité et la motivation de les retrouver dans les PRI proposées de Bogota et de Neiva.

[19] Les demandeurs allèguent que les menaces reçues en Colombie ne visaient pas uniquement le frère de Mme Valderrama, mais bien toute sa famille, et qu’ils devront continuer de vivre cachés advenant un retour en Colombie puisque les agents de persécution sont actifs à Bogota et à Neiva, comme l’indiquent clairement les informations contenues dans le cartable national de documentation [CND]. Toutefois, même en faisant abstraction du fait qu’aucune preuve convaincante n’a été présentée pour démontrer que la motivation des agents de persécution s’étendait au-delà de leur désir de mettre le frère de Mme Valderrama hors d’état de nuire en raison de ses revendications sociales, je suis d’avis que les demandeurs me demandent de réévaluer la preuve qui était devant la SPR concernant leurs agents de persécution.

[20] En effet, bien que les demandeurs mettent de l’avant certains éléments du CND qui tendent à étayer leur argument quant à la présence étendue du Clan del Golfo en Colombie, dont dans les régions où sont situées les PRI proposées, ces éléments ne leur sont d’aucun secours s’ils ne contredisent pas directement les conclusions de la SPR quant à l’absence de motivation et de capacité des agents de persécution de les retrouver à Bogota ou à Neiva. En effet, il est bien établi en droit que, si le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau d’établir qu’il craint avec raison d’être persécuté ou exposé à un risque personnalisé, il est inutile de se demander si les conditions dans le pays peuvent étayer sa revendication. Ainsi, les demandeurs ne peuvent uniquement s’en remettre à des éléments de preuve sur la situation en Colombie pour étayer leur demande d’asile, sans établir de lien direct probant avec leur situation et démontrer en quoi ces problèmes les toucheront, eux, personnellement (Sharawi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 74 aux para 28-31).

[21] À l’audience, l’avocate des demandeurs a prétendu qu’il était impossible que les éléments de preuve concernant le Clan del Golfo, contenus aux onglets 7.2 et 7.15 du CND, aient été portés à l’attention de la SPR par l’ancien avocat puisque, si tel avait été le cas, il est clair que la SPR en serait venue à la conclusion inverse. Toutefois, la transcription de l’audience révèle que la SPR a elle-même renvoyé aux onglets 1.2 et 7.2 pour questionner les demandeurs sur la présence des agents de persécution dans les PRI proposées et sur les mesures prises actuellement par l’État colombien à l’encontre du Clan del Golfo. Qui plus est, ces éléments ont été directement mentionnés par leur ancien avocat dans sa plaidoirie. S’il a reconnu la véracité des informations relevées par la SPR dans le CND, dont la présence dominante du Clan del Golfo sur la côte pacifique et les sanctions de l’État à l’égard des groupes paramilitaires, l’ancien avocat a également fait valoir auprès de la SPR que des nuances s’imposaient à cet égard. Il a ainsi affirmé que, malgré l’existence de ces sanctions, les actes de persécution commis par les groupes paramilitaires contre des individus jugés dérangeants demeuraient courants en Colombie et que le Clan del Golfo était en fin de compte actif dans tout le pays.

[22] Je considère que ces échanges contredisent directement les prétentions des demandeurs, puisqu’il en ressort que leur ancien avocat a clairement porté à l’attention de la SPR les informations du CND qu’on lui reproche de ne pas avoir mentionné. Qui plus est, faut-il le rappeler, le tribunal est présumé avoir considéré l’ensemble des informations contenues dans le CND, et le choix qui lui revient de fonder sa décision sur certains éléments plutôt que d’autres, même lorsque ceux-ci comportent à la fois des renseignements favorables et défavorables, est au centre de sa compétence et doit, à moins d’une erreur évidente, faire l’objet d’une grande déférence de la part de la cour de révision (Aytac c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 560 au para 35).

[23] En tout état de cause, les prétentions des demandeurs ne se trouvent pas dans l’« Avis de pratique à l’ancien conseil » daté du 17 mars 2022 et transmis à leur ancien avocat pour qu’ils puissent invoquer ses manquements devant la Cour. Seules y figurent les questions de l’enfant malade et celle de la procédure d’appel. Or, pour être validement invoqués dans une demande en contrôle judiciaire, les manquements de l’ancien avocat doivent avoir été préalablement portés à sa connaissance, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[24] Pour tous ces motifs, je considère que l’argument des demandeurs est sans fondement. Les demandeurs ne m’ont pas convaincu que la SPR n’avait pas devant elle tous les éléments factuels nécessaires à une prise de décision raisonnable, ni qu’elle a mal évalué la capacité et la motivation des agents de persécution de retrouver les demandeurs dans les PRI proposées de Bogota et de Neiva. De plus, je n’ai pas été convaincu qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure que les rares interactions des demandeurs avec leurs agents de persécution et l’absence de toutes représailles à leur encontre ne démontraient pas, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs correspondaient au type de personnes qui seraient ciblées par les agents de persécution.

[25] En ce qui concerne le deuxième volet du critère de la PRI, je souscris aux observations du juge Zinn dans la décision Atta Fosu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1135 au paragraphe 15, selon lesquelles il ne serait pas raisonnable que les demandeurs vivent cachés dans la PRI. À ce compte, il est clair que le fait pour les demandeurs de vivre dans la clandestinité militerait contre la raisonnabilité des PRI. Cependant, comme je n’ai pas trouvé d’erreur susceptible de contrôle dans la conclusion de la SPR selon laquelle les agents de persécution n’ont pas la motivation ni la capacité de suivre les demandeurs à Bogota ou à Neiva, il en découle qu’une fois sur place, ils n’auraient pas à vivre cachés, contrairement à ce qu’ils affirment devant moi.

B. Y a-t-il eu un manquement à l’équité procédurale devant la SPR en raison de la faute professionnelle de l’ancien avocat des demandeurs?

[26] Les demandeurs prétendent avoir été empêchés de présenter à la SPR un élément clé de leur situation, soit la condition médicale précaire de leur enfant, citoyenne canadienne, toujours en raison des conseils que leur ancien avocat a donnés lors de la préparation de leur demande et des instructions qu’il a données en prévision de l’audience. Ils auraient ainsi été privés du droit de faire valoir cet élément, qu’ils jugent déterminant, pour l’analyse du second volet du critère. Ce manquement de leur ancien avocat, combiné aux procédures inutilement intentées par celui-ci afin d’appeler de la décision de la SPR devant la SAR, démontrerait l’incompétence de ce dernier et équivaudrait à un manquement aux droits procéduraux des demandeurs, ce qui justifierait une nouvelle audition de leur demande.

[27] Les critères permettant de démontrer l’incompétence d’un ancien avocat ont été formulés ainsi par le juge Diner dans la décision Rendon Segovia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 99 [Rendon Segovia] :

[22] La Cour a déclaré que dans les poursuites intentées en vertu de la Loi, l’incompétence d’un conseil ne constituera une atteinte à la justice naturelle que dans des « circonstances extraordinaires » (Memari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1196, au par. 36 [Memari]). Pour démontrer que cette incompétence a entraîné une atteinte à l’équité procédurale, les demandeurs doivent établir chacun des trois volets du critère, à savoir que : i) les omissions ou les actes de l’ancien conseil constituaient de l’incompétence; ii) il y a eu déni de justice, en ce sens que, n’eût été la conduite alléguée, il existe une probabilité raisonnable que le résultat ait été différent; et iii) le représentant a bénéficié d’une possibilité raisonnable de répondre aux allégations (Guadron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1092, au par. 11 [Guadron]). Cependant, il existe au départ une forte présomption que la conduite du conseil se situait à l’intérieur du large éventail de l’assistance professionnelle raisonnable (R. c G.D.B., 2000 CSC 22, aux par. 26 et 27 [GDB]).

[Je souligne.]

[28] Tout d’abord, il convient de préciser que l’erreur commise par leur ancien avocat en entamant inutilement les procédures d’appel est, en fin de compte, sans conséquence juridique pour les demandeurs, puisque ceux-ci n’avaient tout simplement pas légalement le droit d’interjeter appel devant la SAR, conformément à l’alinéa 110(2)d) de la Loi. Certes, il est regrettable que leur ancien avocat, au moment où les demandeurs lui ont fait savoir qu’ils voulaient changer d’avocat, ait refusé de leur remettre une copie du dossier sous prétexte qu’il avait des honoraires en souffrance pour l’avis d’appel qu’il avait déposé. À cet égard, les demandeurs ne sont pas sans recours et pourraient, s’ils le veulent, déposer une plainte en déontologie ou en responsabilité professionnelle. Cependant, l’erreur de leur ancien avocat ne peut constituer une circonstance extraordinaire de nature à constituer un manquement à la justice naturelle, puisqu’il n’existe aucune probabilité raisonnable que le résultat de la décision de la SPR ait été différent n’eût été de cette erreur.

[29] Maintenant, concernant l’approche choisie par leur ancien avocat de ne pas faire valoir l’état de santé de l’enfant des demandeurs devant la SPR lors de l’évaluation du deuxième volet du critère de la PRI, il ressort effectivement de la preuve au dossier que les demandeurs n’ont fait aucune observation à ce sujet. Pour les fins de la présente demande, il convient de préciser que la fille des demandeurs souffre d’une maladie dont la sévérité nécessite un suivi médical étroit et une prise de médicaments quotidienne. Sans prévention ou traitements réguliers, elle risque de subir des conséquences pouvant avoir un grave impact sur sa santé et sur sa vie.

[30] Toutefois, même si je devais conclure qu’il s’agissait d’une erreur de la part de leur ancien avocat, je dois également être convaincu que cette erreur est déterminante. Le défendeur en l’espèce, le procureur général du Canada [PGC], fait valoir que la barre est haute en ce qui concerne le fardeau des demandeurs de démontrer le caractère déterminant de cette erreur. En effet, il soutient que les demandeurs doivent convaincre la Cour que la présentation de la condition médicale de leur enfant aurait à elle seule fait basculer en leur faveur l’évaluation de la SPR concernant le second volet du critère, qui est lui aussi rigoureux, comme l’a reconnu la jurisprudence (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF) au para 15).

[31] Les demandeurs affirment que l’état de santé de leur fille est un facteur qui peut être pris en considération dans l’évaluation d’une PRI viable, citant les décisions Rendon Segovia au paragraphe 20 et Guadron au paragraphe 18. En vertu de ces mêmes décisions, ils soutiennent que le défaut de présenter des éléments de preuve médicale cruciaux constitue le type de circonstances qui contribue à démontrer l’incompétence. Pour sa part, le PGC souligne que l’enfant des demandeurs est citoyenne canadienne, née au Canada, et qu’elle n’est pas partie à leur demande d’asile. Il allègue que, dans le contexte du deuxième volet du critère de la PRI, l’évaluation du risque concerne uniquement le risque auquel sont exposés les demandeurs eux-mêmes, et qu’il ne peut être tenu compte de l’impact potentiel sur leur fille advenant un retour en Colombie.

[32] Je constate que les décisions Rendon Segovia et Guadron sont d’un bien maigre secours aux arguments des demandeurs. Dans la décision Rendon Segovia, l’absence de preuve médicale n’était qu’un élément parmi de nombreuses fautes commises par l’ancienne avocate, et les préjudices qui en découlaient avaient été jugés par la Cour comme étant cumulativement exceptionnels au point de constituer une représentation déraisonnable ou inadéquate. Dans la décision Guadron, l’affaire concernait une demande pour des motifs d’ordre humanitaire, et non une demande centrée sur l’existence d’une PRI viable. Dans les deux décisions, la preuve médicale concernait l’un des demandeurs, et non un proche de ceux-ci. À l’audience, l’avocate des demandeurs a admis qu’elle n’avait trouvé aucune décision appuyant directement la proposition selon laquelle l’état de santé de l’enfant mineur d’un demandeur qui n’est pas partie au litige est un facteur déterminant dans l’évaluation de la viabilité d’une PRI qui peut, s’il n’est pas présenté au décideur administratif, contribuer à démontrer l’incompétence d’un ancien avocat au dossier.

[33] Maintenant, sur la question importante qui consiste à départager l’évaluation de l’existence d’une PRI viable et celle du bien-fondé d’une demande pour des motifs d’ordre humanitaire, il convient de rappeler les observations du juge Gascon dans la décision Deb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1069 :

[21] En outre, les préoccupations des demandeurs concernant leur déplacement et leur réinstallation, l’absence de membres de leur famille dans la partie du pays où il existe une PRI et les motifs d’ordre humanitaire n’équivalent pas à des conditions qui mettraient en danger la vie et la sécurité d’une personne (Ranganathan, au paragraphe 15; Thirunavukkarasu, au paragraphe 14). Ces éléments, qu’ils soient considérés seuls ou avec d’autres facteurs, ne peuvent qu’équivaloir à un risque de persécution s’ils établissent que la vie ou la sécurité du demandeur serait en danger. Par conséquent, la SAR a eu raison de ne pas considérer comme des facteurs suffisants le fait qu’aucun membre de la famille des demandeurs n’habite à Dhaka, le fait que de prendre soin de leur fils handicapé serait plus difficile et le fait que le revenu familial pourrait diminuer substantiellement en raison de leur réinstallation dans la partie du pays où il existe une PRI.

[Je souligne.]

[34] Il apparaît pertinent à ce stade de préciser que l’ancien avocat avait basé ses instructions aux demandeurs sur la prémisse que leur situation d’emploi et la santé de leur enfant n’étaient pas pertinentes à l’étape de leur demande devant la SPR et que, si celle-ci était rejetée, d’autres options s’offraient à eux. Bien que les demandeurs n’aient pas précisé devant moi la nature de ces options et que je n’aie pas la version de leur ancien avocat à ce sujet, celui-ci n’ayant pas répondu à l’avis de pratique transmis par les demandeurs, il est tout à fait probable que ce dernier renvoyait effectivement à la possibilité pour les demandeurs de déposer une demande fondée sur des motifs humanitaires advenant le rejet de leur demande par la SPR. En effet, il serait alors possible pour les demandeurs de faire valoir l’état de santé de leur enfant dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant, un aspect central dans ce type de demandes. À mon avis, cette constatation ne peut que fragiliser encore plus l’argument des demandeurs quant à l’incompétence de leur ancien avocat.

[35] Globalement, je suis convaincu que l’état de santé de l’enfant mineure n’aurait de pertinence dans l’évaluation du deuxième volet du critère que si les demandeurs devaient, pour éviter leurs agents de persécution, se faire discrets dans les PRI proposées, tout en étant contraints de sortir au grand jour pour assurer à leur fille les soins requis. Or, ayant déjà déterminé que l’évaluation des PRI faite par la SPR était raisonnable, je ne peux conclure que les demandeurs seraient exposés à un danger pour la vie et la sécurité en raison de leur obligation de s’occuper de leur enfant malade. Conséquemment, je suis d’avis que le défaut de présenter la preuve médicale concernant l’état de santé de l’enfant n’était pas déterminant quant à l’issue de la décision de la SPR.

[36] Cela dit, je ne peux que sympathiser avec les demandeurs, puisqu’il m’apparaît pour le moins étrange que l’état de santé de leur fille eût été pertinent si cette dernière était née en Colombie, puisqu’elle aurait alors pu être partie à la demande d’asile, mais qu’étant citoyenne canadienne, sa maladie ne peut être prise en compte. Quoi qu’il en soit, et comme le souligne le PGC, la porte n’est pas fermée pour les demandeurs, qui pourront présenter une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, dans laquelle l’impact d’un éventuel retour en Colombie sur leur fille sera évalué à travers le prisme de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[37] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les demandeurs ne sont pas parvenus à démontrer que la décision de la SPR concernant l’existence de PRI dans les villes de Bogota et de Neiva était déraisonnable, ni que la conduite de Me Caza constituait de l’incompétence équivalant à un manquement aux principes de justice naturelle. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée dans son entièreté.

VII. Conclusion

[38] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 


JUGEMENT au dossier IMM-1479-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1479-22

 

INTITULÉ :

CARLOS MARIO CASTELLAR CUBAS, LAURA MARCELA ROCA VALDERRAMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 décembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 mars 2023

 

COMPARUTIONS :

Me Ana Mercedes Henriquez

Pour leS demandeurS

Me Evan Liosis

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Henriquez Avocats Inc.

Montréal (Québec)

 

Pour leS demandeurS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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